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Se méfier d’un système médiatique qui favoriserait des discours clivants

Les médias doivent trouver un juste milieu entre l’exposition des conflits – inhérents à la société – et la diffusion de propos polémiques qui nuisent au débat démocratique, fondé sur l’échange et le dialogue. Parmi les solutions : prendre le temps du débat, créer des espaces adéquats… mais aussi peut-être entamer une réflexion sur le fonctionnement démocratique belge, en s’inspirant notamment d’expériences étrangères.

Cet entretien a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

En tant que journaliste, comment voyez-vous votre rôle dans le débat public ?

ARNAUD RUYSSEN : Je pense qu’il y a un enjeu essentiel de décryptage d’un monde vraiment complexe : si on veut donner aux citoyens des outils pour pouvoir penser, ils doivent pouvoir en comprendre les enjeux. Je cite ce rôle du journaliste en premier car c’est ce que je préfère dans mon travail, c’est même un plaisir : comment est-ce qu’on peut, en prenant du temps, rendre accessibles des sujets complexes ? Par exemple, le mécanisme de subsides pour compenser la fermeture d’une centrale nucléaire est un sujet éminemment technique, mais si on ne le comprend pas, je crois qu’on passe à côté d’un enjeu essentiel de la problématique énergétique, et qu’à ce titre, il vaut la peine de la rendre accessible. Un autre rôle essentiel du journalisme demeure l’enquête, c’est-à-dire aller relever ce qui dysfonctionne quand, par exemple, des élus ne sont pas à la hauteur, mais aussi le poids de certains acteurs dans nos démocraties, que ce soient les multinationales, les groupes de pression, etc. On doit pouvoir montrer ce qu’il se passe derrière la scène, dévoiler les lieux de pouvoir.

Enfin, un terreau majeur du journalisme, et des médias de manière générale, consiste à créer du débat, à assurer la discussion publique – y compris en allant chercher des opinions différentes –, à requestionner sans cesse ce qui peut paraître des évidences. Et je pense qu’on a tenu ce rôle, que ce soit pendant la pandémie, ou sur d’autres sujets qu’on a eu à traiter ces dernières années. Certes, il faut parfois un peu de temps avant de donner la parole à des voix un peu discordantes. Par contre, je ne pense pas qu’on doit relayer tout et n’importe quoi juste pour dire de faire du débat, mais avoir cette curiosité intellectuelle de penser contre nous-mêmes, de questionner nos prismes, c’est essentiel. Donc, si je devais résumer en trois points : décrypter, enquêter et créer du débat.

Pour créer du débat justement, quels sont les cadres et règles que vous mettez en place en tant que journaliste ? On ne débat pas de la même manière selon les participant·es et espaces. Comment procédez-vous ?

ARNAUD RUYSSEN : D’abord, je commence par identifier « ce qui fait débat » – c’était d’ailleurs le nom de l’émission radiophonique « CQFD ». Beaucoup de questions sont posées par l’actualité, il est important de bien identifier : quelle est la question de société qui se pose et sous quel angle elle se présente. Ensuite, il faut identifier les personnes-ressources qui pourraient participer à ce débat, des personnes qui ont des opinions différentes et l’enrichiront. J’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas forcément toujours opposer caricaturalement un « pour » et un « contre ». J’ai souvent constaté que les meilleurs débats ont lieu quand les positionnements des intervenants ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Par exemple, organiser un débat sur une problématique sociale entre la gauche et la droite – patrons contre syndicats par exemple –, certes c’est important, et on doit le faire, mais le résultat est très convenu : on connaît à l’avance les positions respectives, il y a des postures préalables et chacun doit défendre son camp. À l’inverse, un débat avec des personnes qui ne sont a priori pas très éloignées idéologiquement mais ont des points de vue un peu différents sur les sujets apporte plus à la réflexion générale.

Un exemple concret : à droite, sur la question du libéralisme, je me souviens avoir réalisé un débat assez passionnant avec un philosophe libéral et un représentant du MR pour déterminer si la politique du gouvernement Michel était vraiment une politique libérale, ou pas. Il faut bien sûr continuer à organiser également des débats qui opposent des grands courants de pensée, mais je trouve que parfois, c’est à l’intérieur d’un courant de pensée qu’on peut trouver des nuances et avoir des débats plus intéressants. Enfin, un ingrédient important qui manque souvent, c’est de disposer de temps parce que, pour faire un bon débat, il faut que les participants aient le temps de s’exprimer. D’expérience, durant un débat de 25 minutes, les 10-12 premières minutes servent à ce que chacun puisse exposer son point de vue, et ce n’est qu’après que les intervenants commencent seulement à se parler et à entrer dans l’échange, ce qui est quand même le moment le plus intéressant.

Quelles sont les contraintes auxquelles sont confrontés les journalistes pour produire une information de qualité et ainsi remplir leur triple rôle de décryptage, d’enquête et de création de débat, pour reprendre vos termes ? La question des modes de financement de la presse et de ses acteurs et actrices se pose particulièrement, quel est son impact sur la pratique ?

ARNAUD RUYSSEN : La presse est en crise économique depuis un long moment, et ce pour plusieurs raisons. Je parle de la presse au sens large, même un service public qui échappe en partie à ce constat en raison du subventionnement public est influencé par ce contexte général. Aujourd’hui, les médias sont obligés de courir presque tous les lièvres à la fois, ils doivent en faire plus qu’avant mais avec souvent moins de moyens. S’il fallait résumer en une phrase, ce serait ça : « plus qu’avant, avec moins de moyens ». Plus qu’avant, pourquoi ? Parce qu’à la RTBF par exemple, avant on ne faisait que de la radio, ou de la télévision ; aujourd’hui, il faut aussi faire du web et le web, c’est non seulement un site avec des articles, mais c’est aussi être présent sur les réseaux sociaux, qui ont chacun leurs codes, ce qui nécessite des publications spécifiques pour Facebook, pour Instagram, Twitter, Tik-Tok, Twitch, ou encore Snapchat[1. Facebook et Twitter sont adaptés pour des publications écrites, dans un format long pour le premier, et (très) court pour le second ; Instagram se concentre sur l’édition de photos ; Tik-Tok et Snapchat sont des applications de partage de photos et de vidéos ; Twich, enfin, permet la diffusion de vidéos en direct.]. Il faudrait maintenant mettre une équipe sur chaque réseau social. Et pourtant, dans le même temps, il y a 600 000 personnes qui regardent le journal télévisé du soir, et une partie de la population nous écoute encore en radio. On ne peut pas non plus désinvestir ces médias historiques, on est donc obligé d’en faire plus pour toucher tous les publics.

Et par ailleurs, on a des moyens globaux qui se réduisent, notamment parce que l’émergence de ces nouvelles plateformes de réseaux sociaux captent une bonne partie des revenus publicitaires qui, auparavant, venaient dans les caisses des médias. Alors, que font les rédactions ? La plupart du temps, elles vont essayer d’augmenter la productivité, ce qui finit souvent par jouer sur le travail journalistique lui-même. Passer du temps à investir dans plein de formats différents réduit évidemment le temps ou les effectifs sur le fond des dossiers. Les médias sont donc obligés de faire des choix, ils couvriront parfois certains dossiers en mettant les moyens pour investiguer, mais globalement, j’ai l’impression qu’on a un problème dans la manière dont la presse est financée[2. Sur l’indépendance financière de la presse, voir l’article de Thibault Scohier dans ce numéro].

Au-delà de cette question, il y a un risque avec les réseaux sociaux de vouloir tordre notre information, pour rentrer dans les codes de ces médias sociaux. De sélectionner certains sujets parce qu’ils sont plus clivants, de mobiliser les émotions parce que les algorithmes favorisent la diffusion de ce genre de publications. Il y a quand même un risque aujourd’hui de faire des choix de fond en fonction des algorithmes. Il faut plutôt se méfier d’un système médiatique aujourd’hui qui favoriserait, pour des raisons de courses aux clics et à l’audience, des discours clivants, des discours populistes qui peuvent menacer à un moment donné la démocratie et sa capacité d’encore faire société.

Vous avez réalisé le podcast « Démocratie en question(s) » pour la RTBF qui a présenté une forme d’état du débat sur la question démocratique. Sur cette base et votre expérience au sein de l’émission « CQFD », quel est l’état du débat en Belgique et quelles pistes sont envisageables ?

ARNAUD RUYSSEN : Une des caractéristiques de l’espace public aujourd’hui, et avec les réseaux sociaux en particulier, c’est qu’il est en surchauffe, fiévreux en permanence. Quand on regarde la façon dont les débats se déroulent aujourd’hui, d’un côté c’est très clivé, avec des échanges qui montent très vite dans les tours, il y a beaucoup d’émotions. D’un autre côté, on est face à des sujets d’actualité qui prennent toute la place et puis se dégonflent tout aussi vite, avant d’être remplacés par un autre sujet émergent. Dans ce cadre, une conversation un peu approfondie, posée, devient difficile. Toutefois, toute la responsabilité ne pèse pas que sur les médias eux-mêmes. Un monde de plus en plus complexe avec la mondialisation, une logique de « bulles » de plus en plus difficile à percer sur les réseaux sociaux. Imaginons que votre voisin s’informe par des médias alternatifs et ne voit plus jamais passer un sujet de la RTBF dont vous prenez connaissance par exemple, je trouve que c’est assez inquiétant parce qu’on ne voit plus forcément les mêmes choses : plus on se replie chez soi, en télétravail notamment, plus on retire des moments de rencontres physiques où des gens différents se croisent. Et là, l’école a un rôle majeur à jouer car c’est encore un endroit où des personnes d’origines différentes passent du temps ensemble, sont obligés de se rencontrer, de se parler. Il faut pouvoir se servir de ce moment de la scolarité obligatoire pour fournir des outils afin d’évoluer dans une société commune et démocratique[3. Sur le rôle de l’école dans le débat public, voir l’interview de Bruno Derbaix dans ce numéro.].

Les médias ne pourraient-ils pas contribuer à renouveler cet espace de rencontre entre des visions et intérêts qui peuvent être contradictoires ?

ARNAUD RUYSSEN : Sans doute, mais c’est tellement compliqué. Il faudrait investir dans des médias qui essayent au maximum de maintenir une forme d’espace public, avec des journalistes dans leur rôle, notamment sur la question de la vérification des faits, des médias qui créent encore des espaces de vraies rencontres, de débats approfondis où on peut entendre un politique développer sa vision, et puis en entendre un autre croiser la sienne. C’est plus nécessaire que jamais car il va bien falloir à un moment donné qu’on trouve ensemble les solutions, vu l’ampleur des défis qui s’annoncent. Et ici, les médias ont un rôle crucial à jouer. Pour réaliser ce type de débat, il faut offrir suffisamment d’espace serein avec du temps pour qu’on puisse aborder ce qui est complexe, décortiquer les enjeux de fond et les aspects techniques pour pouvoir poser en toute connaissance de cause un vrai choix de société.

Pour ce qui est des politiques eux-mêmes, je vois bien les éléments de démocratie participative qui s’annoncent, cela ne peut pas faire de tort. Mais je ne pense pas que ce sera la solution, en soi. Dans la première saison de « Démocratie en question(s) », nous avons interrogé, sur le terrain, la logique de la démocratie directe suisse qui amène des idées intéressantes. Sans être la solution miracle, c’est ce que j’ai vu de plus convaincant. La nécessité de devoir retourner vers le citoyen y est permanente. En Belgique, il peut encore y avoir un côté factice, ou alors une démocratie participative avec des gens qui ont envie de s’impliquer dans les processus, mais il s’agit là d’une part assez réduite de la population. Dans une logique de démocratie directe, le monde politique sait qu’à tout moment une loi votée peut être recalée par un référendum citoyen, ou qu’à un moment donné, s’il n’y a pas de législation sur un sujet considéré comme un enjeu par la population, une initiative populaire fédérale en vue d’appeler à une modification de la Constitution suisse est possible. Et on remarque que le degré de confiance de la population suisse envers ses politiques est très élevé, que la gestion de la crise sanitaire a par exemple suscité moins de vagues parce qu’à un moment, elle a été tout simplement questionnée, il y a eu un vote populaire. Le fait de devoir se prononcer tous les trois ou quatre mois sur des enjeux de fond mobilise les citoyens et politiques
à dépasser les simples postures et à développer la culture démocratique : savoir d’avance que vous serez amenés à donner votre avis par référendum tous les trimestres vous oblige à vous intéresser aux sujets de débats. De leur côté, les médias sont eux aussi obligés de proposer des débats, y compris sur des sujets qu’ils n’auraient pas choisis eux-mêmes, mais qui s’imposent sur la place publique. Parce que si on veut que les gens s’intéressent à la politique, il faut qu’ils aient une prise, une capacité d’action et d’impact sur les enjeux. Dans ce cas, ils ne peuvent alors pas juste voter tous les 5 ans et s’en détacher entre deux législatures, forcément ils vont avoir envie de s’intéresser et de participer aux débats publics, il y a un cercle vertueux qui se crée.

Cependant, la démocratie suisse n’est pas exempte de défauts, elle est très lente, assez conservatrice et ne met pas en place de règles de financement public des partis politiques mais en tout cas, ce modèle fait réfléchir.

Vous avez parlé d’« espace de débat serein», un espace où les gens se sentent en confiance, peuvent être dans l’échange et dans la rencontre, même quand les arguments sont totalement opposés. Pourtant, les débats politiques continuent de s’exprimer sous le prisme du conflit, avec un appel à ne pas dépassionnaliser le débat.

ARNAUD RUYSSEN : Dans ma vision, ce n’est pas antinomique. Peut-être que serein n’est pas le bon mot, mais je dirais qu’on a besoin d’un vrai espace d’écoute, où des clashs politiques sont possibles, ils sont d’ailleurs très sains, c’est même nécessaire. Il y a des violences dans la société et elles doivent pouvoir s’exprimer et être reconnues. Il ne s’agit pas d’entrer dans une logique selon laquelle de la discussion naîtrait toujours naturellement un consensus, non, il y a des débats qui resteront impossibles à trancher, et pour lesquels, à un moment donné, un vote devra être exprimé et refléter le choix de la majorité. Mais par contre, je pense qu’il faut quand même de vrais espaces de dialogue, parce qu’aujourd’hui, même pour s’engueuler, il n’y en a plus tant que ça… Exemple : Raoul Hedebouw va publier une vidéo de sa prise de parole à la Chambre mais les personnes qui verront cette vidéo n’auront pas connaissance des réponses qui lui ont été apportées dans le cadre du débat parlementaire. Et inversement avec les autres partis. Exprimer le conflit, une divergence avec virulence, certes, encore faudrait-il que les citoyens puissent entendre les deux parties en conflit. C’est ce que j’entends par dialogue, qui peut être tendu, mais au moins on se parle et on échange les arguments au sein d’un espace déterminé.

Propos recueillis par Vaïa Demertzis le 11 mars 2022 et retranscrits par Jérémie Detober et Camille Wernaers.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; une installation de podcast, prise par Patrick Breitenbach en 2008.)