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Se mobiliser dans le dédale institutionnel belge

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4858417167_2e956dc52b_b © Matt Buck
En Belgique, vu la nature de l’État (fédéral), le milieu associatif est quasi exclusivement structuré sur une base linguistique. Conséquences possibles : si une association ne trouve pas d’aide auprès d’un pouvoir subsidiant, elle peut en trouver auprès d’un autre (aspect positif), mais les frais de fonctionnement (élevés) et les inégalités de traitement d’un côté à l’autre de la frontière linguistique sont une réalité (aspects négatifs).
Cet article a paru dans le n°89 de Politique (mars 2015).

Le 25 novembre 2013, à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, les deux organisations coupoles belges du mouvement féministe, le Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB) et le Nederlandstalige vrouwenraad (NVR), ont organisé une chaîne de femmes vêtues en blanc de la Gare centrale au Palais de justice, à Bruxelles, afin d’attirer l’attention sur les nombreux faits de violence liés au genre annuellement commis en Belgique. D’une façon similaire, chaque année au printemps, la Belgian Pride se déplace au centre de Bruxelles, organisée par les différentes associations coupoles de mouvements lesbigays, francophones et néerlandophones.

Les deux exemples démontrent une caractéristique intéressante du paysage associatif belge : chaque mouvement social, qu’il soit féministe, de défense de minorités sexuelles, syndical (dans une certaine mesure) ou représentant un autre groupe social, se structure par groupe linguistique, en l’occurrence francophone ou néerlandophone. Cette caractéristique nous est tellement familière que nous avons tendance à ne pas la mettre en question. La doublure linguistique de nos mouvements sociaux est liée à l’évolution de l’État belge vers une fédération, plus particulièrement une ethnofédération, dont les entités fédérées ne sont pas simplement des territoires avec des pouvoirs administratifs et/ou politiques ; ils sont le creuset et le reflet d’identités ethniques, culturelles et/ou linguistiques[1.J. Erk, L. Anderson, « The Paradox of Federalism: Does Self-Rule Accomodate or Exacerbate Ethnic Divisions? », Regional and Federal Studies, vol. 19, n°2, pp. 191-202.].

Cependant, même lorsque ces identités sont clairement dominantes sur le plan politique dans les ethnofédérations, elles ne sont jamais la seule identité sociale. Mais il faut reconnaître que des identités sociales comme celles basées sur le genre et l’identité sexuelle, et, corollairement, les organisations et mouvements qui défendent leurs causes sont organisés d’après la logique et l’architecture de l’État ethnofédéral. Pourtant, ces mouvements sociaux défendent au fond des intérêts qui sont les mêmes des deux côtés de la frontière linguistique. De la violence à l’égard des femmes ou des lesbigays à l’écart salarial ou aux difficultés d’adoption pour les couples homosexuels, la problématique ne se dessine pas d’une façon intrinsèquement différente en Flandre, en Wallonie ou à Bruxelles.

Les contraintes d’une ethnofédération

Diverses études féministes sur le fédéralisme ont montré qu’une architecture étatique fédérale peut créer des inégalités avec les femmes vivant dans les entités fédérées plus pauvres et/ou conservatrices, et donc moins sensibles aux revendications de politiques sociales dont dépendent majoritairement les femmes. Aussi, le fédéralisme accroît les frais de fonctionnement des mouvements féministes (ou lesbigays) luttant pour la défense de leurs intérêts dans l’ensemble de la fédération car il faut s’adresser à de multiples instances politiques. D’un autre côté, la multiplicité d’instances politiques peut aussi être un plus car elle ouvre des possibilités pour contourner un niveau politique non réceptif aux demandes[2.M. Haussman, M. Sawer, J. Vickers, Federalism, Feminism and Multilevel Governance, Aldershot, Ashgate, 2010 ; M. Smith, Political Institution and Lesbian and Gay Rights in the United States and Canada, New York, Routledge, 2008 ; J. Vickers, L. Chappell, P. Meier (ed.), « Special Issue on Gendering Federalism », Publius: The Journal of Federalism, vol. 43, n°1, 2013, pp. 1-150.].

Ces études n’analysent toutefois pas le cas spécifique des ethnofédérations. Et la littérature sur les ethnofédérations ne se concentre que sur les groupes sociaux qui dominent ces structures. Pourtant, hormis les cas où les identités sociales sont entrelacées avec les projets nationalistes, l’importance du territoire et les conflits à propos de la division des pouvoirs peuvent faire passer au deuxième plan les intérêts, tels ceux des femmes, qui ne sont pas a priori organisés au niveau territorial[3.J. Vickers, « Why Should Women Care about Federalism? », in D. Brown, J. Hiebert (ed.), Canada: The State of the Federation, Kingston, Queen’s University, 1994.]. Les revendications de ces derniers peuvent même être perçues comme contradictoires par rapport à l’attente qui veut que tous les membres du groupe soient collectivement et équitablement engagés vis-à-vis de leur culture[4.D. Béland, A. Lecours, Nationalism and Social Policy. The Politics of Territorial Solidarity, Oxford, OUP, 2008.].

Étant donné la montée en puissance des ethnofédérations, ou au moins des revendications dans ce sens, il est pertinent de se pencher sur la question suivante : comment des identités sociales qui ne fondent pas ces fédérations formulent-elles des demandes et naviguent-elles au sein d’un tel labyrinthe ? Prenons l’exemple de la Belgique, et plus particulièrement celui des mouvements lesbigays ou de femmes.

Rien ne laisse supposer qu’une discrimination, une inégalité ou un autre problème vécu par ces groupes soit intrinsèquement lié à une identité linguistique. Ces vécus ont à voir avec le milieu géographique ou social dans lequel ils se manifestent, le patriarcat, le manque d’acceptation de l’homosexualité, la crise économique, et bien d’autres facteurs, mais pas avec le milieu linguistique. Les deux identités sociales – de genre et de sexualité – se situent a priori sur un autre clivage sociopolitique que les questions communautaires, même s’il peut y avoir des intersections. Pourtant, les organisations et mouvements qui défendent la cause des groupes sociaux qu’ils représentent opèrent en grande partie dans une structure qui les relie a priori à une identité linguistique.

Uni – ou bilingue : un choix difficilement évitable

Les mouvements féministes et lesbigays belges peuvent s’adresser aux différents niveaux étatiques de la fédération belge pour leurs demandes. La promotion de l’égalité des chances n’est – à ce jour – pas exclusivement attribuée à un niveau de pouvoir particulier. Dès lors, les thématiques au centre de l’activité des mouvements féministes et lesbigays touchent aussi bien à des compétences fédérales qu’à celles relevant des Régions ou des Communautés. La plupart des mouvements sont actifs à ces différents niveaux et y interpellent les ministres chargés de compétences en rapport avec leurs demandes, telles que l’Emploi, l’Enseignement, la Justice ou l’Intérieur.

Tant que les organisations féministes et lesbigays opèrent dans une seule entité fédérée, les choses sont simples. Dans le cas de la Flandre en particulier, il est même confortable pour les organisations de ces mouvements d’adopter une position flamande exclusive car la Flandre est jusqu’à présent l’entité politique qui investit le plus dans les mouvements féministes et lesbigays.

Néanmoins, l’accès au niveau politique recherché peut s’avérer difficile dans certains cas. Outre la couleur politique, l’appartenance à un autre régime linguistique du ministre ou de personnes clés de son entourage ou du Parlement peut rendre l’accès plus difficile, les réseaux étant en bonne partie mono-communautaires. Ce facteur joue au niveau fédéral, mais aussi à Bruxelles. Si, par exemple, un mouvement flamand de femmes s’adresse à l’Autorité fédérale pour porter une revendication, il vaut mieux qu’il coopère avec un partenaire francophone. Mais l’absence de coupole fédérale dans les mouvements féministes et lesbigays, qui faciliterait le consensus dans le cadre d’actions fédérales, impose souvent une charge supplémentaire sur les épaules des organisations entamant une action commune, telles la Belgian Pride ou la Marche mondiale des femmes. Mais ce partenariat peut ne pas être évident, à cause de divergences au niveau des programmes. Même si les problèmes sont intrinsèquement les mêmes des deux côtés de la frontière linguistique, les revendications mises en avant ne sont pas toujours les mêmes, notamment suite aux susceptibilités des interlocuteurs politiques et instances de subsides de chaque côté de la frontière linguistique.

Au niveau subnational, les gouvernements attendent aussi que les organisations mettent l’accent sur le groupe linguistique correspondant en contrepartie de l’octroi de fonds ou d’un appui politique. Parfois, les problèmes sont d’un ordre très concret. Une organisation ne peut pas traduire une brochure de sensibilisation dans une deuxième langue parce que cette publication a été financée par des subsides et contient une préface signée par un ministre du régime linguistique correspondant. La préface ne peut pas être supprimée, mais il n’est pas possible non plus de la traduire avec des subsides venant d’une autre autorité, même en ajoutant une deuxième préface. Non seulement ce quasi-pouvoir de veto des autorités subsidiantes complique la recherche de fonds, mais il limite en outre le champ d’action des mouvements.

Le cas bruxellois est particulièrement compliqué. Même si la Région est bilingue, bon nombre de problématiques abordées par les mouvements féministes et lesbigays relèvent des Communautés. Comme les fonds de la Commission communautaire commune (Cocom) sont limités, les subsides pour les budgets doivent être demandés séparément soit à la Communauté flamande ou à la Commission communautaire flamande (VGC), soit à la Communauté française ou à la Commission communautaire française (Cocof). Le défi est alors de trouver des programmes subsidiants compatibles, et de dédoubler (voire de tripler) les démarches administratives inhérentes aux projets.

Une identité linguistique trop prépondérante ?

La structure de la fédération belge et son institutionnalisation de l’identité linguistique englobent donc progressivement les autres identités sociales dans la
logique dominante de l’ethnofédération. Il devient difficile, peu attrayant et coûteux de passer au-dessus de la frontière linguistique. La combinaison de structures distinctes, de différences en ce qui concerne les opportunités d’influencer les politiques et la politique, ainsi que les divergences qui se manifestent dans les priorités politiques entravent la coopération entre les organisations des deux communautés linguistiques.

Ce constat doit-il nous préoccuper ? La plupart de nos interlocuteurs au sein de ces organisations ne semblent pas en faire un problème, mis à part les organisations bruxelloises qui soulignent la difficulté d’opérer en un front. C’est perçu comme difficile mais étant la réalité. Pourtant, l’organisation de l’architecture étatique de la Belgique sous la forme d’une ethnofédération risque de contribuer à une perte d’influence de la part d’autres identités sociales et des mouvements dans la défense de leurs causes, sauf si toute compétence les touchant est attribuée aux niveaux subnationaux. La conséquence d’un tel déplacement de compétences est le danger réel de la création d’inégalités entre individus vivant dans des entités fédérées différentes, comme l’ont démontré diverses études féministes sur le fédéralisme. Un véritable dilemme, mais qui s’en préoccupe ?

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY SA 2.0 ; drapeau d’un mouvement lesbien, photo réalisée en 2010 à la Pride de Nottingham, par Matt Buck.)