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Sécurité, identité

[Texte paru dans le n°104 de la revue POLITIQUE, « Le trimestre d’Henri Goldman », juin 2018.]

Juin 2018. On sort un peu groggy d’un mois de commémorations de « Mai 68 », cet événement devenu mythique qui s’est déroulé il y a un demi-siècle et dont il reste encore ici et là quelques anciens combattants, y compris dans cette revue. Dans ce numéro, on sacrifie aussi à l’hommage en relevant, sous la plume de Marc Jacquemain, les effets les plus durables de cet électrochoc ambigu. Le moment « Mai 68 » aura condensé en accéléré un long processus de modernisation des sociétés capitalistes développées. À cette occasion, celles-ci se sont débarrassées d’archaïsmes inutiles dans l’organisation des universités et des entreprises ainsi que sur le plan des mœurs. L’air est devenu d’un seul coup plus respirable, la vie plus supportable, notamment pour la jeunesse et pour les nouvelles classes moyennes salariées qui cherchaient leur place, quitte à jouer un moment des coudes et à montrer les dents avant de s’assagir.

Depuis, il ne reste plus grand-chose de la geste révolutionnaire de l’époque. Sur le terrain des idées, l’intelligentsia française soixante-huitarde a connu son ressac il y a déjà trente ans avec la conversion libérale- sécuritaire des Glucksmann, Finkielkraut et autres BHL. Sur le plan politique, le cycle s’achève en ce moment même en France où des figures de proue de Mai comme Daniel Cohn-Bendit et Alain Geismar adoubent Emmanuel Macron comme leur héritier tardif. Aux oubliettes la France rance des Fillon et la France molle des Hollande. Vive la France moderne, branchée, cool, la France de la nouvelle économie qui règlera son compte aux services publics et aux autres « archaïsmes » qui l’empêchent de tenir son rang dans la compétition internationale.

En Belgique, mais sans cette flamboyance parisienne ni le côté glamour du nouveau monarque républicain, c’est la même démarche qui anime le gouvernement Michel. Ce qu’on appelait naguère l’État-PS (au sud) et l’État-CVP (au nord) a été rangé au magasin des accessoires inutiles. Dans le monde reformaté par le néolibéralisme, le vieux « capitalisme rhénan » est passé de mode. Pourquoi encore s’embarrasser de compromis sociaux quand on peut passer en force ? D’autant plus que, comme le montre le dossier de ce numéro, les contre-pouvoirs traditionnels se retrouvent de plus en plus sur la touche.

La « politique des riches » que mènent des personnalités au profil aussi différent que Macron et De Wever a besoin d’élargir sa base électorale bien au-delà de la petite minorité qui en est matériellement la principale bénéficiaire. En France, Macron a réussi à fusionner les élites d’État et les élites privées en abolissant la barrière du colbertisme qui les séparait. Mais il aura tiré une bonne part de son crédit de la déchéance morale des anciens partis de gouvernement. En Belgique, c’est différent. L’ancien est toujours bien présent mais dans une nouvelle configuration. Si, du côté francophone, le paysage politique central n’a pas bougé, le parti dominant du gouvernement est bien la Nieuw-Vlaams Alliantie (N-VA) qui n’a de « Nieuw » que le nom, puisqu’elle recycle la vieille idéologie nationaliste flamande en la remettant au goût de jour.

Et ce goût est particulièrement amer. La N-VA de 2018 a fait glisser au second plan son vieux mantra confédéraliste : pourquoi faudrait-il que la Flandre soit plus autonome, puisque la droite flamande domine totalement le gouvernement fédéral ? Et comme le PS n’est plus aux manettes (sauf à Bruxelles et à la Communauté française), continuer à s’en prendre globalement aux Wallons « fainéants et gréviculteurs » ne serait pas très gentil pour le MR de Charles Michel, ce partenaire tellement complaisant.

Heureusement pour la N-VA, si elle doit désormais ménager les francophones, d’autres boucs émissaires sont disponibles : les migrants, les étrangers, les musulmans. Elle a donc choisi ses thèmes de campagne : sécurité, identité. Les mêmes qui ont fait le succès des populismes de droite partout en Europe La recette est éprouvée. Le racisme et le sentiment d’insécurité qui l’alimente sont des poisons efficaces pour détourner la colère populaire vers des boucs émissaires du bas de l’échelle. En novembre 1989, la chute du mur de Berlin avait privé l’Occident du repoussoir commode que constituait le communisme soviétique agonisant et ses derniers supporters. À partir du 11 septembre 2001, Georges W. Bush, depuis la Maison Blanche, en a désigné un autre : le monde musulman menaçant dont les agents s’étaient déjà répandus parmi nous.

L’aubaine était telle que les nouveaux populistes en arrivèrent même à faire taire leur antisémitisme congénital. Tandis que le vieux Jean-Marie s’en prenait équitablement aux Juifs et aux Arabes, sa fille faisait les yeux doux aux Juifs de France, car « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Alors que son parti a absorbé sans aucune gêne quelques anciens collaborateurs en quête de respectabilité, De Wever oppose les Juifs religieux tellement tranquilles aux femmes musulmanes qui revendiquent de pouvoir exhiber leur foulard dans la vie publique. Souvenons-nous des propos de l’ancien commissaire de police Demol siégeant pour le Vlaams Blok au conseil communal de Schaerbeek lors de l’invasion du Liban par Israël en 1982 : « Sharon ? Un type bien. Lui au moins a compris comment il faut traiter les Arabes. »

Ce qui fut dit alors de Sharon se laisse d’ailleurs aisément transposer à son successeur Netanyahou. Un fil relie la frontière de Gaza et les obsessions islamophobes d’une partie de notre propre personnel politique. Et pendant qu’on amuse le tapis avec trois foulards et deux barbus, les inégalités sociales se creusent et les adeptes de l’évasion fiscale, choyés par les partis au pouvoir, jouissent d’une paix royale.

A la veille de quelques rendez-vous électoraux importants, il reste peu de temps pour imposer d’autres priorités. Peut-on espérer que les élections communales d’octobre débouchent sur quelques expériences progressistes unitaires porteuses d’un autre contenu ?