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« Service communautaire » : travail gratuit (et forcé) pour tous les allocataires ?

Alors que le « service communautaire » en CPAS vient à peine d’être supprimé par un arrêt de la Cour constitutionnelle, le gouvernement fédéral veut l’instaurer en chômage. Éclairage sur un apparent paradoxe.

Dès son accord de gouvernement, en octobre 2014, la coalition fédérale, qualifiée alors de «suédoise» ou de «kamikaze» et depuis appelée le plus souvent «MR/N-VA», avait annoncé son intention d’imposer un «service communautaire» aux chômeurs de longue durée (page 14) et aux bénéficiaires du revenu d’intégration (page 51).

Ce qui frappe à la lecture de ces extraits (voir illustrations), ce sont trois différences nettes entre les deux cas.
Tout d’abord, le projet était précis et détaillé pour le chômage, vague pour les CPAS.

Ensuite, en chômage, il était question d’un cadre fixé par le fédéral et d’un accord de coopération avec les régions pour exécuter ce cadre. C’est logique puisqu’il s’agit d’une matière «emploi» et que les compétences en ce domaine ont été transférées aux Régions par le gouvernement fédéral
précédent (Di Rupo I). En CPAS, la mise à l’emploi se fait essentiellement via le fameux «Article 60 §7» qui est normalement une forme d’intégration sociale, mais qui a néanmoins été incluse dans les aides à l’embauche et a donc été aussi régionalisée. L’accord ne faisant pas allusion aux Régions pour les CPAS, on suppose que, dans l’esprit des négociateurs, la mesure relevait de l’intégration sociale et non de la mise au travail, en contradiction flagrante avec cette décision de régionalisation.

Enfin, le projet chômage prévoyait explicitement la possibilité de sanctions, là où celui visant les CPAS disait que «l’initiative du bénéficiaire sera respectée au maximum» ce qui, sans exclure le répressif, semblait privilégier l’aspect volontaire. Dans les deux versions, il s’agit de formes de mise au travail gratuit et dans les faits forcé (via les menaces de sanction et/ou la conclusion d’un «contrat» rendant la prestation obligatoire). Pas de salaire comme pour un véritable emploi[1.Ni d’ailleurs de contrat de travail en bonne et due forme. Le «service communautaire» ne
respecte en rien la législation du travail, avec toutes les garanties et protections que celle-ci apporte. C’est ce caractère de travail totalement dérégulé qui constitue une bonne part des autres arguments développés dans les deux recours.], pas de liberté comme pour un véritable bénévolat.

CPAS d’abord

Le projet pour les chômeurs étant donc bien plus détaillé, on pouvait s’attendre à ce qu’il soit le premier mis en œuvre. Mais il n’en fut rien, clairement du fait de cette nécessaire concertation avec les Régions, rendue d’autant plus ardue que les majorités étaient asymétriques (et le demeurent en partie malgré le changement de coalition en Wallonie). De son côté, persuadé d’avoir toutes les cartes en mains, le ministre de l’Intégration sociale, qui était alors le MR Willy Borsus, a avancé rapidement. S’il a formellement joué le jeu de la concertation, en consultant par exemple les fédérations de CPAS ou en faisant réaliser une étude académique, le ministre n’a eu cure des constats, recommandations ou revendications qui en sont sortis. Il a même contourné un avis cinglant du Conseil d’État. Toutes ces péripéties ont été analysées en détail dans les numéros 91 à 96 d’Ensemble !
Afin de résumer, Willy Borsus a tenté de faire passer le «service communautaire» pour du bénévolat qui serait encadré par la loi de 2005 sur le volontariat, tout en comportant de nombreuses dimensions contraignantes, en contradiction avec cette liberté proclamée. Il a par ailleurs généralisé la contractualisation de l’aide sociale, imposant la signature d’un PIIS (Projet individualisé d’intégration sociale) à tous les nouveaux bénéficiaires, là où jusqu’ici seuls les étudiants et les moins de vingt-cinq ans y étaient astreints. Le «service communautaire» est censé lui être conclu sur base volontaire mais, une fois conclu, il est inclus dans le PIIS, devenant dès ce moment obligatoire…

Double recours

Le Collectif solidarité contre l’exclusion, appuyé par la Ligue des droits humains, a décidé d’attaquer ces décisions du ministre via l’avocat Olivier Stein, du cabinet Progress lawyers network. Deux recours ont donc été déposés contre la loi Borsus, l’un auprès du Conseil d’État, visant plus particulièrement l’arrêté royal précisant les conditions du «service communautaire», et l’autre auprès de la Cour constitutionnelle, dirigé cette fois contre la loi en tant que telle. Dans cette seconde procédure, diverses associations se sont ensuite jointes à la cause, à savoir l’Atelier des Droits Sociaux, le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), Luttes solidarités travail (LST) et ATD Quart Monde.


C’est la Cour constitutionnelle qui s’est prononcée la première, le 5 juillet 2018. Et, bien entendu, elle s’est d’abord penchée sur la question des compétences. Tout l’enjeu était de savoir si le «service communautaire» allait être considéré par la Cour comme un travail ou comme du volontariat. Le Conseil d’État ayant déjà retoqué le ministre en lui disant que, comme tel, son projet ne pouvait être considéré comme du volontariat, on pouvait augurer que la Cour constitutionnelle irait dans le même sens. Mais il n’était pas évident qu’elle aille aussi loin en soulignant sans ambiguïté (voir en illustration l’extrait de l’Arrêt n°86/2018 du 5 juillet 2018) que non seulement le «service communautaire» ne répondait pas à la définition du volontariat mais qu’en outre il présentait des caractéristiques si proches du travail rémunéré qu’on ne pouvait l’en distinguer ! Conséquence logique : cette question est du ressort des Régions et non plus du fédéral et ce dernier a agi de façon anticonstitutionnelle en s’arrogeant des compétences qu’il n’avait plus. Dès lors le dispositif est purement et simplement annulé et, malheureusement de notre point de vue, la Cour ne prend même pas la peine d’examiner les nombreux arguments de fond exposés dans le recours. Le ministre Ducarme, qui a succédé à Borsus, a eu beau jeu de relativiser sa défaite, justement parce qu’elle ne reposait que sur une question institutionnelle. Et parce que la Cour n’a rien trouvé à redire à la généralisation de la contractualisation. Sur ce dernier point, il nous avait paru essentiel de la contester par tous les moyens possibles, mais en sachant pertinemment que la réponse sur ce point ne serait pas juridique et ne pouvait être que politique. Il reste que si le projet revenait sur la table au niveau des Régions, les arguments juridiques qui n’ont pas été étudiés cette fois seront prêts à resservir !

Enterrement et résurrection

En chômage, le projet était revenu plusieurs fois à l’agenda durant la législature. Dernièrement en février dernier, avec le dépôt d’une proposition de loi en ce sens par le député Open VLD Egbert Lachaert. Son collègue CD&V Stefaan Vercamer avait d’entrée de jeu «taclé» la proposition de Lachaert sur Twitter : «Personne n’attend cette idée arriérée d’un service communautaire. Un trajet d’activation sur mesure est la voie à suivre et la plus durable». Interrogée par De Morgen, la porte-parole du ministre de l’emploi CD&V Kris Peeters avait souligné que, faute d’un accord avec ses homologues régionaux, celui-ci était réduit à l’impuissance : «Nous ne pouvons juridiquement prendre aucune initiative sans accord avec les régions». Dans la foulée, elle avait même qualifié la proposition de l’Open VLD de «superflue», car, selon elle, il existerait déjà de nombreuses possibilités d’activation des chômeurs plus adéquates. Tout semblait donc concourir à un enterrement de première classe, en tout cas pour cette législature. L’arrêt de la Cour constitutionnelle aurait dû en toute logique renforcer cette tendance, Kris Peeters ayant donné l’impression de trouver commode l’excuse de l’apathie des Régions pour justifier le blocage.
Or voilà que l’accord budgétaire du 25 juillet comprend une phrase laconique, indiquant que «l’arrêté chômage sera adapté en vue de permettre le service d’intérêt général pour les demandeurs d’emploi de longue durée». Il y aurait là un donnant/donnant concédé par le CD&V pour la compensation financière arrachée en faveur des coopérateurs d’Arco, qui ont été floués par la banqueroute de la banque liée au mouvement ouvrier chrétien flamand, et qui sont, pour la plupart, des électeurs traditionnels de son parti, que cela ne nous étonnerait pas…

Symbolique ?

Cette décision soudain précipitée semble principalement idéologique et constitue peut-être davantage un trophée électoral qu’un projet concret. On sait néanmoins que lorsqu’un dispositif existe, il est utilisé. L’enjeu sera donc de voir ce que les Régions en feront. Le principe d’un cadre fixé par le fédéral et d’une application réalisée par les Régions sur base d’un accord de coopération d’exécution est bien connu en chômage. C’est sur cette base que s’est concrétisée la régionalisation du contrôle de la disponibilité active des chômeurs.
Or, malgré un cadre apparemment très contraignant, les Régions ont mis en œuvre le système de façons très différentes : le Forem a opté pour un quasi copié/collé de la méthode qu’utilisait l’Onem, Actiris a tenté au contraire d’apporter des correctifs aux défauts identifiés et le VDAB a carrément abandonné la procédure de disponibilité active en se contentant d’une intégration formelle du cadre fédéral dans son propre système. (Lire à ce propos cet article.) Il y a donc moyen pour les Régions d’être très autonomes, dans un sens ou un autre. On peut même se demander si les Régions pourraient carrément décider de ne pas utiliser le dispositif que ce soit en refusant tout accord de coopération en la matière ou en n’appliquant pas un tel accord. Encore un «beau» cas d’ingénierie institutionnelle en perspective.
Dans tous les cas, une application concrète devrait prendre du temps (sauf peut-être en Flandre où l’on se dit prêt depuis un bon moment) et il paraît dès lors peu probable que tout cela puisse se mettre en place d’ici la fin de cette législature. Ce qui en ferait un enjeu électoral qui ne sera pas à
négliger…