Retour aux articles →

Socialistes, écologistes et gauche radicale, une alternative au néolibéralisme ?

Le débat coorganisé par l’Institut Marcel Liebman et la revue Politique le 26 octobre 2021 a été une bonne occasion de prendre le pouls de la gauche francophone. Poursuivant les réflexions initiées par le dernier livre de Mateo Alaluf Le socialisme malade de la social-démocratie, il a mis en présence trois parlementaires européens : Marie Arena (PS), Marc Botenga (PTB) et Philippe Lamberts (Ecolo). Après une introduction de Mateo Alaluf et sous la direction de Jean-Jacques Jespers, ils et elle ont exploré la question du rapport de la gauche avec le néolibéralisme, l’héritage de la social-démocratie, le problème de la conquête du pouvoir ou encore le rôle de l’Europe… Tour d’horizon non exhaustif.

Quel avenir pour la gauche en Belgique ? Sa situation est assez paradoxale : majoritaire dans le sud du pays et à Bruxelles, très minoritaire en Flandre, toujours obligée de concéder au fédéral… on la présente souvent comme une des plus progressistes d’Europe, mais l’État social belge n’en semble pas moins sur le déclin comme partout ailleurs. À l’issue des dernières élections régionales, en 2019, le PS, Ecolo et le PTB dégagent une confortable majorité au Parlement wallon. Malgré les appels lancés en vue de la formation d’un « front populaire » (une coalition des trois partis de gauche) puis d’une « coquelicot » (coalition minoritaire du PS et d’Ecolo soutenue ponctuellement par le PTB), c’est finalement la solution centriste qui l’emporte avec l’actuel gouvernement PS-Ecolo-MR. Les partis de gouvernement accusent le PTB de « désertion », ce dernier renvoie les deux partis à leur impossible rejet du logiciel « néolibéral ». L’union des gauches… un rêve vraiment si lointain ?

La social-démocratie en héritage ?

Les intervenantes[1.Dans cet article, le féminin fera office d’indéfini.] ont d’abord été interrogées sur l’une des thèses centrales du livre de M. Alaluf selon laquelle une part considérable de la social-démocratie européenne s’est convertie, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, à l’idéologie néolibérale et s’est ainsi éloignée de son combat historique pour une société socialiste et égalitaire. M. Arena et M. Botenga ont toutes les deux souligné partager ce diagnostic, tout en y apportant des nuances et en tirant des conclusions divergentes. La première a rappelé qu’elle se situait plutôt à la gauche du PS et que son opinion n’était peut-être pas la plus représentative ; mais qu’à ses yeux ce projet d’établir une société anticapitaliste, plus égalitaire et juste était bien l’objectif pour lequel elle s’était lancée en politique. Elle considère que le legs principal de la social-démocratie est la mutualisation du capital privé pour le bien public et la redistribution socialisée. À ses yeux, la social-démocratie ne devrait pas avoir le monopole de sa réalisation et, face à notre réalité complexe, il s’agira de mener le combat de manière plurielle, avec plusieurs forces politiques et la société civile.

À l’inverse, M. Botenga n’a pas manqué de relever le rôle négatif du PS et d’Ecolo, considérant qu’ils ont trop souvent été amenés à mettre en œuvre des politiques « de droite » dans les gouvernements de coalition auxquels ils participent. Il a aussi beaucoup insisté sur la nécessité d’un rapport de forces pour faire avancer les choses et le besoin de récréer des oppositions à l’extérieur des parlements, nous y reviendrons. P. Lamberts a pour sa part surpris la salle – on devine, à dessein – en avouant ne pas avoir lu le livre de M. Alaluf. En effet, il se sent étranger à cette querelle d’héritage ; de son point de vue, la famille écologiste n’est pas une branche issue du socialisme ou de la social-démocratie mais un tout nouvel arbre politique vieux d’à peine quatre décennies. À ce titre, il ne ressent pas de malaise ni ne se sent directement concerné par le déclin de la social-démocratie. Cette position, pour le moins étonnante pour qui connaît un peu l’histoire de l’écologie et ses racines dans les pensées révolutionnaires et socialistes, avait semble-t-il surtout pour but de démarquer Ecolo et de maintenir, en quelques sortes, sa figure d’outsider… Son intérêt se porte sur les questions suivantes : est-on capable de travailler ensemble à des projets communs ? De quelle social-démocratie parle-t-on pour former des alliances ?

Avec et contre les institutions

Mais si une discussion l’a emporté sur toutes les autres, c’est bien celle qui concerne la stratégie de conquête et d’exercice du pouvoir. Très vite, les trois intervenantes se sont distinguées. M. Arena et P. Lamberts insistant sur le travail dans les institutions, plus à même selon elles de transformer le monde en évitant l’écueil populiste[2.Si le mot était clairement négatif dans la bouche de P. Lamberts, on peut aussi l’entendre dans le sens « positif » du terme, comme stratégie politique telle qu’elle a pu être décrite par exemple par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.] ; M. Botenga privilégiant la stratégie du rapport de forces depuis et avec la rue et les mouvements sociaux. Ce dernier était aussi relativement « optimiste » sur l’existence d’un désir de changement et de rupture chez une majorité de citoyennes, que la gauche devait réinvestir pour éviter que les électrices ne basculent à l’extrême droite. Il a d’ailleurs présenté le PTB comme le principal antidote à la résurgence du fascisme en Belgique francophone. En effet, celui-ci capterait le besoin de rupture radicale de la population et le canaliserait pour favoriser un rapport de forces hors des institutions parlementaires.

P. Lamberts s’est frontalement opposé à cette lecture, qualifiée de populiste. À ses yeux, les résultats électoraux démontrent inversement qu’une part non négligeable de la population craint le changement et n’a pas de problème à voter pour des « partis ultra-libéraux comme la N-VA ». Il prend aussi pour exemple les récents résultats électoraux allemands qui mettraient en avant la volonté de conservation des électrices allemandes plutôt que celle d’une rupture écologique. Selon lui, la stratégie « hors des institutions » menacerait toujours de sombrer dans un rejet de la démocratie elle-même. Il évoque, en contrepoint une « stratégie de la tenaille », expliquant que toutes les grandes conquêtes se sont appuyées sur la construction du rapport de forces à la fois institutionnel et au sein de la société civile. P. Lamberts a par ailleurs évoqué l’instrumentalisation dont la société civile fait l’objet par la social-démocratie et la gauche radicale. Ce à quoi M. Arena a répondu qu’il n’y avait pas d’appropriation par la social-démocratie des mouvements sociaux. À la fin du débat, le ton a fini par monter entre P. Lamberts et M. Botenga au sujet de leur position sur la démocratie, le premier interrompant le second pour lui demander, très concrètement, quelle procédure fonctionnerait mieux que la démocratie représentative. Ce à quoi le député du PTB a répliqué en avançant le concept de « démocratie active » et en prenant l’exemple du référendum d’initiative populaire contraignant.

M. Arena, si elle a marqué plusieurs fois son accord avec P. Lamberts sur la question démocratique, a été plus loin. Pour elle, le rapport de forces doit non seulement se construire dans les institutions mais, sur toute une série de problématiques, il doit être établi au niveau européen ou mondial. On pense évidemment à la crise environnementale mais aussi aux réglementations fiscales. Il lui semble aussi primordial de remettre la question de la solidarité au centre de la table tout en insistant sur l’importance de sortir de certains schémas « de gauche » comme la défense ou l’extension du pouvoir d’achat, qui ne lui paraît pas être la première attente des couches populaires. On notera d’ailleurs qu’elle a semblé ici se perdre en contradictions : récusant d’abord les notions d’égalité des chances et de méritocratie puis mettant en avant le rôle central de la réussite sociale à travers l’éducation… qui est organisé, en Belgique, à travers l’égalité des chances et la méritocratie universitaire.

Un projet européen… toujours d’actualité ?

Panel d’eurodéputées oblige, la question de l’Europe est revenue plusieurs fois dans les échanges. Là encore, M. Arena et P. Lamberts se sont plutôt retrouvés. Si elles ont reconnu que l’Union européenne avait porté des politiques néolibérales, elles ont aussi insisté sur les victoires obtenues et sur le besoin de faire évoluer son orientation politique de l’intérieur. M. Arena a notamment pris pour exemple l’extension de certains droits et libertés. Sur la question européenne, M. Botenga a surtout réaffirmé la nécessité de sortir des traités actuels ou tout du moins de les revoir intégralement pour abolir la primauté de la concurrence et de la libre circulation du capital. Il a aussi choisi de mettre en avant la question anti-impérialiste, le refus des interventions armées et l’importance de la paix… notant que l’Occident devait laisser les pays du Sud mener leurs politiques, même si celles-ci lui déplaisent. Position pour le moins périlleuse quand on connaît les prises de positions du PTB sur la question syrienne ou sur le sort des Ouïghours.

L’union n’est pas pour demain

Au final, bien peu de politiques concrètes auront été évoquées pendant le débat, même lors des questions-réponses où le public a plusieurs fois mis en avant des propositions. Et quand elles sont apparues, elles faisaient plutôt l’unanimité – comme quand P. Lamberts, répondant à une proposition de taxer fortement la publicité commerciale a été plus loin en espérant sa disparition. Nous touchons, ici, un paradoxe : que ce soit sur les luttes anticapitalistes, écologiques ou démocratiques, les trois intervenantes semblaient souvent s’opposer dans leur rhétorique mais se retrouver sur ce qui constituerait une société plus égalitaire et une politique « de gauche ».

Ce qui s’est surtout dégagé de ce débat, c’est une lutte verbale et une guerre de positions entre trois forces politiques qui, si elles ne partagent pas exactement le même public électoral, n’en visent pas moins à se voler des électrices. Et dans cette théâtralisation des fractures, il est clair que le PS et Ecolo continuent de jouer la carte des partis responsables, en capacité de gouverner, de faire des coalitions, de « prendre leurs responsabilités » contre le PTB, éternel parti d’opposition, décrit comme peu sérieux et populiste. P. Lamberts a plusieurs fois renvoyé le PTB à son héritage marxiste-léniniste et, par une association d’idées que la droite ou l’extrême droite ne renieraient pas, aux crimes soviétiques et staliniens. Il n’a pas non plus hésité à utiliser la théorie pour le moins bancale, du « fer à cheval » (qui prétend que les extrêmes droite et gauche se rejoignent et se valent) en mettant sur le même pied Marine Le Pen, Zemmour… et le PTB. M. Arena a quant à elle cité la question ouïghour et la position, pour le moins ambiguë, du PTB, sur celle-ci. Il n’était du coup pas très difficile pour M. Botenga de présenter son parti comme la force du renouveau, marginalisée par les partis traditionnels et de dénoncer le « vieux monde » politique et ses recettes surannées.

En agissant de cette manière, les deux « grands » partis inscrivent dans le marbre une opposition qui semble irréductible entre le centre gauche et la gauche radicale. Qu’on s’en réjouisse ou non, le PTB devient, à chaque élection, une force électorale qu’on ne peut plus ni ignorer ni mépriser. Compromissions gouvernementales pour les unes, purisme révolutionnaire pour les autres, voilà un tableau qui ne donne en tout cas pas beaucoup d’espoirs. Pour celles qui ont assisté au débat, une chose est en effet claire : l’union des gauches francophones n’est toujours pas pour demain. C’est l’aporie, c’est-à-dire le cul-de-sac, le plus attristant mis en lumière ce 26 octobre : malgré le besoin affiché de pluralisme, la proximité effective sur de nombreuses propositions concrètes et l’importance, plusieurs fois affirmée, de construire de puissants rapports de force contre la droite et les instances néolibérales, les parties en présence continuent d’agir comme si le statu quo actuel n’était finalement pas si problématique. Autant pour les partis se partageant le pouvoir que pour celui qui demeure son opposition permanente.