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Société sans classes et travail désaliéné

Zac Durant. Unsplash
Zac Durant. Unsplash
L’utopie d’une société d’égaux, sans classes sociales dominantes et dominées, dont le travail est libre et autonome, et où la nature suffit presque à répondre aux besoins des hommes, est au cœur du récit de More.

S’émouvant de la peine de mort infligée aux voleurs, More fait dire au narrateur du voyage en Utopie que la misère publique, et son traitement répressif sont causés par « le nombre excessif de nobles, frelons oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d’autrui, et qui font cultiver leurs terres, en rasant leurs fermiers jusqu’au vif, pour augmenter leurs revenus »[1.More, L’Utopie, 1516, Librio, p. 23.], et que c’est donc en assurant « l’existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler d’abord, et de périr après »[2.Ibidem, p. 22.] qu’une société évitera davantage le vol et ses cruelles et inutiles sanctions. Et il poursuit : « Il y a de l’injustice à tuer un homme pour avoir pris de l’argent, puisque la société humaine ne peut pas être organisée de manière à garantir à chacun une égale portion de bien »[3. Ibidem, p. 28.]. La société civilisée fait l’inégalité, mais est également l’outil permettant l’égalité. Dans la seconde partie de son ouvrage, More décrit alors cette Utopie où la misère publique n’existe plus. Pour qu’il y ait société sans classe, travail désaliéné et, in fine, suppression de la misère, on peut relever deux caractéristiques fondamentales d’Utopie : la centralité de la communauté et le rôle de l’économie de besoin. À partir de là, il sera utile d’indiquer en quoi elles questionnent les utopies présentes.

De la famille à la communauté des égaux

Utopie, dotée de 54 villes et de colonies, n’en est pas moins organisée sur le principe de la communauté, du clan. Même les familles ne sont que subordonnées à cette communauté, et si elles forment les bataillons d’artisans et une culture familiale orientée vers l’apprentissage d’un métier, les individus n’appartiennent qu’à la communauté. Dirigée de manière démocratique, la communauté peut déplacer des citoyens, des enfants et même des familles et villes entières, pour établir l’équité, par exemple, des charges et des métiers, ou pour répondre à des contraintes démographiques. Une rotation est ainsi prévue de sorte que les métiers plus pénibles (l’agriculture essentiellement) sont réalisés durant un minimum de deux ans par quasi tous les citoyens, sauf s’ils s’y plaisent.

Chaque individu est donc avant tout citoyen d’Utopie. La famille, le métier, le village, ne sont qu’une caractéristique précaire alors que l’appartenance à Utopie est l’identité première. Pour le bien d’Utopie, c’est toute une ville qui peut être amenée à déménager. Cette caractéristique est fondamentale car, comment constituer une société sans classes, sans dominants, si toute l’éducation des enfants est issue d’un cadre familial par nature exclusif et dont le besoin de chérir ses enfants va surpasser la réponse aux besoins des enfants des autres…

Le métier et le goût du plaisir au travail sont également plus importants que la famille puisque les enfants peuvent demander à être adoptés par une autre famille (un autre père), pour pouvoir changer de métier. Le principe de la communauté s’étend même jusqu’aux maisons familiales puisque, tous les dix ans, par tirage au sort, les propriétés changent d’occupants, selon le principe de la possession commune. Point de famille, point d’héritage : point de classes ?

Depuis l’ouvrage d’Emmanuel Todd La diversité du monde[4.Emmanuel Todd, La diversité du monde, Seuil, 1999.], le lien entre structures familiales, les valeurs ainsi inculquées et les systèmes politiques sont communément admis. Cinq siècles plus tôt, More avait fait mieux qu’intégrer la problématique, puisqu’il bannit tout simplement l’idée d’héritage lié à la famille, chaque enfant étant avant tout enfant de la communauté d’Utopie. Rares sont les penseurs, et encore moins les politiques, ayant osé s’aventurer sur ce chemin sinueux de la « collectivisation des familles »[5.On retrouvera cet aspect également développé dans l’ouvrage de Friedrich Engels, Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État.]. More fait partie de ceux qui ont inscrit la problématique des classes sociales et des inégalités dans son contexte originel, qui est effectivement celui de la famille et ses mécanismes de reproduction.

Nul doute que la gauche du XXIe siècle, dans sa manière de penser, se doit d’affronter les inégalités structurelles apprises et vécues dès l’enfance. Penser une société où tous se conçoivent comme individus égaux, et où le sort de l’enfant du voisin m’importe autant que le mien, est probablement le plus grand tabou et le plus grand écueil de toute mise en œuvre démocratique d’une société utopique d’êtres égaux.

Travailler tous, travailler moins

La gratuité et l’accès illimité aux biens et consommables, l’absence de monnaie, une planification démocratique de la production économique, maximum six heures de travail par jour pour tout le monde, une répartition des travaux pénibles, le tout au service d’un seul objectif : la réponse aux besoins !

Pour éviter que l’on ne se livre trop à la paresse et l’oisiveté, si des « syphograntes » sont chargés d’y veiller, c’est surtout par la culture et l’éducation continue que chaque individu intègre l’intérêt du travail partagé. Cependant, « il ne faut pas croire que les Utopiens s’attèlent au travail comme des bêtes de somme depuis le grand matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. […] On me dira peut-être : six heures de travail par jour ne suffisent pas aux besoins de la consommation publique, et l’Utopie doit être un pays très misérable. Il s’en faut bien qu’il en soit ainsi. Au contraire, les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation. […] Supposez donc qu’on fasse travailler utilement ceux qui ne produisent que des objets de luxe et ceux qui ne produisent rien, tout en mangeant chacun le travail et la part de deux bons ouvriers ; alors vous concevrez sans peine qu’ils auront plus de temps qu’il n’en faut pour fournir aux nécessités, aux commodités et même aux plaisirs de la vie, j’entends les plaisirs fondés sur la nature et la vérité. »[6.Ibidem, pp. 62, 63, 64.]

Derrière cette justification, on retrouve l’idée forte du partage du temps de travail entre tous. S’il y a division du travail et spécialisation des métiers, ceux-ci sont tous soumis à un même pouvoir et les rares fonctions dotées de pouvoir sont électives, si bien que, débarrassé des oisifs (propriétaires terriens de l’Angleterre d’alors), le partage du temps de travail entre tous permet une masse globale de travail largement supérieure aux besoins.

Économie des besoins

On l’oublie souvent à gauche : la réduction du temps de travail est en premier ressort un outil de démocratisation du pouvoir, de désaliénation, avant même d’être un outil de partage de la richesse et du travail. En Utopie, tout étant gratuit et partagé, le temps de travail réduit n’a pas cet objectif de redistribution. C’est parce que l’économie répond aux besoins et n’est pas stimulée par l’offre que le temps de travail réduit apparaît ici pour ce qu’il est : un outil d’émancipation au service d’une fin supérieur, le plaisir de la vie accessible de manière égale pour tous. « En dernière analyse, les Utopiens ramènent toutes nos actions et même toutes nos vertus au plaisir, comme à notre fin »[7.Ibidem, p. 82.]. Le plaisir est la valeur première d’Utopia, si bien que, « faute d’ouvrage ordinaire ou extraordinaire, un décret autorise une diminution sur la durée du travail »[8.Ibidem, p. 65.].

Alors que les débats sur les monnaies alternatives fleurissent, More renvoie nos intellectuels contemporains à leurs limites et contradictions. Car, ici encore, il prend le problème à sa source, et c’est bien la gratuité qui permet un système d’échange égalitaire. Ce qui est produit par les uns appartient aux autres, tous travaillent six heures par jour et le tout est supervisé par un conseil d’élus de courte durée.

Retour vers le présent

Ces deux caractéristiques fondamentales de la société d’Utopie nous permettent de tirer deux enseignements pour les utopistes qui tâchent de rester ancrés dans le réel du XXIe siècle : c’est par la communauté presque totalitaire qu’Utopie supprime l’identité de classes, et c’est par la gratuité et le travail réduit, mais obligatoire, qu’il supprime les inégalités économiques. Le tout permet une société sans dominants, sans aliénation, basée sur une liberté conditionnée par un enseignement continu et ouvert à tous qui permet l’entretien des valeurs et normes de la communauté.

Aujourd’hui, c’est une génération 2.0 qui ne rêve plus de société sans classes, mais aspire trop souvent aux paillettes et luxes d’une élite culturelle, symbole de réussite et d’accomplissement personnel, et rêve cependant d’une société sans travail. Ce souhait du temps libéré, mais associé au pouvoir d’en user à sa guise, ce qui passe par des moyens en suffisance dans notre économie de marché, aboutit à plusieurs revendications dont l’emblématique allocation universelle. Le paradoxe est que nos sociétés restent, malgré tous les poncifs médiatiques, basées sur le travail salarié, avec carrière longue au sein d’une même entreprise. De même, la grande entreprise capitaliste reste le cœur de nos économies, tandis que l’extension du domaine des PME ressort du domaine du mirage idéologique.

Dès lors, quelle utopie à gauche pour cette génération 2.0 si peu au fait de sa situation de classe ? Tout ce qui nous rapproche de la gratuité et d’une communauté d’égaux ne peut que nous rapprocher des bienfaits d’Utopia. Et dans la suite logique de la relecture de More, deux aspects méritent d’être mis en évidence.

Nouvelles technologies et fin du travail

Robotisation, nanotechnologies et intelligence artificielle augurent-elles d’une société sans travail ? La combinaison de ces nouvelles technologies et d’une dépression de la demande (les revenus du travail se réduisant) n’a pour solution immédiate que la réduction collective et massive du temps de travail. Le tout doit être associé à une revalorisation du temps libre et du plaisir. Le travail n’est pas une fin en soi, il doit servir le bien commun. Sans utopies associées à la réduction du temps de travail, et vu le rapport de force en présence, la gauche devra encore être patiente… Pourtant, le souhait d’une désaliénation du travail est porté par toutes et tous, et sa mise en œuvre sera facilitée par les nouvelles technologies.

Mais la mise en œuvre de ces nouvelles technologies peut prendre deux futurs. Soit la désaliénation passera par une robotisation au service de tous, éliminant de nombreux travaux pénibles, soit ce sont les êtres humains (ou plutôt une partie d’entre eux) qui deviendront les esclaves modernes de la reproduction capitaliste, par l’implémentation de ces technologies, y compris leurs incorporations dans les êtres humains, via des extensions électroniques de son corps et de son esprit.

La science offre, dans un temps relativement court, une multitude de perspectives qui révolutionneront certainement la société salariale de manière profonde. Si la gauche ne parvient pas à s’en saisir pour fournir des utopies adaptées à ses valeurs, nous pourrons, à l’instar de More, « confesser aisément qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités ». Mais sans aller plus avant, nous ne ferions que l’espérer, et non le souhaiter… Alors que la révolution technologique permettrait d’instaurer une dystopie fascisante, où les citoyens seraient devenus des humanoïdes esclaves de leurs consommations, travaillant en permanence, il revient aux utopistes d’anticiper les avancées technologiques et d’inventer un monde où la science est au service du bien-être de tous, chacun se trouvant libéré au maximum du travail pénible et doté d’un temps de liberté le plus grand possible.

Le service civil pour bâtir une communauté

La réduction collective du temps de travail, le travail désaliéné et l’égalité même n’ont de sens que si les tâches utiles à la collectivité, mais ingrates, difficiles, sont exercées en part égale en fin de scolarité par toutes et tous sans exception. Quel que soit le bout par lequel on le prend, toute communauté doit toujours mettre en œuvre des travaux plus ingrats, et ni la réduction du temps de travail, ni une allocation universelle, ni les technologies n’y changeront rien. Il faudra toujours quelqu’un pour trier nos déchets… More résout la question en prévoyant pour tous deux ans de travail agricole – métier considéré comme le plus difficile à l’époque.

C’est par le travail qu’on acquiert l’expérience, la connaissance, et que l’on peut ainsi faire partie d’une société pour y avoir contribué. Oublié ainsi les débats sur le stage d’insertion socioprofessionnelle obligatoire pour les jeunes chômeurs. Oublié le débat sur l’allocation universelle, ou l’activation du comportement de recherche active d’emploi des chômeurs, dès lors que tout citoyen aura au moins travaillé un certain laps de temps (deux à trois ans) au service de la communauté, sa contribution doit lui assurer une qualité de vie pour le restant de son existence, et doit améliorer le sentiment d’appartenance à une même communauté, faite d’égaux ! Si l’on suit l’exemple d’Utopie, et en attendant la gratuité, ce service civil pourrait même se conclure par l’attribution d’un capital, permettant par exemple l’acquisition d’un logement, sur base d’une collectivisation de l’ensemble des héritages qui seraient ainsi redistribués équitablement, gommant ainsi les inégalités les plus tenaces, celles issues des contextes de naissance de chacun[9.Luca Ciccia, « Racisme de classe, un héritage à combattre » (2011).].

Si la gauche ne porte pas ce débat (à l’échelle européenne), le risque est réel de voir la droite promouvoir un autre type de service pour les jeunes désœuvrés, en ces temps où les bottes bruissent à nouveau ! Le rapport de force est ce qu’il est, les classes sociales et les inégalités ont la vie dure et le travail toujours trop présent dans nos vies, mais n’oublions pas que la sécurité sociale a fini par être instaurée, de même que la journée des huit heures…