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Soleil parisien

En dehors de Paris, point de salut. Tout écrivain francophone en recherche de reconnaissance doit passer par Saint-Germain. Et pourtant, en matière de production littéraire, admirant son nombril, la Ville Lumière ne cesse de pâlir.

De toutes les « gran– des cultures », celle de la francophonie se distingue par un élément au moins ; si un auteur anglophone peut se faire publier et reconnaître à Londres, à New York, à Sidney ou à de nombreux autres endroits, de même qu’un hispanophone, un auteur francophone est « condamné » à être publié et reconnu à Paris. La francophonie est donc un espace culturel doté d’un seul centre de gravité et d’un seul lieu de légitimation. Il y a bien entendu des efforts éditoriaux, la plupart du temps soutenus par les pouvoirs locaux, pour se libérer de cette emprise parisienne. Le Québec est sans doute la région qui y a le mieux réussi, d’abord grâce à son éloignement, ensuite grâce à ses ressources économiques. Mais là comme ailleurs, la littérature « Paris-free » est, à de très rares exceptions près, condamnée à ne toucher qu’un lectorat local et pointu, capable de résister aux courants dominants et aux idées reçues, dont la première et la mieux ancrée dans l’esprit des gens – lecteurs autant qu’auteurs – suppose qu’un livre qui n’est pas publié à Paris est mauvais, sinon, il aurait été publié à Paris. CQFD. Ce constat est aussi vieux que la littérature française et rien ne semble susceptible de le mettre à mal, voire de le renverser. Cela s’explique aussi : pendant des siècles, Paris a été la capitale du bon goût, de la langue gracieuse, des beaux esprits. Il n’était bonne plume que de Paris ; et comme toutes les capitales qui se respectent, la Ville Lumière attirait tous les artistes, pas seulement les Rastignac. Certains s’y brûlaient les ailes ; mais n’étaitce pas mieux, à leurs yeux, que de croupir dans l’obscurité d’une province méconnue et sans autre culture que celle des légumes et des céréales ?

Il n’y a plus guère que les Parisiens pour croire que leur ville reste une référence incontournable en matière de culture.

L’attraction de Paris est si forte qu’au début du XXe siècle, l’Italien Marinetti vient y publier la première version de son Manifeste du Futurisme. Dans les années 1920, André Baillon, Franz Hellens et quelques autres grands noms de notre littérature proclament haut et fort qu’il faut parler de « littérature française de Belgique » et non, comme on le fera à l’heure de la régionalisation, de « littérature belge de langue française ». Et la « littérature française » est plus qu’aucune autre défendue et illustrée par de grands écrivains dont le français n’était pas la langue maternelle : Apollinaire, Beckett, Ionesco, Cioran, Gary… Paris, phare du monde… Qui dit phare dit port, infrastructures. À Paris, se retrouvent non seulement les meilleurs éditeurs, mais aussi la presse et les médias d’envergure, les critiques qui font et défont les gloires, les jurys qui attribuent les seuls prix qui comptent, font vendre et admirer. Même les morts peuvent y rêver du Panthéon… Et l’on pourrait penser que, bon an mal an, chacun s’en accommode ; les éditeurs parisiens sont de plus en plus accueillants pour les auteurs francophones non français, et un important directeur de revue littéraire titrait, il y a quelque temps de cela : « Un écrivain français sur deux est belge ». Dans les catalogues des plus prestigieux éditeurs, on retrouve désormais nombre d’ « étrangers » en tête des ventes, que ce soit Tahar ben Jelloun, Alain Mabanckou ou notre très nationale Amélie Nothomb.

Miroir aux alouettes

Sauf que… le phare du monde n’éclaire plus aujourd’hui qu’un port étroit dont les accès s’ensablent. Il n’y a plus guère que les Parisiens pour croire que leur ville reste une référence incontournable en matière de culture. La structure éditoriale francophone n’a pourtant pas changé ; les éditeurs, les médias et les prix sont toujours logés à l’ombre de la Tour Eiffel, et les écrivains francophones du monde entier rêvent toujours d’être édités à Saint-Germain (même si nombre d’éditeurs historiques ont revendu leurs immeubles du centre pour des infrastructures plus modernes du côté de Montparnasse, voire plus loin encore du centre). Au risque de s’y casser les dents et de pleurer amèrement ; en effet, l’ancienne métropole ne produit et ne défend plus désormais que la plus provinciale des littératures. Une prose (ne parlons même plus de poésie) régionaliste, centrée sur le nombril d’un monde qui n’existe presque plus, celui de trois arrondissements parisiens et de leur curieuse faune, laquelle est convaincue avoir valeur universelle quand elle ne représente qu’un microcosme privilégié et sans grand intérêt. Des auteurscritiques qui encensent les livres de leurs collègues critiques-auteurs, dans l’attente d’un retour d’ascenseur, sous forme d’un article ou d’un prix, voire d’un fauteuil à l’Académie. L’astronomie nous enseigne que même les étoiles meurent. Dans la pénombre qui précède l’extinction, des êtres s’agitent, se démènent, tentent de survivre – c’està- dire, pour des écrivains, publier et défendre leurs livres. Y a-t-il pour autant un avenir pour la littérature de langue française en dehors de Paris ? On peut en douter ; les éditeurs littéraires belges – qui ne publient pas seulement ce qui est refusé à Paris, mais aussi ce qui, par le sujet, ne peut pas être publié à Paris, voire des auteurs qui refusent désormais de se prêter à ce jeu – ne survivent que grâce à des subsides, et si notre presse les défend mieux que jadis, ils restent confinés, sur les tables des libraires comme dans les mentalités des lecteurs, dans une catégorie « à part », souvent dévalorisée. Le livre électronique sera-t-il la solution ? Quand on voit le retard qu’ont pris les éditeurs français dans ce domaine, il y a peutêtre une opportunité à saisir ; mais il faudrait pour cela changer les mentalités (de tous les acteurs, en partant de l’auteur pour arriver au lecteur) et réinventer une politique de soutien culturel proactive plutôt que de demeurer dans la position défensive (et complexée) qui a toujours été la nôtre. Allumer nos phares plutôt que de trébucher dans la pénombre, au bord du précipice.