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Stalingrad : la démocratie des bétonneuses

N’a-t-on rien appris ? Après un demi-siècle de politiques de rénovation urbaine violentes et souvent catastrophiques, les autorités publiques de la Région bruxelloise n’ont-elles pas enfin pris conscience de l’impact de leurs grands chantiers sur les habitantes[1.Dans cet article le féminin fera office d’indéfini.] de la ville ?

Cet article a été publié initialement le 6 décembre 2021.

Ce sont des questions qu’on peut légitimement se poser en visionnant Stalingrad, avec ou sans nous ?, récent documentaire produit par le Centre Vidéo de Bruxelles dans le cadre de ses Ateliers urbains et réalisé par cinq habitantes du quartier – Félicien Dufoor, Benjamin Delori, Samira Hammouchi, Chérine Layachi et Anas Ticot – assistées par l’animateur et cinéaste Liévin Chemin.

Précis de gentrification

Les images, ce sont bien sûr celles de l’avenue Stalingrad et du quartier du même nom qu’on éventre pour préparer l’arrivée du Métro 3. Vieux projet, déjà pensé dans les années 1950 puis mis au frigo de manière prolongée, il a fallu attendre 2016 pour que sa réalisation commence, avec de pharaoniques travaux autour de l’axe Boulevard Jamar - Avenue Stalingrad. Pour ne pas arrêter le trafic des trams entre la Gare du Midi et le centre, la Stib et les pouvoirs publics ont décidé de creuser un nouveau tunnel et une nouvelle station, Toots Thielemans, occasionnant non pas une adaptation de l’infrastructure existante mais la création d’une toute nouvelle série d’installations. Cependant, plus encore que les effets néfastes du chantier, le documentaire met en lumière la crainte des habitantes et des commerçantes : quelle sera leur place, après les travaux, dans le nouveau quartier rêvé par les politiques, la société de transport public… et les promoteurs en embuscade ?

Car, derrière le voile festif et rassurant de la com’ politique se cache une attente bien précise : la redynamisation d’un quartier « ghettoïsé ». Brieuc de Meeûs, CEO de la Stib ne s’en cache pas, pour lui il s’agit d’avoir « les plus belles places d’Europe ici, vous imaginez quand tout sera fini, ce sera extraordinaire, le quartier va prendre une valeur incroyable ». Pascal Smet, jadis ministre bruxellois à la Mobilité et aux Travaux publics, est encore plus clair : il défend l’idée de faire le bonheur des habitantes contre leur volonté. Sans complexe, il applique au quartier une lecture « ethnique » et sécuritaire, espérant que le nouveau métro va favoriser la « mixité » ; donc, même si cela n’est jamais dit aussi explicitement, évacuer une partie des classes les plus paupérisées pour les remplacer par des résidentes aux meilleurs revenus.

Les habitantes n’ont pas peur du mot : gentrification[2.Nous avions consacré plusieurs papiers à ce sujet ; on peut lire notamment M. Van Criekingen, « La gentrification et son contraire », Politique, n°76, mai 2012.]. C’est que la communication mise en place par la Commune, la Région et la Stib ne les trompe pas. Parler d’une « mobilité dans l’air du temps », de « dynamique plus moderne », de « revalorisation », c’est mettre en avant un imaginaire urbain qui n’est pas neutre et qui fait la part belle à la dimension internationale de la ville, au tourisme, à son attractivité commerciale et foncière et, bien sûr, à un besoin immanent de « mixité » déjà mentionné. Cette représentation de la ville mélangée semble pourtant ne s’appliquer qu’aux quartiers pauvres… Comme le note Francis Dewez : « Pourquoi ne parle-t-on pas de la nécessité d’un brassage social dans les quartiers huppés de la Région bruxelloise comptant une forte concentration de familles très aisées ? On se trouve face à un véritable point aveugle, une réalité que les classes dominantes ne veulent pas voir lorsqu’elles parlent de mixité sociale.[3.F. Dewez, « Bruxelles : l’injonction à la mixité sociale, un outil de gentrification ? », Observatoire belge des inégalités, octobre 2020.] » De la même manière, il semble beaucoup plus facile de faire jouer les bétonneuses dans le centre et le nord du Bruxelles que dans les beaux quartiers d’Uccle[4.Lire J. M. Bleus, « Le métro à Uccle, miroir aux alouettes », Lettre aux habitants – Nouvelles de l’ACQU, n° 89, septembre 2016.] !

La ville à transformer, à « améliorer » est bien celle des classes populaires et si ces projets de rénovation sont censés être bénéfiques à toutes, c’est rarement le cas… Cette analyse, elle n’est d’ailleurs pas formulée que par des comités de quartier ou des universitaires classés « à gauche » mais aussi par… la Cour des comptes[5.La politique fédérale des grandes villes. Examen des contrats de ville et des contrats de logement 2005-2007, Rapport de la Cour des comptes transmis à la Chambre des représentants, 2007 ; voir également M. Van Criekingen, « Comment la gentrification est devenue, de phénomène marginal, un projet politique global », Agone, n°38-39, 2008, p. 71-88.] en 2007 ! Dans son rapport, qui revenait sur la transformation du quartier du Midi, entamée dans les années 1980, elle indique : « À ce propos, la création d’une mixité sociale est un objectif que l’on retrouve dans de nombreux projets. Dans la pratique, il s’agit souvent d’attirer les classes moyennes dans les quartiers défavorisés pour y créer une mixité sociale. Dans le cadre d’une politique axée sur les quartiers défavorisés, il faut prendre en considération les effets négatifs. Des augmentations de prix peuvent conduire à l’éviction hors de ces quartiers des titulaires de revenus faibles. Ces effets ne sont pas pris en considération pour le moment. » Cette observation me semble tout aussi pertinente dans le cadre du projet de Métro 3 et elle n’a semble-t-il pas, ou peu influencé, les actrices publiques depuis sa publication.

Le documentaire a l’intelligence de montrer le chantier comme un phénomène général, imbriquant aussi bien les habitantes que les donneuses d’ordre en passant par les  travailleuses. Même s’il s’inscrit très ouvertement dans une démarche critique, partant des questions et des craintes du terrain, il montre aussi les efforts de la Commune pour régler les problèmes qui se multiplient et combler le gouffre ouvert par les méthodes de la Stib, présentées comme expéditives et peu soucieuses du bien-être des résidentes. Si la forme du film est simple, il sait se faire aussi bien illustratif que poétique, donnant du réel une approche à la fois analytique et sensorielle. En cela, et par un habillage et un montage efficace, il se rend très accessible et donc en accord parfait avec ses prémisses et ses intentions.

La bruxellisation : un historique politique

Si Brel a fait de Bruxelles un verbe, et a pu magnifier le temps « où Bruxelles bruxellait », la capitale belge est aussi célèbre pour ses grands projets de destruction-reconstruction qui favorisent les promoteurs immobiliers contre les intérêts de sa population ou de son patrimoine. D’où le terme de « bruxellisation », apparu dans les années 1970, et désignant cette conception née dans une matrice fonctionnaliste et favorisant la mobilité automobile[6.G. Comhaire, « Activisme urbain et politiques architecturales à Bruxelles : le tournant générationnel », L’Information géographique, 2012, n°3, vol. 76, p. 9-23.]. La « revitalisation » du quartier Stalingrad n’est que le dernier épisode d’une longue saga urbaine : percement des premières lignes de métros et de la jonction Nord-Midi pendant la première moitié du XXe siècle (qui ont radicalement changé la physionomie du centre), projet de démolition des Marolles dans les années 1960 (finalement abandonné face à la pression populaire), projet « Manhattan » dans le quartier Nord entre les années 1950 et 1970 où plus de septante tours devaient voir le jours (nombre réduit finalement à moins d’une dizaine), projet de transformation du quartier du Midi, initié à la toute fin des années 1980 et qui n’en finit pas de finir (et dont les travaux du Métro 3 peuvent être vu comme une extension)[7.On pourrait même remonter au XIXe siècle, mais cela excéderait le cadre de cet article.]… Stalingrad, avec ou sans nous ? n’est d’ailleurs pas le premier film de son « genre », Gwenaël Breës ayant justement réalisé un film, Dans 10 jours ou dans 10 ans, sur le désastre de la gestion des travaux et sur les expropriations au quartier du Midi.

Tous ces plans ont en commun d’avoir largement mis de côté les habitantes des quartiers concernés, voir de leur avoir appliqué un traitement dégradant. Dans le cas du quartier du Midi toujours, initié en partie par l’arrivée du TGV dans la gare du même nom, la Région a utilisé une législation d’exception. En effet, la loi de 1962 sur les expropriations pour cause « d’utilité publique », utilisée à cette occasion, ne fait pas grand cas des droits au logement et à la propriété[8.Lire l’ouvrage passionnant de G. Breës, Bruxelles-Midi. L’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 2009, p. 16.]. Elle permet de déclarer des zones « d’utilité publique » pendant 10 ans renouvelables ; dans celles-ci, les habitantes peuvent être expropriées « en urgence », lors d’une audience survenant dans les 10 jours suivant la demande de la Région, au domicile de l’expropriée et face à une juge de paix. Celle-ci a quarante-huit heures pour prendre sa décision, qui n’est pas susceptible d’appel. Seul le montant de la compensation financière l’est[9.Voir en détail l’analyse de B. Eugène, « L’international sera le genre humain. Une expérience de planification néolibérale au quartier du Midi (Bruxelles) », Agone, n°38-39, 2008, p. 177-202 et en particulier p. 179.]. Au Midi, certains habitants ont vécu pendant des années sous la menace de cette épée de Damoclès.

Quant aux compensations financières, elles ont été largement en dessous des prévisions et des promesses du monde politique. En cause, un modèle liant « l’accompagnement social » à la « profitabilité » des espaces nouvellement construis. Or, capitale de l’Europe ou non, raccordée au TGV ou non, l’attractivité internationale de Bruxelles a été largement surestimée par les pouvoirs publics. Sans parler de la spéculation immobilière engendrée par le projet : mis dans la boucle très tôt, les promoteurs ont en effet racheté près d’un quart du foncier des zones concernées avant la Région, bénéficiant de facto d’un nouvel avantage, en plus de leurs moyens pré-existants… et de leur capacité à se faire entendre en haut lieu[10.Ibid. à partir de p. 185.]. Des bureaux auront donc remplacé des logements, communes et Région n’auront pas réussi créer un nouveau quartier international mais seront tout de même parvenues à faire changer la composition sociologique du quartier.

Faire la ville, avec ou sans ses habitantes ?

Au-delà de leurs résultats humains et économiques, ces grands projets ont montré, à chaque fois, une conception pour le moins inquiétante de la démocratie locale et de la place laissée aux habitantes dans la construction de leurs espaces de vie. À la complexité de la superposition des niveaux de pouvoirs s’ajoute une véritable tradition de coopération entre pouvoir politique, promoteurs immobiliers et bétonneurs. Si bien sûr les acteurs publics ne manquent jamais d’affirmer avec force que le terrain est sondé, écouté et impliqué dans les décisions, les procédures mises en place sont toujours consultatives ou explicatives. Les enquêtes publiques peuvent déjà constituer une épreuve technique et leur résultat n’est pas contraignant. Sans parler de leurs modalités d’application qui sont parfois ubuesques, comme dans le cas des Plans d’aménagement directeurs (Pad) défendus depuis 2018 par la Région et pour lesquels des « séances d’information-consultation » ont été organisées « tambour battant sur une période de… six jours ouvrables [11.Collectif, « Faire la ville sans les gens? Pour une refonte des politiques de participation à Bruxelles », Le Soir, 2018. Cette carte blanche, signée par de nombreux collectifs et groupes de défense des quartiers bruxellois, résume bien les pratiques actuelles de la Région, même à des niveaux très locaux et avec des projets plus « modestes » que ceux du quartier du Midi ou du Métro 3.]». L’adoption du Code bruxellois de l’aménagement du territoire (CoBat) la même année a d’ailleurs été ressentie par beaucoup, comme une réduction de « la participation citoyenne »[12.Collectif, « Que devient notre démocratie urbaine ? », Lettre ouverte d’IEB, de l’Arau et du Bral.].

Mais surtout, c’est en cas de désaccord entre les habitantes et les autorités que l’asymétrie du rapport du force est la plus voyante ! Si la « bataille des Marolles [13.Voir le film du même nom, réalisé par Jean-Jacques Péché et Pierre Manuel en 1969 et disponible gratuitement sur le site de la Sonuma.]» a permis d’éviter la destruction de ce quartier historique, elle est l’exception qui confirme la règle. Pourtant, les habitantes s’organisent, se regroupent dans des structures, parfois éphémères, parfois durables, qui essayent de faire remonter collectivement leurs voix jusqu’aux instances de décision. Mais même ce modèle associatif semble gêner les pouvoirs publics et a donné lieu, très récemment, à une polémique sur le financement des associations critiquant les projets urbanistiques de la Région. Pascal Smet, actuel secrétaire d’État bruxellois à l’Urbanisme a en effet refusé de soutenir des actrices historiques, comme l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau) ou Inter-Environnement Bruxelles (IEB) qui se sont vues privées de la totalité ou d’une grande partie de leurs subsides liés à l’urbanisme en 2021[14.M. L., « Après l’Arau, Pascal Smet et Rudi Vervoort musellent l’ASBL Inter-Environnement Bruxelles », La DH, juin 2021.]. Dans cette affaire, une partie de la majorité (Ecolo et Défi) a désavoué le ministre et il est à prévoir que cette situation participe aux fissures, de plus en plus importantes, qui traversent l’équipe gouvernementale.

Un contre-modèle de la participation citoyenne, Bruxelles ? On peut soumettre cette hypothèse. Il est en tout cas difficile d’imaginer qu’une majorité des partis en présence soit favorable à la mise en place de nouveaux outils, plus participatifs ou même inspirés de la démocratie directe, pour la gestion des quartiers ou des grands projets. Il s’agit pourtant d’un défi central pour les années à venir : comment redynamiser, non pas les espaces urbains, mais la démocratie locale ! Loin d’une idée de plus en plus répandue, qui voudrait que les citoyennes désirent de moins en moins participer à la vie publique, l’opposition des habitantes à des projets top-down est à chaque fois l’occasion d’un fleurissement démocratique, de l’éclosion de groupes et de nouvelles socialisations et solidarités.

Stalingrad, avec ou sans nous ? le présente parfaitement : les habitantes possèdent leurs propres pratiques, leur propre représentation d’elles-mêmes et de leur quartier, leur propre imaginaire. Est-il si utopique de croire qu’elles devraient être à l’initiative de la rénovation urbaine et non pas de simples actrices consultables ? Ou le public cible d’une campagne de communication visant à les convaincre du bien fondé de transformations réalisées dans leur intérêt mais contre leur volonté ? Qu’elles devraient être entendues avant les promoteurs et les constructeurs ? La démocratie urbaine ne peut être pensée qu’en sortant des schémas de pensée technocratiques et du faisceau de conflits d’intérêts enserrant trop souvent les décisions prises à l’échelle des grands projets. Aller dans l’autre sens, c’est risquer de donner dans la prophétie qui s’autoréalise et pousser les citadines dans la haine de la démocratie.

(Les images de la vignette et dans l’article demeurent sous copyright de la production du film Stalingrad avec ou sans nous ?)