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Surmonter la « concurrence victimaire »

Et si l’irruption de multiples minorités sur la scène de l’antiracisme était lourde d’un danger : la fragmentation et la concurrence des luttes ? L’expérience historique le prouve : le racisme et les discriminations requièrent la mobilisation de tous. L’unité sous peine de la défaite.

Les questions associées au racisme et aux différentes formes de discrimination dans nos sociétés dites occidentales suscitent bien plus souvent la polémique et les dialogues de sourds que le débat serein entre des acteurs sociaux et politiques qui se reconnaissent comme tels au-delà de leurs différences d’opinion et d’analyse des dynamiques sociales en cours. Pour les uns, le racisme et les discriminations restent importants et doivent être combattus avec force. Certes, le contenu du racisme aurait changé. Il se fonderait plus aujourd’hui sur le critère religieux et beaucoup moins sur les notions de «race» au sens biologique ou de culture. La cible principale du racisme contemporain serait formée par les populations musulmanes, qu’elles vivent loin de l’occident ou au contraire au cœur des villes européennes, nord-américaines ou australiennes. Quoi qu’il en soit, ce racisme serait le reflet de formes de domination typiquement occidentales s’inscrivant dans la continuité du racisme européen qui s’est développé suite à l’arrivée des Européens dans d’autres régions du monde à l’époque des «grandes découvertes». Pour d’autres, le racisme n’expliquerait plus les problèmes sociaux, économiques et politiques rencontrés par certaines fractions de la population. Le racisme serait devenu une arme politique utilisée par la gauche « politiquement correcte », « islamophile » et « négrophile » qui voudrait imposer son diktat à l’ensemble de la société, une es- pèce de dictature de la pensée qui interdirait aux « bons citoyens » de dire quoi que se soit sur les étrangers, sur les Noirs, sur les musulmans de peur d’être taxés de racistes. Très souvent, les polémiques restent d’un simplisme effarant comme si on ne se donnait plus de temps réfléchir avant de s’exprimer et d’agir. Je voudrais ici proposer trois éléments de réflexion qui me paraissent utiles dans le contexte chaotique actuel tant pour analyser la place du racisme aujourd’hui que pour imaginer et construire la société post-raciale du futur.

1. La nécessité d’en revenir aux significations profondes du racisme et sur la manière dont il a historiquement opéré.

Le terme «racisme» est très souvent galvaudé. Ainsi, le jeune « Maroxellois » qui traiterait un jeune «Belgo-Belge» de « Fla- mand », se rendrait coupable de

« racisme anti-blanc » de la même manière que toute prise de posi- tion contre le port du foulard serait automatiquement le symptôme d’un «racisme anti-musulman». Est-ce que les choses sont si simples et tranchées ? Pour répondre à la question, il faut s’interroger sur ce qu’est le racisme. Il est aujourd’hui communé- ment admis que le racisme a plu- sieurs dimensions. Le racisme est d’abord une idéologie basée sur la croyance centrale dans l’idée de la division de l’humanité en « races », c’est-à-dire en groupes biologiques et|ou culturels « naturalisés » (non pas au sens juri- dique mais bien compris comme des entitiés ayant une base naturelle) qui se reproduisent avec les mêmes caractéristiques de génération en génération. D’un point de vue raciste, certaines «races» sont considérées comme inférieures et d’autres comme supérieures. Toute idéologie raciste qui se respecte fonctionne sur une triple logique qui constitue le mécanisme de racialisation : celle de la naturalisation, celle de la hiérarchisation et celle de l’homogénéisation. Toutes deux conduisant à une logique de pré-servation de la pureté de la race dite supérieure à travers notamment l’interdiction des mariages mixtes, la séparation des groupes

raciaux dans la vie sociale et à l’extrême, par la destruction physique de la race supposée constituer un danger pour la pureté du groupe. Du point de vue de la science, la grande majorité des scientifiques pensent qu’il n’y a qu’une espèce humaine et que les races n’existent pas. Néanmoins, une partie de la population conti- nue de croire en leur existence. C’est la force du racisme.

Le racisme est aussi un ensemble de préjugés moins théorisés qui gouvernent les représentations et les comportements quand nous sommes confrontés à un individu supposé appartenir à une autre « race »: les Arabes sont violents, les Noirs sont de grands enfants, les Juifs sont des commerçants nés…

Les idéologies et les préjugés racistes peuvent se traduire par des discours de haine et des comportements violents dirigés individuellement et|ou collectivement vers les membres des « races » considérées comme inférieures et|ou dangereuses. C’est la troisième dimension du racisme.

Enfin, le racisme devient institutionnel et structurel lorsque l’État et la société excluent cer-tains groupes raciaux du bénéfice des ressources et des biens publics par des mécanismes de discrimination directe et indirecte en matière d’emploi, d’éducation de logement, d’allocations sociales, d’accès au système judiciaire… Dans certains cas, cela participe de l’établissement d’un ordre politique racial comme l’apartheid sud-africain ou le régime colonial belge.

Si l’on prend en compte les quatre dimensions du racisme, caractériser les exemples évoqués plus haut devient plus compliqué. Traiter un jeune de « Flamand » peut être en théorie l’expression d’un racisme anti-flamand, voire anti-belge, voire anti-blanc mais ce n’est pas nécessairement le cas. De même, s’opposer au port du voile peut s’inscrire dans une démarche raciste ciblant sur les musulmans mais à nouveau, ce n’est pas nécessairement le cas. Il convient à chaque fois de rapprocher et d’évaluer les faits au regard des quatre dimen- sions du racisme pour tirer des conclusions nuancées.

2. La nécessaire remise en cause de la séquence racisme biologique– culturel–religieux.

Il est aujourd’hui communément accepté que le racisme biologique, héritier du racialisme scientifique du XIXe siècle, aurait été remplacé après la Seconde Guerre mondiale par un racisme culturel, lequel aurait plus récemment cédé sa place à un racisme religieux ciblant principalement l’islam et les musulmans, faisant de ces derniers la figure centrale de la victime du racisme au XXIe siècle. Pour dire les choses d’une autre manière, alors que la racisme biologique anti-Noirs aurait été dominant jusqu’à la moitié du XXe siècle, la racisme culturel anti-minorités ethnoculturelles lui aurait succédé pour quelques décennies seulement avant de céder le flambeau à un racisme religieux anti-musulmans.

De mon point de vue, cette séquence ne reflète pas correctement la dynamique du racisme au cours des deux derniers siècles. Certes, cette séquence suppose de manière tout à fait correcte que le racisme assume un caractère structurel et n’est pas une caractéristique passagère liée notamment à la conjoncture économique et politique. Certes, elle permet d’observer que le racisme peut se diversifier et se complexi- fier avec le temps. Certes, elle per- met de considérer que les « races » ne sont pas les seuls groupes humains susceptibles de faire l’objet d’un processus de racialisation.

Toutefois, cette séquence nous interdit de voir que le racisme biologique n’a en fait jamais disparu et que l’on peut même émettre l’hypothèse qu’il serait en recrudescence. Sans remonter aux débats des années 1990 qui suivirent la publication du livre de Charles Murray, The Bell Curve, dans lequel l’auteur s’attardait sur les déficiences naturelles de Noirs-Américains qui rendaient toute forme de politique sociale à leur égard, notamment les politiques d’Affirmative Action, tout à fait inefficaces, on peut trouver d’autres signes de regain des théories racistes que l’on a trop tôt cru éteintes. En 2004 était lancé aux États-Unis le premier médicament conçu exclusivement pour les Noirs. Le débat sur l’opportunité de pratiquer une médecine raciale fondée sur les différences entre celles-ci était relancé. En 2009 paraissait dans la revue Intelligence, publiée par la maison d’édition tout à fait respectable Elsevier, un article du psychologue britannique Richard Lynn qui expliquait la différence de quotient intellectuel entre les Italiens du Nord et les Italiens du Sud : les Italiens du Sud on un quotient intellectuel inférieur à ceux du Nord en raison de leur plus grand brassage

génétique notamment avec les populations d’Afrique du Nord. Ces deux exemples ne provien- nent pas de canards d’extrême droite mais bien du monde de la science. Malheureusement, ils ne sont pas isolés. Un examen des développements de l’anthropolo- gie biologique et de la génétique permet de donner encore plus de crédit à l’hypothèse du retour en force du racisme biologique à côté du racisme culturel.

Quant au racisme religieux anti-musulmans, la biologie et la génétique n’en parlent pas. La catégorie de musulmans est universelle, trans-ethnique, trans- culturelle et trans-raciale. Dès lors, construire la catégorie de musulmans comme une«race» est envisageable au plan théorique mais extrêmement compliqué. Certes, les discours anti-musulmans sont une réalité. Certes, la discrimination à l’égard des musulmans l’est aussi comme la violence physique et symbolique. Certes, l’islamophobie entendue comme la peur de l’islam et des musulmans est réelle. Toutefois, nous ne sommes pas nécessairement, selon moi, face à un mouvement de racialisation des musulmans comme groupe naturel, homogène et inférieur. Dans ces conditions, faire des musulmans la figure centrale de la victime du racisme contemporains paraît discutable et à l’effet pervers d’alimenter la concurrence victimaire qui nuit à la mobilisation antiraciste et contre les discriminations au sens plus large.

3. La «concurrence victimaire» et le «bourreau quasi monopoliste» : deux obstacles pour la mobilisation antiraciste et contre les discriminations.

On observe souvent aujourd’hui une espèce de concurrence pour le statut ou la position de la plus grande victime, voire la seule vraie victime du racisme et des discriminations entre cer- tains des leaders et porte-paroles souvent autoproclamés de trois groupes : les Juifs, les musulmans et les Noirs. Pour certains leaders juifs, il n’y a pas de racisme en de- hors de l’antisémitisme pour des raisons historiques anciennes et plus récentes comme la Shoah. Aujourd’hui, l’antisémitisme sup- posé des musulmans, des jeunes des quartiers des villes belges, aux prédicateurs orientaux mé- diatisés, est souvent pointé du doigt pour le démontrer. Pour certains leaders et porte-paroles musulmans, c’est au contraire l’islamophobie qui est la forme la plus forte du racisme et par conséquent, ce sont eux les plus grandes victimes d’aujourd’hui. L’idée d’un grand complot mondial anti-musulmans, tantôt judéo-maçonnique, tantôt chrétien, tantôt laïque, est parfois évoquée pour la dénoncer. Enfin, certains leaders et porte-paroles noirs, qu’ils s’inscrivent ou non dans le courant post-colonialiste, remontent à l’esclave et au colonialisme pour établir que c’est bien le peuple noir qui a le plus souffert du racisme et qui en souffre encore le plus aujourd’hui, notamment parce qu’il est souvent ignoré par les autres groupes cibles comme les Juifs et les musulmans. Au-delà de cette concurrence victimaire, tous semblent toutefois être d’accord pour identifier le bourreau majeur : le Blanc et sa société, dite majoritaire et dominante, raciste qu’il a construit au cours des siècles.

La concurrence victimaire et l’identification du bourreau raciste monopoliste peuvent s’expliquer pour des raisons historiques et elles renvoient à des réalités incontestables. Il est clair que le racisme est une création de la culture occidentale qui s’est déclinée de l’esclavage au colonialisme et à l’apartheid. Il est clair que la Shoah reste une des pages les plus tragiques de l’histoire humaine comme il est clair que l’islamophobie prend des proportions préoccupantes dans de nombreux pays. Il est clair aussi que les peuples noirs de l’Afrique à l’Australie ont fait l’objet d’une déshumanisation abjecte. Toutefois, il n’est pas facile ni utile de hiérarchiser les expériences du racisme et de discriminations. De même, il n’est pas correct que considérer que le racisme est une exclusivité des Blancs et de leurs sociétés occidentales dans lesquelles il est né. À cet égard, par exemple, les sociétés européennes n’ont guère de leçon à recevoir des pieuses monarchies du Golfe qui pratiquent encore l’esclavage aujourd’hui ni de l’État d’Israël qui accorde un traitement inacceptable aux Palestiniens, ni encore du Maroc dont la politique migratoire rivalise avec les politiques européennes en termes de relents racistes.

Mieux vaut se souvenir que les choses ont réellement progressé dans la lutte contre le racisme et les discriminations lorsque des grandes coalitions on pu se former

pour lutter contre ces réalités et pour proposer une alternative crédible. Je plaide pour une actualisation de l’esprit du mouvement pour les droits civiques des années 50 et 60. Si le régime Jim Crow des États-Unis du Sud a été vaincu, c’est aussi parce que toutecelles et tous ceux que cette société écœurait, qu’ils soient noirs, blancs ou juifs, ont réussi, non sans difficulté, à s’allier dans un combat de longue durée. Si la situation semble encore plus compliquée aujourd’hui, nous avons une ressource que les militants de l’époque n’avaient pas : une partie de la jeunesse vit au quotidien une expérience post-raciale, post-ethnique, post-religieuse. De nombreux jeunes de nos villes se regroupent notamment autour de projets artistiques, quelles que soient leur origine, leur couleur de peau ou leur religion. Certes, cette jeunesse n’est pas toujours politisée au sens classique du terme. Il n’empêche que l’existence de cette jeunesse urbaine qui vit le plus normalement du monde dans une condition post- raciale et post-religieuse, bien qu’elle soit embryonnaire, constitue encore une faible lueur d’espoir dans une société hyper fragmentée et conflictuelle.