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Syndicats : des acteurs structurellement sous tensions

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Les syndicats belges sont des organisations de masse à l’histoire déjà longue et dont la place est importante dans le panorama sociopolitique. À partir de leur fonctionnement et du rapport qu’ils entretiennent avec leur environnement, on peut dégager quatre lignes de tension principales.

Cette analyse a été publiée dans le dossier « Syndicalisme : un mouvement sous pression » (Politique, n°104, mai 2018).

Apparus, en Belgique, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les syndicats y ont pris une place importante,  renforcée par le système de concertation sociale et de sécurité sociale formalisé et généralisé après la Libération. Différentes spécificités caractérisent le paysage syndical belge[1.Pour un panorama plus développé, voir J. Faniel, « Caractéristiques et spécificités des syndicats belges », in É. Arcq, M. Capron, É. Léonard, P. Reman (dir.), Dynamiques de la concertation sociale, Bruxelles, Crisp, 2010, p. 93-119.]. Le taux de syndicalisation y est élevé[2.J. Faniel, K. Vandaele, « Implantation syndicale et taux de syndicalisation (2000-2010) », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2146-2147, 2012.]. Trois organisations interprofessionnelles aux fondements idéologiques différents coexistent dans un rapport articulant collaboration (à travers la pratique du front commun) et concurrence (notamment au moment des élections sociales). Le syndicalisme chrétien est mieux implanté que son homologue socialiste. Un syndicat libéral, de taille plus modeste, a subsisté jusqu’à aujourd’hui[3.J. Faniel, K. Vandaele, « Histoire de la Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique (CGSLB) », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2123-2124, 2011.]. Les syndicats sont bien implantés sur le terrain, dans les entreprises (en tout cas dans les plus grandes), et participent à la gestion de la sécurité sociale, au même titre que le patronat. En prolongement, ils exercent une fonction d’organisme de paiement des allocations de chômage. Au final, ils associent offre de services et lutte sociale, dimensions individuelle et collective (tant dans la mobilisation que pour les services proposés).

Comptant respectivement 1,571 million d’affiliés, 1,535 million et 295 000 en 2016, la CSC, la FGTB et la CGSLB sont de grosses organisations. Comme toute structure de pareille importance, elles sont traversées par différentes tensions, qui marquent plus largement le fonctionnement du syndicalisme et le rapport que chaque syndicat entretient avec son environnement.

En pointant quatre dimensions du syndicalisme et en les envisageant de manière combinée, on peut saisir quelles tensions animent ces organisations et dans quelles limites elles déploient leur action, chacune à sa manière selon ses sensibilités, son histoire, sa culture, ses rapports de force internes, la personnalité de ses dirigeants et militants…

Les deux premières dimensions sont relatives aux composantes de ces organisations : la base des travailleurs qui y sont affiliés et les cadres et responsables qui les animent et les dirigent. Les deux suivantes ont trait à l’environnement dans lequel s’insère l’action syndicale : le mode de production capitaliste et le système politique dans lequel elle s’inscrit. Ces quatre dimensions sont néanmoins intrinsèquement liées. Il ne faut donc pas les percevoir comme isolées les unes des autres. Il est cependant plus simple et plus clair de les envisager tour à tour. Si cet exercice, s’appuyant sur une littérature couvrant l’ensemble de l’Europe occidentale peut sembler assez théorique, chacun pourra y trouver écho à l’une ou l’autre réalité vécue ou observée dans le champ syndical, belge en particulier.

Le « noyau dur » syndical

« En même temps qu’ils unissent les travailleurs, les syndicats les divisent aussi[4.R. Hyman, The Political Economy of Industrial Relations. Theory and Practice in a Cold Climate, Londres, Macmillan, 1989, p. 230.]. » Ce paradoxe est à la base même du syndicalisme. L’apparition de syndicats est intrinsèquement liée au développement du mode de production capitaliste lui-même[5.Voir notamment J. Neuville, Naissance et croissance du syndicalisme. Tome 1 : L’origine des premiers syndicats, Bruxelles, EVO, 1979.]. Dans celui-ci, le rapport entre propriétaires des moyens de production et travailleurs obligés de vendre leur force de travail pour survivre apparaît fondamentalement inégal. C’est pour faire face à cette inégalité que des travailleurs s’organisent en syndicats, afin de se présenter unis face à leur employeur en vue d’établir un rapport de force qui leur soit moins défavorable.

Ce processus va d’abord concerner des ouvriers très qualifiés, bien payés et jouissant d’une position favorable sur le marché de l’emploi[6.Voir J.-L. Robert, Fr. Boll, A. Prost (dir.), L’invention des syndicalismes. Le syndicalisme en Europe occidentale à la fin du XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.]. Les syndicats ainsi créés sont d’abord basés sur la profession exercée par leurs adhérents : les syndicats de métier.

Ces regroupements unissent des travailleurs. L’appartenance à une même profession permet que se développe un sentiment d’appartenance à un groupe dont les membres possèdent des intérêts communs, favorisant l’apparition de formes de solidarité entre ces travailleurs. La conscience professionnelle favorise l’action collective plus qu’elle n’y fait obstacle[7.M. Lallement, Sociologie des relations professionnelles, Paris, La Découverte, 1996, p. 38.]. Ces syndicats développent également des caisses de secours mutuel destinées à aider leurs membres en cas de maladie, d’accident, de chômage…

Mais ces structures reflètent et approfondissent également certaines divisions au sein même de la classe ouvrière, puisqu’elles rassemblent les travailleurs d’un même métier, mais en excluant ceux d’autres professions. Par la suite, le développement de syndicats d’industrie, basés sur le secteur d’activité et non plus sur le seul métier, reflète ce même processus d’« unification divisante ». Par ailleurs, les segments moins favorisés de la classe ouvrière, tels les ouvriers peu qualifiés, parmi lesquels on retrouve la majorité des travailleurs étrangers ou des femmes salariées, sont soit exclus des syndicats (en particulier des syndicats de métier), soit exclus (au moins largement) des instances dirigeantes de ces organisations.

De nos jours encore, et malgré leur élargissement à des travailleurs présentant d’autres caractéristiques, la plupart des organisations syndicales reposent essentiellement sur une sorte de « noyau dur[8.R. Hyman, « La représentation syndicale des intérêts dans une Europe en mutation », Sociologie du travail, n° 2, 1998, p. 132.] », voire se limitent à celui-ci, faisant de l’ouvrier qualifié, adulte, de sexe masculin, autochtone, en activité, occupant un emploi stable (à durée indéterminée) à plein temps, dans une grande entreprise, la figure type du syndicaliste.

Cette prépondérance des membres du « noyau dur » dans l’activité et la prise de décision syndicales ne signifie pas forcément que le discours des syndicats est exclusivement centré sur ces travailleurs et sur la défense de leurs seuls intérêts. Au contraire, bien des organisations syndicales ont fait de la solidarité entre les différentes catégories de travailleurs l’une des vertus centrales présentes au cœur de leur discours – en Belgique, tel est particulièrement le cas à l’égard des chômeurs[9.Voir J. Faniel, Les syndicats, le chômage et les chômeurs en Belgique. Raisons et évolution d’une relation complexe, thèse de doctorat en sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles, 2006.]. Non seulement par volonté d’utiliser la force collective des uns pour défendre les autres, mais également parce que la notion de solidarité favorise l’unité de travailleurs issus de secteurs différents autour de valeurs et d’intérêts communs. Enfin, l’amélioration des conditions de travail et de salaire des couches plus faibles du salariat apparaît également nécessaire à certains syndicalistes pour limiter la concurrence que ces travailleurs (chômeurs, étudiants, femmes moins payées…) risquent d’exercer à l’égard des travailleurs du « noyau dur » et des conditions de travail et de revenu de ces derniers.

Il serait cependant naïf de prendre un tel discours pour reflet exact des rapports internes aux syndicats. La plupart d’entre eux sont essentiellement structurés autour des travailleurs du « noyau dur » et dirigés en majorité par des personnes issues de celui-ci. Par conséquent, ils ont généralement tendance à défendre prioritairement – mais pas uniquement – les intérêts de cette catégorie dominante de travailleurs. Il en est a fortiori ainsi lorsque ces intérêts entrent en conflit avec ceux d’autres catégories de travailleurs moins bien organisées et moins bien représentées au sein des syndicats, ou lorsque la lutte syndicale apparaît plus difficile, en raison par exemple des circonstances économiques ou politiques. Femmes, travailleurs immigrés, travailleurs précaires, chômeurs, voire « cols blancs » sont ainsi généralement moins bien insérés dans le monde syndical et leurs intérêts moins, ou moins bien, pris en compte par celui-ci.

C’est donc, à l’intérieur même d’un syndicat, à une tension entre unité et division, entre discours axé sur la solidarité « de classe » et action de type « corporative[10.Entendue dans le sens de défense des intérêts d’un groupe, sans connotation péjorative. Voir J. Capdevielle, Modernité du corporatisme, Paris, Presses de Science Po, 2001.] » que l’on assiste bien souvent.

Des organisations bureaucratisées

L’organisation interne des syndicats n’est pas confrontée à la seule problématique de l’hétérogénéité du salariat. Une autre tension est inhérente à celle-ci.

Afin de consolider et de soutenir leur action collective, les travailleurs se sont progressivement dotés d’organisations de plus en plus développées. Certains travailleurs sont chargés, à titre professionnel, d’animer ces organisations, de les structurer, de les gérer et d’en assurer la préservation. Ces personnes constituent un groupe social spécifique, que l’on peut qualifier de bureaucratie (au sens sociologique du terme, et sans connotation péjorative) vu le rôle d’administration et de direction du mouvement syndical qu’elles remplissent.

Max Weber voyait dans la bureaucratie le meilleur moyen de développer un savoir spécialisé, ainsi qu’une action efficace et continue[11.S. Béroud, R. Mouriaux, « Approches de la bureaucratie syndicale dans les États capitalistes », Critique communiste, n°162, printemps-été 2001, p. 101-102.]. La structuration et la professionnalisation du mouvement syndical en ont rendu la consolidation possible, permettant à son tour de dépasser le cadre d’une seule entreprise, de développer des revendications plus larges et moins corporatives, ce qui a renforcé en retour le mouvement syndical.

Pour d’anciens travailleurs, devenir dirigeant syndical s’accompagne d’une amélioration de leur situation matérielle. Et, sans être de tout repos, cette nouvelle activité professionnelle leur apporte « une position d’influence, une autonomie assez étendue, un sentiment d’utilité et d’importance [ainsi qu’] un statut dans la communauté que peu de syndicalistes peuvent attendre de leur profession ordinaire[12.R. Hyman, Industrial Relations. A Marxist Introduction, Londres, Macmillan, 1975, p. 78.] ». Leurs relations sociales et leur style de vie tout entier s’en trouvent modifiés, leur nouveau métier devenant source pour eux de mobilité sociale ascendante. Dans leur grande majorité, ces dirigeants proviennent eux-mêmes du « noyau dur » précédemment défini, ce qui renforce l’assise de celui-ci au sein du mouvement syndical.

Le contexte dans lequel évolue l’action syndicale exerce une forte pression sur les organisations syndicales elles-mêmes. Pour pouvoir faire avancer leurs revendications immédiates, celles-ci doivent se faire accepter comme interlocuteurs valables par les employeurs et l’État. Cela contraint la plupart du temps leurs dirigeants à modérer et à sélectionner les revendications des travailleurs de manière à rendre celles-ci admissibles et réalisables.

(Se) préserver avant tout ?

Quatre conséquences au moins découlent de ces facteurs.
Primo, les permanents syndicaux deviennent de ce fait des intermédiaires entre la masse des travailleurs et les employeurs ou l’État. Ce rôle les valorise et leur confère une position-clé.
Secundo, ce processus les amène à développer leurs connaissances et les qualifications techniques nécessaires à la maîtrise de leurs « dossiers ». Cela contribue à approfondir l’écart qui les sépare du reste des travailleurs et de leur niveau de formation et rend plus difficile leur contrôle par ceux-ci, faute des connaissances nécessaires pour ce faire. Ces deux aspects accroissent l’autorité de ces permanents au sein de l’organisation syndicale.
Tertio, ces permanents sont amenés à côtoyer de manière régulière les représentants du patronat ou de l’État. À côté des privilèges matériels que cela peut leur apporter (salaire plus élevé que dans l’emploi précédent, voiture ou téléphone de fonction, repas au restaurant ou à la table d’un employeur lors d’une négociation…), cela façonne également leur vision et les incite à la conciliation.
Quarto, les permanents syndicaux risquent de considérer peu à peu les améliorations, bien réelles, qu’ils ont obtenues comme des progrès décisifs et suffisants. Ils en viennent dès lors à perdre de vue le caractère précaire ou partiel de ces victoires et à considérer la négociation et la stabilité de l’organisation syndicale comme des fins en soi.

Tendanciellement, de par leur évolution personnelle, les pressions idéologiques qu’ils subissent et la raison d’être de leur fonction, les permanents et les techniciens qui forment la bureaucratie syndicale en viennent donc à faire collectivement de la préservation de l’organisation syndicale un objectif plus important que celui de l’amélioration des conditions d’existence et de travail des salariés qu’ils sont censés défendre. Les moyens prennent le dessus sur les fins dans un phénomène de « déplacement des objectifs[13.Cette tendance est apparue assez tôt dans l’histoire du mouvement ouvrier, et a été analysée déjà par Rosa Luxemburg ou Robert Michels : R. Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicats (1re éd. 1906), dans Oeuvres I., Paris, François Maspero, 1969, p. 169-170 ; R. Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971 (1re éd. allemande 1911), p. 217-220.] ». La bureaucratie syndicale va certes contribuer à défendre les travailleurs et à améliorer leur sort, mais elle va également freiner leur combativité dans les cas où l’action collective lui semblera remettre en cause la stabilité de l’organisation, ainsi que sa propre situation – qui est notamment liée à cette stabilité – et ses intérêts particuliers. Les dirigeants syndicaux peuvent invoquer le besoin d’unité et de discipline des travailleurs, ou même le principe de la démocratie syndicale, pour faire prévaloir leurs conceptions, influencer la prise de décision, voire étouffer des voix discordantes, dans le but d’asseoir leur contrôle sur leur organisation et de préserver celle-ci et leurs propres intérêts. Les connaissances et capacités techniques que leur fonction leur a permis d’acquérir peuvent également leur servir. La mise en avant de la technicité des dossiers réduit à son tour la pratique démocratique à l’intérieur des syndicats puisque les dirigeants et techniciens sont en mesure de se présenter comme les seuls à même d’évaluer toutes les implications de certaines problématiques et à pouvoir prendre les décisions.

Une des conséquences les plus courantes de ce processus de réduction de la démocratie interne est d’engendrer l’apathie des membres « de base » et leur désintérêt pour le fonctionnement de leur organisation syndicale, renforçant par là même la diminution de la démocratie syndicale interne. Cependant, cette passivité des membres fragilise également l’organisation syndicale elle-même et risque de transformer les syndicats en « géants aux pieds d’argile », leur faiblesse étant paradoxalement à l’exact opposé du but recherché par la bureaucratie syndicale.

Cette tendance à la réduction du caractère démocratique des pratiques syndicales ne s’est pas faite immédiatement et ne va pas sans résistances. De nombreux exemples de pratiques autonomes de travailleurs « de base » existent (d’ailleurs significativement qualifiées de grèves « sauvages », ou de « débordements »), en contradiction avec l’orientation officiellement prise par leur organisation syndicale.

Comment expliquer que, globalement, les travailleurs acceptent malgré tout de rester membres de pareilles organisations et continuent d’apporter leur soutien à ces dirigeants ? Vraisemblablement en raison, précisément, du rôle dual de la bureaucratie syndicale, qui revêt à la fois un caractère de force motrice de l’action syndicale – et l’émergence d’une couche de militants professionnels est la condition sine qua non du développement de cette action – et, en même temps, de frein à celle-ci.

Qu’on ne se méprenne pas. Ces constats n’impliquent pas que « la base » serait nécessairement combative ni que les dirigeants syndicaux seraient uniquement conservateurs et démobilisateurs. Dans bien des cas, les affiliés sont eux aussi timorés, pour les raisons évoquées ci-dessus ou pour d’autres, et il peut arriver que des dirigeants syndicaux ne trouvent pas de répondant à une action qu’ils estiment pourtant devoir mener. Leur rôle de soutien à la mobilisation des salariés peut alors les conduire à organiser des opérations de sensibilisation et de mobilisation, en fonction de l’orientation qu’ils souhaitent donner à leur action et du positionnement de chacun au sein de cette configuration générale.

Syndicalisme et système capitaliste

Outre deux tensions internes aux syndicats, on peut en identifier deux liées à l’environnement dans lequel ceux-ci évoluent. La première concerne le rapport du syndicalisme au capitalisme.
L’existence des syndicats en Europe occidentale est étroitement liée à la naissance et au développement du mode de production capitaliste. C’est par opposition à celui-ci ou, à tout le moins, à certaines de ses conséquences, et dans le but de combattre celles-ci ou de les atténuer que des travailleurs s’organisent en syndicats. Cependant, ce sont aussi le système capitaliste et les acteurs qui le dominent qui déterminent le cadre dans lequel les syndicats évoluent. Les revendications économiques portées par les syndicats mettent en elles-mêmes en danger le capitalisme. L’exigence de diminution du temps de travail (sans perte salariale)[14.Voir A. Dufresne, B. Bauraind, « Que reste-t-il de la réduction collective du temps de travail ? » dans ce dossier.] ou d’augmentation de salaire implique une diminution du taux de profit des actionnaires, voire sa disparition si de telles revendications sont poussées très loin. Par ailleurs, la volonté affichée par certains syndicats de participer aux décisions concernant l’orientation de la production peut déboucher sur une réduction de l’autonomie patronale, voire favoriser des formes de socialisation des moyens de production telles que l’autogestion ou les nationalisations.

Cette menace envers le capitalisme lui-même explique que la réaction première des propriétaires des moyens de production, soutenus en cela par les institutions étatiques, ait été d’empêcher la constitution de syndicats, au besoin de manière violente. Cette répression a accentué la fragilité initiale des premiers syndicats[15.Voir à cet égard les travaux de J. Neuville, en particulier La condition ouvrière au XIXe siècle. Tome 2 : L’ouvrier suspect, Bruxelles, EVO, 1977.]. Dans certains cas, elle a également contribué à entretenir la combativité des travailleurs organisés et les a radicalisés[16.S. M. Lipset, “Radicalism or Reformism: The Sources of Working-class Politics”, American Political Science Review, vol. 77, n° 1, mars 1983, p. 1-18.], durcissant en conséquence la répression patronale et étatique elle-même.

Progressivement, et sans que cela ne fasse complètement disparaître toutes les craintes des milieux patronaux et conservateurs ni toute répression elle-même, certains employeurs ont préféré entamer des négociations avec certains syndicats afin de rendre la conflictualité plus maîtrisable. Il est évident qu’ils rejoignaient en cela certains dirigeants et militants syndicaux qui cherchaient eux-mêmes cette reconnaissance et les avancées que la négociation permet[17.R. Hyman, Industrial Relations. A Marxist Introduction, op. cit., p. 157-158. L’auteur souligne cependant que certains syndicalistes étaient conscients du caractère déradicalisant que pouvait représenter le fait d’agir dans le cadre de relations professionnelles institutionnalisées.]. Mais l’acceptation de la négociation par certains employeurs a pour condition la modération des revendications des travailleurs et leur limitation à certains domaines précis. Plus largement, l’idéologie dominante martèle la nécessité pour les travailleurs et leurs organisations d’être « raisonnables » et « encourage les syndicalistes à désavouer les objectifs même les plus modestes en les qualifiant de “subversifs”, “irresponsables” ou “économiquement désastreux”[18.Id., p. 88.] ».

Dans ce processus de répression-intégration, l’État joue un rôle considérable en assurant, par différents moyens, la domination de la bourgeoisie sur les autres classes sociales, et en particulier sur la classe ouvrière. Mais, prenant conscience du rôle stabilisateur que pouvait revêtir le syndicalisme pour le système capitaliste, et sous l’effet de la modification progressive de leur propre composition, les élites dominant les États européens ont peu à peu reconnu le fait syndical (selon des formes et à des rythmes bien entendu variables selon les pays) et l’ont légitimé de manière à le transformer en « moyen d’intégrer la classe ouvrière dans la société capitaliste, servant dès lors de mécanisme de contrôle social[19.Id., p. 143.] ».

En vue notamment de canaliser la révolte ouvrière et de la modérer, des réseaux d’instances de négociation sociale ont été développés sous les auspices étatiques et les interlocuteurs syndicaux et patronaux ont été invités par les États, sous pression si nécessaire, à y participer. Couplée à la lutte des travailleurs, cette action d’intégration de ceux-ci et de leurs organisations à la société capitaliste a indéniablement permis aux salariés d’engranger des améliorations significatives de leur condition. Le développement de systèmes d’État social en est sans doute l’illustration la plus nette : financée par les cotisations sociales, la sécurité sociale détourne une part de la richesse produite de l’accumulation capitaliste, améliore et sécurise l’existence des salariés et assure un rôle redistributeur de richesses, tout comme l’impôt progressif sur le revenu.

Compromis à tout prix ?

Mais cette intégration au système, l’association des dirigeants syndicaux à des mécanismes de prise de décision, ainsi que les pressions idéologiques constantes exercées par l’État, ont amené les responsables syndicaux à se sentir de plus en plus concernés par la sauvegarde du système dans lequel ils agissent.

Cela a non seulement rendu plus difficile leur rôle de contre-pouvoir critique, mais cela les a également conduits à adapter leur stratégie en conséquence et à mettre l’accent sur des revendications jugées admissibles par le système lui-même. Éléments a priori perturbateurs, les syndicats ont donc été incités par les employeurs et par l’État, sous peine d’être réprimés ou marginalisés, à se transformer en facteur de stabilisation des rapports sociaux et économiques. De mouvements contestataires, les syndicats sont devenus « dialectiquement à la fois une opposition au capitalisme et un élément constitutif de celui-ci[20.P. Anderson, “The Limits and Possibilities of Trade Union Action”, in R. Blackburn, A. Cockburn (éd.), The Incompatibles: Trade Union Militancy and the Consensus, Harmondsworth, Penguin, 1967, p. 334.] ». Selon R. Hyman, on touche ici à « la contradiction centrale du syndicalisme […] : en même temps qu’il rend possible la consolidation et l’effectivité accrue de la résistance des travailleurs au capitalisme, [il] rend également cette résistance plus gérable et prévisible et peut même servir à supprimer la lutte[21.R. Hyman, The Political Economy of Industrial Relations, op. cit., p. 230.] ».

Cela n’est pas sans influencer la stratégie que les syndicats vont privilégier. Ainsi, « la lutte tend à être canalisée vers des conflits concernant des questions sur lesquelles un compromis est possible à travers la négociation collective ; dès lors, les demandes “économiques” sont encouragées et les demandes [portant sur le] contrôle découragées[22.Ibid.] ». Une telle modération ne va pas de soi et les syndicats ont régulièrement développé des revendications beaucoup plus larges et radicales. Le processus de négociation tend toutefois à sélectionner les revendications admissibles par les employeurs ou l’État et, par extension, à trier les demandes dont on peut discuter en écartant celles qui demeureront plus rhétoriques. Le Projet d’accord de solidarité sociale élaboré en 1944 par des représentants patronaux et syndicaux illustre ce constat : les employeurs ont concédé qu’il fallait négocier la répartition des fruits de la croissance, en échange de quoi les syndicalistes ont admis l’autorité du seul patron quant aux orientations stratégiques prises par son entreprise.

Tous les syndicats ne sont pas, loin de là, inspirés par la même philosophie politique et par la même conception du monde. Toutefois les pratiques des syndicats d’inspiration démocrate-chrétienne, sociale- démocrate et – plus récemment – communiste ont eu peu à peu tendance à converger après-guerre dans le cadre d’une relation de « partenariat social » non dénuée d’ambiguïté[23.R. Hyman, Understanding European Trade Unionism. Between Market, Class and Society, Londres, Sage, 2001, p. 38-65.]. Dans ce cadre, la bureaucratie syndicale va s’efforcer la plupart du temps de maintenir intacte la relation de négociation avec le patronat ou l’État, quitte à ce que le résultat de la négociation soit faible, voire contraire à l’intérêt (d’une partie) des travailleurs. C’est d’autant plus le cas en période de récession, lorsque les marges de négociation sont très limitées[24.Voir J. Faniel, « Négocier, un besoin vital pour les syndicats ? », Politique, n°89, mars 2015, p. 39-41.]. Les syndicats qui ont fait du partenariat social une pratique privilégiée sont alors bien souvent amenés à négocier des reculs plutôt que des améliorations pour les travailleurs.

Les syndicats permettent donc à la fois de porter les revendications des travailleurs (ou du moins certaines revendications de certains travailleurs) et de tenter de les faire aboutir, mais ils tendent également, par la discipline qu’ils exercent sur les travailleurs et que requiert la procédure de négociation, à faire admettre aux travailleurs la réalité du système capitaliste qui crée les conditions de salaire et de travail contre lesquelles ils se battent précisément.

Syndicats et partis politiques

Pour peser sur leur rapport à l’État, bien des syndicats ont choisi de compléter et de renforcer leur lutte économique par une action politique. Nombre de partis ouvriers ont également cherché à organiser et à conscientiser les travailleurs à travers des organisations syndicales qui leur soient proches. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, des alliances plus ou moins étroites se sont ainsi nouées entre des organisations syndicales et partisanes préexistantes ou créées à l’instigation l’une de l’autre. De tels liens permettent aux syndicats de faire avancer certaines de leurs revendications et, dans certains cas, de consolider leur structure et leur position dans la société. Le monde syndical est marqué par différentes conceptions idéologiques. Historiquement, on peut distinguer syndicats réformistes et syndicats aux visées révolutionnaires tels que, originellement du moins, les mouvements communistes et anarchosyndicalistes. Une autre division peut être repérée entre, d’une part, des syndicats (communistes, anarcho-syndicalistes et, à l’origine au moins, sociaux-démocrates et socialistes) convaincus de la nécessité d’opérer un changement de société afin d’améliorer réellement la condition des travailleurs et, d’autre part, des organisations telles que les syndicats chrétiens ou libéraux, qui considèrent que l’aménagement de la société capitaliste voire l’harmonie entre employeurs et travailleurs permettront d’améliorer le bien-être de ces derniers.

Envisageant avec méfiance l’action parlementaire et les organisations qui la portent, et jugeant que l’action directe des travailleurs organisés en syndicats suffirait à mener la lutte politique des salariés, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme[25.En Belgique, l’anarcho-syndicalisme a essentiellement pris les traits, au XXe siècle, du renardisme. En 1945, André Renard et ses partisans ont milité, sans succès, pour imposer au sein de la FGTB une stricte incompatibilité entre mandats politiques et syndicaux. Par ailleurs, c’est sous la houlette d’A. Renard qu’ont été adoptés, en 1954 et en 1956, deux documents revendiquant des réformes de structure au caractère anticapitaliste marqué. Sur ce courant, voir M. Alaluf (dir.), Changer la société sans prendre le pouvoir. Syndicalisme d’action directe et renardisme en Belgique, Bruxelles, Labor, 2005.] ont refusé de nouer des liens avec des partis politiques.

D’autres courants ont au contraire cherché à établir des relations durables entre organisations syndicales et partisanes, partant notamment de l’idée que la faiblesse politique des syndicats contraignait ceux-ci à de telles alliances pour prolonger leur combat dans la sphère politique. Selon les différentes orientations (communiste, démocrate-chrétienne, socialiste ou sociale-démocrate), les liens établis ont pris une physionomie différente, ont été noués à des rythmes différents, et ce à l’instigation d’un acteur ou de l’autre. Généralement, lutte économique et lutte politique sont distinguées, réservant aux acteurs syndicaux le soin de mener la première et aux organisations partisanes celui de conduire la seconde.

Au cœur des relations nouées entre partis et syndicats se trouve la notion d’« échange politique », qui implique que les deux types d’acteurs se soutiennent mutuellement de manière à engranger des gains pour l’autre. Ce faisant, ils entendent consolider en retour leur propre situation. Dans cette transaction, chacun apporte certaines ressources à l’autre. Ainsi, l’acteur syndical offre au parti la force de la masse des travailleurs organisés sous son égide, ce qui peut passer par un financement accordé au parti, par un appui dans les luttes qu’il mène ou par un soutien électoral explicite ou tacite à celui-ci. Souvent, les organisations syndicales fournissent également des cadres dirigeants au parti. Dans certains cas, les syndicats sont représentés en tant que tels dans les organes de décision du parti[26.Ainsi, les principaux dirigeants de la FGTB sont membres de droit du bureau des deux partis socialistes belges.].

De son côté, le parti relaie certaines des revendications déterminées par son allié syndical et cherche à les faire aboutir à travers son action politique. Plus globalement, il tente par divers moyens de consolider la situation des syndicats (ou du moins de ceux dont il est proche) en vue de faire croître la force de ceux-ci et de s’en assurer le soutien. Dans le modèle social-démocrate, le parti détermine également la doctrine politique constituant le cadre idéologique dont les syndicats vont s’inspirer de manière plus ou moins directe. Le développement d’une vision du monde englobante peut favoriser l’engagement militant et amène les syndicats à dépasser la défense strictement corporative, favorisant par conséquent leur développement. Dans une société pilarisée telle que l’est la Belgique, le processus d’« échange politique » entre parti et syndicat d’un même pilier est tout particulièrement observable, même s’il s’est en partie atténué et si une certaine diversification des « relais politiques » des syndicats est à l’œuvre – essentiellement du côté francophone.

Grâce à ces rapports privilégiés, les syndicats peuvent obtenir des améliorations pour les travailleurs qu’ils défendent par le biais de l’action politique menée par leurs partis frères. Cependant, pour diverses raisons, ces derniers peuvent utiliser la relation qui les unit aux syndicats pour contraindre les membres de ceux-ci à admettre des décisions allant à l’encontre de leurs intérêts. De telles pressions peuvent s’opérer par le biais des liens organiques qui unissent partis et syndicats, ou à travers des rapports interpersonnels. De tels mécanismes sont tout particulièrement accentués en période de crise. En dépit de l’autonomisation survenue entre acteurs syndicaux et politiques, les dirigeants syndicaux se plient bien souvent à de telles pressions, préférant préserver leurs liens avec un relais politique, a fortiori lorsque ce parti frère est au pouvoir. Cela ne signifie pas que les organisations syndicales et leurs dirigeants restent totalement passifs envers de telles politiques. Ils cherchent la plupart du temps à faire pression sur le parti frère afin d’infléchir sa politique ou, au moins, d’en atténuer les effets néfastes pour (certains de) leurs membres. Dans ce contexte, la présence dans les rangs syndicaux de militants (communistes, trotskystes ou maoïstes, par exemple) poussant les structures syndicales à plus de radicalité constitue à la fois un aiguillon favorisant le dynamisme de celles-ci et une source de tension avec les dirigeants les plus attachés aux liens noués avec les partis frères.

De multiples possibles

Les syndicats, a fortiori lorsqu’ils comptent un grand nombre d’affiliés, sont des organisations complexes et loin d’être monolithiques. Ils évoluent, sous la pression de leurs rapports internes et sous l’effet des changements survenant autour d’eux. Ils ne le font toutefois pas dans n’importe quel cadre. En cernant les quatre tensions principales abordées ici et en les combinant, on comprend mieux dans quel périmètre l’action syndicale se déploie, quelles sont ses tendances lourdes et quelles limites elle rencontre.

Bien entendu, dans ce cadre, les acteurs disposent d’une certaine latitude. Aussi, en fonction de leur parcours, de leur sensibilité, de leur vision, de leurs intérêts, de l’histoire et de l’idéologie de leur organisation ou encore des circonstances et des rapports de force, affiliés, militants, permanents ou employés des services syndicaux (juridiques, d’étude, de formation…) peuvent agir dans un tel périmètre de manière différente.
Ainsi, consciemment ou non, les uns vont accentuer le poids du « noyau dur », tandis que d’autres vont accroître la prise en compte des intérêts des femmes, des jeunes, des étrangers, des sans-emploi ou des précaires ; le poids de la bureaucratie syndicale va se trouver renforcé ou limité, et sera plutôt à l’œuvre son rôle dynamique ou son caractère conservateur ; le capitalisme sera contesté de manière fondamentale ou considéré comme positif à condition d’être quelque peu régulé ; le rapport au parti frère sera renforcé ou revu en profondeur.
En examinant sommairement les quatre tensions énoncées ci-dessus, l’objectif a donc été de saisir les logiques à l’œuvre dans le champ syndical et non de nier la liberté dont les acteurs peuvent bénéficier pour faire évoluer l’action syndicale, dans une direction ou dans une autre.