Idées
Tous les chemins mènent-ils au goulag ?
23.06.2023
Cet article a paru dans le sommaire en ligne du n°122 de Politique (mai 2023). Disparu fin 2022, Pierre Ansay était docteur en philosophie et membre du Collectif de la revue Politique. Nous publions son texte en l’état.
Communisme ? Le concept effraie encore. Le Manifeste du parti communiste commençait par ces mots célèbres : « Un spectre hante l’Europe, celui du communisme ». Hors Europe, à Ottawa, un monument, dédié aux victimes du communisme, est en cours d’installation, sans beaucoup de protestations – impensable chez nous tant le communisme est encore associé à la résistance héroïque au nazisme[1.Le constat vaut davantage pour la France, car la Belgique souffre, comme bien souvent, d’une grande amnésie historique.] et aux luttes vigoureuses ayant abouti au compromis social-démocrate. Les critiques, fort modérées, font remarquer que le gouvernement Harper, très à droite, et qui précéda l’actuel gouvernement de Trudeau fils, escomptait récolter des voix auprès des influentes communautés d’origine est-européenne, Ukrainiens, Tchèques, Slovaques et Polonais. Ils mentionnent cependant qu’aucun monument n’est dédié aux premières nations victimes de processus génocidaires ni de monument dédié aux victimes du colonialisme et rappellent que les troupes britanniques inventèrent les camps de concentration lors de la guerre des Boers. Le politologue Yoram Hazony affirmait, avec une certaine anxiété, que « le marxisme est de retour et s’efforce, avec un succès étonnant, de prendre le contrôle des plus importants médias américains, des universités et des écoles, des grandes entreprises et des organisations philanthropiques, et même des tribunaux, de la bureaucratie gouvernementale et de certaines églises[2.O. Larmagnac-Matheron, « Le spectre de Marx plane sur les États-Unis », Octave, Philo Magazine, novembre 2020.]». Quand j’ai mentionné, auprès de ma famille californienne et canadienne, mon passé de militant communiste, silence gêné, regards qui s’élèvent au plafond pour compter les mouches.
Mais si le communisme comme expérience révolutionnaire radicale s’apparente par bien des aspects à la Révolution française, il s’en détache par l’éclatement de la notion, renvoyant, sous la forme adjectivée, à la dénomination de certains partis politiques, à la théorisation lourde dont accouchèrent des penseurs aussi prestigieux que Platon et Marx et à la critique de l’utopie communiste qui semble devenue un genre littéraire, politologique et historique en soi[3.Pour une approche très riche, très documentée et critique de l’eschatologie communiste et pour une meilleure connaissance des pays de l’ex-Union soviétique et du bloc de l’Est, consulter le blog de B. De Backer, Routes et déroutes. Notons que les critiques formulées vis-à-vis des crimes du communisme sont loin de s’accorder sur la filiation et/ou rupture du couple Staline-Lénine par rapport à la pensée politique de Marx. ]. Il convient donc de préciser, dans un premier temps, ce qu’entendent les théoriciens de cette mouvance qui a marqué l’histoire de l’Occident, de Platon à Marx, puis de mentionner les critiques de quelques penseurs importants, Aristote, Popper, Bakounine et Simone Weil et de relever enfin les erreurs anthropologiques de l’eschatologie marxiste farcie d’impasses utopiques.
Platon, le premier penseur communiste
Le communisme platonicien est exposé, dans une version idéale, dans La République. Dégrisé et vieillissant, le philosophe produira une version dessillée, plus pragmatique, dans Les Lois. Entre ces deux œuvres, se situe la fameuse Lettre VII qui relate son échec quand il prétend éduquer le tyran de Syracuse et en faire un philosophe roi qui gouvernerait une société juste. Dans La République, Socrate donne la réplique à Thrasymaque, pour qui le Juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort. Marquant son désaccord, Socrate affirme qu’il convient de diriger la cité, non pas en vue de son propre bien mais en vue du bien des autres, des dirigés. Pour un Grec, il y a une isomorphie, une structure identique qui départage, hormis les métèques et les esclaves, les citoyens en trois classes, le corps en trois parties, la tête, les poumons et les tripes, et l’espace moral en trois vertus. Nous sommes, autant les individus que les sociétés, divisés en trois parties ; en haut, la cervicale, part pensante la plus noble, tournée vers le ciel des idées avec comme vertu la raison législatrice, la classe des gardiens philosophes ; au milieu, thoracique, la part combattante, force corporelle dont la vertu est le courage irritable qui fait la classe des guerriers ; et en bas, dans le ventre et plus bas encore, la classe des agriculteurs, des artisans, part désirante et productive, dont la vertu est la fécondité. Trois classes, trois vertus et trois fonctions, la fonction dirigeante, la fonction de défense de la cité et la fonction nourricière. La justice, bien suprême, c’est « chacun à sa place et les vaches seront bien gardées ». Il y a trois types d’âmes selon la partie qui domine et pas d’embrouillamini, dont sont spécialistes les poètes, les homériques et les dramatiques, qui confondent et proposent des images à la place des réalités et des idées : il faut les exclure, et s’il le faut, par temps d’orage, les mettre à mort. Ça ne rigole pas sur le Parthénon où l’on ne se mélange pas et où on ne mélange pas les idées pures, le stupre terrestre et les images. L’agora et ses marchés, c’est de l’impur et de l’instable, on dirait le lit dressé pour le futur capitalisme, ça sent les métèques et les marchés qui puent le poisson, les mélanges et les embrouilles.
Sans surprise, la meilleure société sera gouvernée par les philosophes rois : « Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet[4.Platon, La République, V/473 a, GF, 1966, p. 229.] », eh bien, sans les philosophes au pouvoir, ce sont d’odieux régimes qui se mettront en place, poursuivant uniquement les intérêts d’une fraction de peuple à l’exclusion de toute autre. Car l’Histoire est le lieu et le moment de la dégénérescence, sans doute une première illustration de la seconde loi de la thermodynamique : tout système fermé tend vers un maximum d’entropie, de désordre. Au lieu d’une cité idéale gouvernée par de sages philosophes, observons, dit Platon, une dégradation progressive : le régime timocratique, la cité devient trop guerrière, la partie médiane de l’âme devient trop irascible, les guerriers sont aux manettes et inspirent la crainte. Avides, ils passent à la caisse et survient alors le régime oligarchique, les bas instincts, l’avidité, la consommation effrénée de richesses. Mais monopolisée par les nababs, les estomacs de la partie inférieure protestent, affamés, alors le peuple se révolte et surgit le régime démocratique, tout est permis, tout est possible, c’est la licence et la débauche, le bordel. Alors il faut remettre de l’ordre, bienvenu le régime tyrannique, il faut pour le peuple un protecteur, mais en proie à l’Hubris, l’orgueil démesuré, il opprime et massacre tout qui lui résiste, l’effondrement est programmé. Et une nouvelle chance s’ouvre, le régime aristocratique des gardiens philosophes, autant des femmes que des hommes, susceptibles, les unes comme les autres, d’occuper les mêmes fonctions mais exclusivement elles et eux. Et puis ces altesses gouvernantes vivront en communauté, sans rien posséder de propre, car la propriété privée et l’appropriation sont source de discorde. Alors, pas de cellule familiale, les enfants sont les enfants de tous par toutes ; ils seront retirés à leurs parents, élevés dans la communauté afin de les programmer en vue de fournir de nouveaux contingents de gardiens ou de guerriers.
Voilà la proposition platonicienne, les gardiens, et eux seuls, sont de nobles communistes, ils jouissent ensemble, procréent ensemble, sans paternité certaine et ne disposent pas d’une propriété privée. Platon espère ainsi fabriquer de l’unité, de la stabilité, freiner l’entropie et la marche vers le désordre et les passions ventrales. Ainsi, il faut se garder d’établir des cités près de la mer : « La proximité de la mer pour un pays est un agrément de la vie quotidienne, mais c’est un voisinage saumâtre et nocif ; en y introduisant le commerce et le trafic de détail, en implantant dans les âmes des mœurs instables et incertaines, elle rend la ville méfiante et inamicale à l’égard d’elle-même et aussi de tous les autres hommes[5.Platon, Les Lois, 705 a, Folio, 1997, p. 246.]. »
La démocratie est ainsi disqualifiée, parce qu’elle est mouvement, désordre, aventure improbable et parce qu’elle annonce, comme sa conséquence fatalement historique, la tyrannie. Seuls, les vrais intellectuels y remettront du bon ordre. Est-ce que Platon n’annonce pas davantage Lénine que Marx ? Le peuple est stupide, aveugle et passionnel, il a condamné Socrate à mort[6.Un parallèle à tirer ? Socrate pour le totalitarisme platonicien et l’échec dramatique de la Commune de Paris pour Lénine ?], il faut créer une avant-garde consciente qui mente au peuple[7.Platon estime qu’il faut pratiquer le noble mensonge, faire croire au peuple que les trois classes résultent de la volonté des dieux, qu’il est vain de contester cette tripartition, « cela sera bien propre à leur inspirer plus de dévouement pour la cité et leurs concitoyens », in La République, 415a. ] et distribue des piqûres de savoir rationnel dans les fesses des adorables prolétaires abusés par les sirènes des marchands ou par les apprentis démagogues qui muent en tyrans. Au mieux, les prolétaires, livrés à eux-mêmes, sans la houlette des gardiens, ne deviendront que de vulgaires social-économistes. Lénine, un grand platonicien, nous met en garde : « L’histoire de tous les pays atteste que par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers[8.Lénine, Que faire ?, Chapitre II.]. » Orwell renchérit et souligne : le secret espoir des intellectuels de la gauche platonicienne et communiste, c’est de manier le fouet, de programmer la pensée des empereurs, et comme Platon à Syracuse, d’espérer gouverner par procuration les masses toujours déjà abêties. Il y a, comme l’indiquait Hannah Arendt, un soupçon de tyrannie chez les philosophes et les idéologues, nécessité chez eux, de disqualifier les honnêtes gens, qui vivent dans la décence commune[9.Le concept de common decency a été formulé par Orwell dans Le Quai de Wigan.], pour justifier leurs prétentions éthérées à gouverner en secrétant des eschatologies utopistes implémentées dans la tête et le corps des tyrans.
Marx vient en second lieu
« La propriété privée nous a rendu tellement sots et bornés qu’un objet est nôtre uniquement quand nous l’avons, quand il existe donc pour nous comme capital ou quand il est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous[10.K. Marx, Manuscrits de 1844, GF Flammarion, 1996, p. 148. Idem pour les citations suivantes.]. » Dans cette frénésie de l’avoir, l’homme se perd, il est, dans un langage philosophique un peu lourd, hors de la connaissance de lui-même, aliéné. La première formulation du communisme comme principe théorique est donc la sortie de cette aliénation de l’avoir et l’abolition de la propriété privée. Ce ne sont plus les propriétés et les accaparements, les thésaurisations et les accumulations qui me définissent, mais mon rapport vivant avec les autres sous la forme de l’association : « Les sens et la jouissance des autres hommes sont devenus miens, […] se constituent aussi des organes sociaux sous la forme de la société. » Ce qui fait l’état actuel à abolir, c’est la vérité de l’avoir appropriatif, dont « le rapport à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté collective » est la vérité et dans ce rapport de l’homme à la femme s’exprime « l’infinie dégradation dans laquelle se trouve l’homme vis-à-vis de lui-même ». Le communisme, affirme Marx, « c’est l’abolition de la propriété privée […], phase réelle de l’émancipation et de la renaissance humaine, phase nécessaire pour l’évolution historique prochaine »[11.Ibid.], l’homme s’approprie lui-même au lieu de s’approprier les autres ou d’être approprié par eux. Le communisme, dans cette formulation, est un passage de l’aliénation à l’association, « l’activité directement en société avec d’autres, est devenue un organe de la manifestation de ma vie et un mode d’appropriation de la vie humaine ».
Dans L’Idéologie allemande, Marx va préciser selon un mode plus dynamique : le communisme est un mouvement réel qui abolit le régime de la propriété privative. Et ce mouvement est en quelque sorte hâté, et rendu incontournable par la puissante et l’irrépressible tendance à l’accumulation capitaliste. Ce n’est plus l’action volontaire des hommes qui est à la manette, mais la main de fer du déterminisme historique. Le marxisme devient une science de l’Histoire, il dissipe le mystère et au lieu du lamento victimaire, produit la science du phasage historique. Dans Le Capital, Marx caractérisera ce passage comme un bond, celui qui fait passer l’histoire des hommes du règne de la nécessité au règne de la liberté, les hommes acquièrent la maîtrise de leurs pratiques sociales : « Les lois de leur propre pratique sociale qui jusqu’ici se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées en connaissance de cause et par là dominées[12.Labica-Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999, p. 205.]. »
Mais la forme de cette domination sur ces dites lois naturelles, prendra la forme, dans l’eschatologie communiste, de la planification centralisée et du mécanisme. Le véritable bond, non dit, c’est celui de la domination du planificateur sur le travailleur. Avec force démonstrations, Marx affirme que le capitalisme est le producteur mécanique du communisme, il accouche, dans son extension et sa concentration, de sa propre (dis)solution. Il produit sa propre contradiction, en « créant » la classe des producteurs opposée au capital. Le développement de cette classe de producteurs rend impossible, dans la durée de l’histoire, la propriété privée des moyens de production, l’incompatibilité est forcée, mécanique autant qu’inéluctable. C’est une loi scientifique, prétend Marx, qui accouchera de la société communiste, résultant de l’auto-destruction du capitalisme comme conséquence de l’accumulation du capital.
Une fois la prédiction de l’effondrement mécanique de cette contradiction formulée, le communisme n’est plus l’invention et le dynamisme de la libre association de producteurs qui se sont réappropriés le capital produit par leur travail commun, mais le parti, une gigantesque organisation technique qui fonctionne à l’administration des choses. Le parti produira le paradis, tombé du ciel et vécu sur Terre. La religion comme essence fantasmée de la vie digne mutera en abondance réelle saturant désirs et besoins. Cette planification a-conflictuelle devrait, selon la prévision théorique, engendrer la disparition de l’État, du droit, de la religion et des idéologies ; seule subsisterait l’économie administrative, la conflictualité politique disparaîtrait des radars. « Les antagonismes de classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique […] le prolétariat détruit les classes en général, et par la même, sa propre domination comme classe[13.K. Marx & F. Engels, Manifeste du parti communiste, II.]. » Certains ne se feront pas prier d’y voir un gigantesque fantasme de maîtrise sociale, censée produire in fine de l’abondance sans conflits appropriatifs, de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins. La réalité ne suivra cependant pas ces prédictions qui alliaient dans le même langage le désir de construire une société plus juste, moins aliénée et la prétention à la détermination scientifique, mécaniste, de l’Histoire.
Deux critiques du platonisme politique : Aristote et Popper
Aristote, le métèque que son statut d’étranger empêchait de succéder à Platon dans son Académie, relève dans Les Politiques, que la cité idéale de Platon est irréalisable : « Si elle s’avance trop sur la voie de l’unité, une cité n’en sera plus une, car la cité a dans sa nature d’être une certaine sorte de multiplicité, et si elle devient trop une, de cité elle retourne à l’état de famille, de famille à celui d’individu[14.Aristote, Les Politiques, GF Flammarion, 1990, p. 139. Idem dans le paragraphe suivant.]. » Pour Aristote, une cité, c’est de la diversité sociale, de la multiculture, des gens « qui diffèrent spécifiquement entre eux ». Et puis, certes pas une classe de gardiens inamovibles, pas d’avant-garde éclairée à demeure et ad vitam. « L’égalité réciproque assure le salut des cités […], tous ne sont pas susceptibles de gouverner en même temps, mais pendant un an […] et c’est de cette manière qu’ils arrivent tous à gouverner, comme si les cordonniers et les charpentiers échangeaient leurs fonctions, et que ce ne soit pas toujours les mêmes qui restent cordonniers et charpentiers. » Ce que son maître Platon a présenté comme le principe de gouvernement, une unité stable à la manière d’une famille « mène la cité à sa perte ». C’est la différence issue de la permutation des places et des fonctions qui fait la vie et fabrique de l’égalité, « car alors les uns gouvernent quand les autres sont gouvernés, chacun à son tour, comme s’ils étaient devenus différents par nature »[15.Ibid.].
Pour le philosophe Karl Popper, la théorie politique de Platon est historiciste : il y a une loi historique fatale qui pousse les organisations humaines à la corruption. Elle est aussi totalitaire : seule une classe de gardiens, inamovible et indéboulonnable, est capable d’arrêter la tendance qui nous entraîne vers le bordel et la poubelle. Et réactionnaire : le salut est dans le retour à la pureté de l’État idéal gouverné par les philosophes. Il ne fait pas bon vivre dans la cité platonicienne, car tout comportement déviant, toute initiative individuelle susceptible de faire bouger l’arrangement est condamnée et poursuivie. La cité platonicienne procède par exclusion : les poètes, les dramaturges, les rhéteurs et sophistes, voire les philosophes dissidents sont exclus ou mis à mort. La raison platonicienne n’est pas partagée et, plus grave, proscrit l’esprit critique. Platon divorce de son maître Socrate pour qui l’esclave est autant capable de géométrie et de philosophie qu’un gardien platonicien.
Pour Popper, toute connaissance doit accepter d’être soumise à des procédures de vérification et de falsification ; toute théorie qui refuse la mise au ban d’essai comporte en soi des dérives totalitaires ; elle secrète des sociétés fermées imperméables à l’esprit critique. Ainsi, psychanalyse et marxisme sont disqualifiés parce que non falsifiables : si vous critiquez la psychanalyse, c’est une résistance et votre critique valide la vérité de la psychanalyse. Si vous critiquez les prévisions de Marx relatives à l’avènement du socialisme dans les sociétés occidentales urbanisées, les théoriciens ne manqueront pas de vous présenter une explication ad hoc qui valide la nouvelle formulation théorique. La société ouverte au jeu imprévisible des libertés ne manque pas de se tromper dans ses anticipations et de ce fait stimule la critique, crime majeur pour Platon. Le devenir de la société ouverte, dès lors, est imprévisible. Les régimes démocratiques, travaillés par les conflits, instaurent la pluralité et les débats et de cette mixture indigeste pour les idéalistes, surgit le non-prévu, le non-avenu, solide démenti adressé aux théories historicistes qui prétendent que le développement historique obéit au phasage prévu par leur théorie.
Bakounine, critique du totalitarisme marxiste
Le congrès de la première Internationale s’est déroulé à La Haye en septembre 1872, expulsant les anarchistes avec, au passage, un monceau de calomnies ciblé sur Bakounine lui-même (le procédé se répétera pour Orwell au retour de la guerre d’Espagne). « Les Marxiens, écrit Bakounine, ont levé le masque, et comme il convient à des hommes amoureux de pouvoir, toujours au nom de cette souveraineté du peuple qui, désormais, servira de marchepied à tous les prétendants au gouvernement des masses, ils ont audacieusement décrété l’esclavage du peuple de l’internationale[16.Bakounine, Lettre au journal La Liberté de Bruxelles, octobre 1872.]. » Bakounine poursuit : « Prétendre qu’un groupe d’individus, même les plus intelligents et les mieux intentionnés, seront capables de devenir la pensée, l’âme, la volonté dirigeante et unificatrice du mouvement révolutionnaire et de l’organisation économique du prolétariat de tous les pays, c’est une telle hérésie contre le sens commun et contre l’expérience historique, qu’on se demande avec étonnement comment un homme aussi intelligent que M. Marx a pu la concevoir ? […] Les marxiens sont les adorateurs du pouvoir de l’État, et nécessairement aussi les prophètes de la discipline politique et sociale, les champions de l’ordre établi de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel et de la souveraineté des masses, auxquelles on réserve le bonheur et l’honneur d’obéir à des chefs, à des maitres élus. » À le suivre, Marx se pose « en directeur et en arbitre suprême de tous les mouvements révolutionnaires qui peuvent éclater dans différents pays, osant rêver l’assujettissement du prolétariat de tous ces pays à une pensée unique, éclose dans son propre cerveau ». Bakounine se demande comment un révolutionnaire très sérieux, « sinon toujours très sincère, […] fait pour ne point voir que l’établissement d’une dictature universelle, collective ou individuelle, d’une dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d’un ingénieur en chef de la révolution mondiale, réglant et dirigeant le mouvement insurrectionnel des masses dans tous les pays comme on dirige une machine, que l’établissement d’une pareille dictature suffirait à lui seul pour tuer la révolution, pour paralyser et pour fausser tous les mouvements populaires ». Marx ne prend en considération que le rapport d’exploitation économique et méconnaît « le tempérament et le caractère particulier de chaque race et de chaque peuple ». Peu l’intéresse ce qui s’avère décisif dans l’histoire particulière de chaque peuple, « l’instinct de révolte et par là même de liberté, dont il est doué ou qu’il a conservé ». Faire l’impasse sur ce sentiment de liberté, prétendre diriger, à l’allemande et en opposition au tempérament latin et russe, la constitution d’un horrible État populaire, « ce serait pour le prolétariat un régime de caserne, où la masse uniformisée des travailleurs et des travailleuses s’éveillerait, s’endormirait, travaillerait et vivrait au tambour ». L’émancipation, c’est d’abord la liberté et en second la solidarité, une complexion des deux réalités « en vertu de laquelle aucun homme n’est libre si tous les hommes qui l’entourent et qui exercent la moindre influence soit directe, soit indirecte sur sa vie, ne le sont également ».
Simone Weil renchérit
Simone Weil, à la différence des Trotsky et Lénine, a travaillé en usine. Elle est d’accord avec Marx sur le constat selon lequel le développement de la société industrielle capitaliste a fait des travailleurs « de simples rouages, et ils sont dégradés à ce rôle de rouages parce que le travail intellectuel s’est séparé du travail manuel et parce que le développement du machinisme a enlevé à l’homme le prestige de l’habileté pour le faire passer à la matière inerte […]. » Il en va de même pour les citoyens, « la machine de l’État se confond avec l’oppression exercée par la grande industrie[17.S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Œuvres complètes, Tome II, Gallimard, 1988. Idem pour le paragraphe suivant. À noter que suite à la demande de Simone Weil, ses parents ont hébergé la famille Trotski fin 1933, occasionnant, selon les mots de Nathalie Sédov, l’épouse de Trotski, de véhémentes discussions entre son mari et une enfant (Simone Weil) qui lui tient tête ! ]. » Comment, dès lors, des citoyens broyés et des ouvriers laminés verront-ils leur indigne condition restaurée par un épisode révolutionnaire ? « Au contraire, tout cela doit avoir disparu avant qu’une révolution puisse se produire ; ou si elle se produit auparavant, ce ne sera qu’une révolution apparente, qui laissera l’oppression intacte ou même l’aggravera. » Comment des femmes et des hommes profondément blessés deviendront-ils, du jour au lendemain, « la classe dominante » ?
Critiquant les premières purges staliniennes, elle s’oppose au tout à l’État : « La machine de l’État se développe de jour en jour d’une manière plus monstrueuse, devient de jour en jour plus étrangère à l’ensemble de la population, plus aveugle, plus inhumaine […]. Le marxisme s’intéresse davantage aux forces productives qu’aux hommes réels. Pour la théorie marxiste, le développement des forces productives permettra in illo tempore un développement harmonieux des facultés humaines, mais d’ici là, la condition impérative est d’assurer le développement de la technique libérée des formes capitalistes de l’économie. » Les épigones de Marx comprennent ainsi : « Toute tentative d’action sociale qui ne consiste pas à développer les forces productives est vouée d’avance à l’échec […]. Tout progrès des forces productives fait avancer l’humanité sur la voie de la libération, même si c’est au prix d’une oppression provisoire […]. On comprend fort bien, à partir de cette conception, la position des bolcheviks, et pourquoi tous, y compris Trotsky, traitaient les idées démocratiques avec un mépris souverain.»
Elle ne manquera pas de relever les osmoses de terrain entre le communisme allemand et la montée en force du parti nazi : « L’idéologie nazie est étonnement contagieuse, notamment chez le parti communiste et avec les hitlériens […]. Le Parti communiste a plusieurs fois pratiqué une sorte de front unique[18.S. Weil, Ibid., p. 117 et suivantes.]. » À la différence de Marx, Weil est bien plus soucieuse de la domination que de l’exploitation. Pour elle, ce rapport aliénant et dégradant constitue le principe d’explication matérialiste dont manque la révolution. Le fait de l’oppression n’engendre pas, par un coup de baguette magique baptisé révolution, son contraire ; « il faut n’avoir jamais été le serviteur d’aucun maître, ne s’être jamais senti devenir chose parmi les choses, rouage d’une machine écrasé par quelque gravité aveugle, pour penser que ceux qui sont opprimés ainsi peuvent se libérer d’une classe oppressive[19.T. Dommange, « Simone Weil, le marxisme hors de soi », Les études philosophiques, 2007/3, n° 82, p. 213.]». Ce constat critique est gênant pour l’eschatologie christiano-marxiste, qui valorise outrancièrement la position victimaire, faisant l’impasse sur le fait que la domination abîme durablement les dominés.
Des méprises anthropologiques
Le marxisme caractérise une société qui « se veut, se pense et s’auto-constitue en s’édifiant sur la base d’une science de la société ». En refoulant, dans sa description du paradis communiste, la conflictualité structurelle qui oppose les désirants, « elle se fait l’absolument autre de son projet conscient, aboutissant à la société la plus ignorante d’elle-même[20.Toutes les citations du présent paragraphe sont issues de M. Gauchet, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », Esprit, juillet 1976.] ». Certes, Marx a ruiné définitivement « le présupposé commandant la vision politique des penseurs classiques, à savoir le présupposé de l’unité sociale ». Après lui, il convient de penser les sociétés à partir des conflits et des divisions qui les déchirent. Mais le projet de Marx consiste justement à construire une société dont la conflictualité structurelle serait définitivement abolie. La société capitaliste créerait les conditions d’une science de l’histoire « et d’une organisation des opprimés fondée sur le savoir qu’ils ont de leur mission ». À l’horizon, se profile le dépassement définitif de la scission sociale, avec des accents millénaristes qui rappellent la révolte des paysans menée au XVIe siècle par Thomas Müntzer[21.Lire à ce propos H. Le Paige, « Les mots qui brûlent », Politique, janvier 2019, à propos de Éric Vuillard, La Guerre des pauvres, Actes Sud, 2019. ]. Le projet scientifique autant que politique de Marx, c’est celui « d’une société sans antagonisme, sans déchirement intérieur, sans opposition radicale ». La révolution, dépassée, l’étape intermédiaire du socialisme garantit, par un verdict scientifique, l’avènement d’une société pacifiée et indivise.
Trois illusions majeures persistent ainsi dans le paradis utopique rêvé par Marx : une société sans classes et sans État, une société entièrement planifiée qui construirait son histoire, avec la maîtrise de son devenir historique, et une société « débarrassée de l’opacité produite par les rapports marchands[22.M. Riot-Sarcey, Dictionnaire des utopies, article Marx, Larousse, 2007, p. 150.] ». Freud voit dans le développement de la société soviétique stalinienne de grandes parentés avec les crimes de l’Inquisition : si la fin de la division sociale est programmée, les dissensions théoriques sont des crimes d’État : « Il est interdit de critiquer la théorie marxiste, et douter de son bien-fondé est un crime passible de châtiment, comme autrefois l’hérésie aux yeux de l’église catholique[23.S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1975, p. 239.]. » Gauchet relève bien que le conflit psychique est inhérent à la nature humaine, et cette formulation théorique, qui oppose et parfois tresse ensemble la pulsion de vie et la pulsion de mort, constitue en soi un fait éminemment politique. Freud l’indiquait déjà : « Les communistes croient avoir découvert la voie de la délivrance du mal. D’après eux, l’homme est uniquement bon, ne veut que le bien de son prochain […] une illusion sans consistance aucune[24.S. Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 66. Notons que les débats menés entre bouddhistes et marxistes dans les différentes aires du bouddhisme asiatique, interrogent ce pessimisme anthropologique ; se reporter, à ce sujet, aux écrits de Thich Nath Hanh.]. » La satisfaction des besoins matériels n’abolira pas la jalousie, ni le désir de dominer ses semblables. Une fois la satisfaction comblée à l’intérieur du groupe, la pulsion destructrice se tournera à l’extérieur : « Et l’on voit comment la tentative d’instauration en Russie d’une civilisation communiste nouvelle trouve son point d’appui psychologique dans la persécution des bourgeois. Seulement, on se demande avec anxiété ce qu’entreprendront les Soviets une fois tous leurs bourgeois exterminés[25.S. Freud, Ibid., p. 68. Le texte date de 1930, quelques années avant les premières purges staliniennes. Pour un libéral dogmatique, la convergence avec l’utopie marxiste est manifeste : la justice disparaît quand tous ont un accès illimité aux biens de la société d’abondance. L’internationale des cocus est définitivement rangée au placard des déviations bourgeoises. ]. » Freud concède au projet marxien un fond de générosité. Mais il range le projet dans le rayon des eschatologies biblique et coranique. Vouloir et escompter changer de fond en comble la nature humaine suite à une convulsion sociale et politique, c’est se fixer « une tâche irréalisable […]. Peut-être est-il possible de remanier l’organisation sociale, de supprimer la misère matérielle des masses tout en respectant les exigences culturelles de l’individu ; mais la nature humaine se plie difficilement à tout genre de communauté docile ; il semble que la lutte doive durer encore un temps imprévisible[26.S. Freud, « D’une conception de l’univers » in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, ibid.] ».
Et demain ?
Les goulags, les génocides et les crimes du communisme sont-ils directement programmés par le discours communiste lui-même ? Répondre à ces questions nécessiterait de prolonger la réflexion sur les réalisations enthousiasmantes du duo Staline-Lénine[27.Lire à ce propos D. Colas, Lénine, Paris, Fayard, 2017.] puis vers les crimes opérés dans les régimes marxistes asiatiques. L’utopie d’une société définitivement réconciliée a fait place à une dystopie sanglante. Examiner avec sérieux les liens entre l’idée marxiste et les pratiques de ses épigones dépasse de loin les limites de cet article et de son auteur. Chacun y répondra à partir de ses engagements, voire de sa foi en un avenir meilleur. Je prétends que le rêve utopique n’en sort pas indemne. Il est bon de questionner ses emportements et le sens qu’un discours pour demain vient implémenter dans la vie quotidienne aujourd’hui, surtout quand cet engagement prend la forme du militantisme pas éloigné de l’engagement du militaire. Il est bon de rappeler que parmi les premières victimes des régimes politiques communistes, on compta des communistes, libertaires, dissidents ou non, programmés sur des listes à purge suite à des poussées paranoïaques délirantes arrimées ou non à un formatage idéologique de leurs décisions.
Saturne, chef des Titans, avalait ses enfants, les futurs dieux de l’Olympe, pour éviter qu’ils ne le détrônent. Pour Pierre Victurnien Vergniaud, président de l’assemblée législative, qui, en 1793, l’affirma aux pieds de la guillotine, il n’y a pas de doute : les crimes et les purges font partie intime des changements révolutionnaires et des perspectives radicalisées. Rares sont les versions pacifiées des luttes dégagistes, purificatrices et intergénérationnelles, « La Révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants ». Ou l’inverse ? Grâce à ses gardes rouges, l’Orient maoïste était rouge, couleur de sang. Mais contrairement à Marx, nous n’avons pas de théorie pour prédire à coup sûr ce qui va suivre, sauf la gouvernance des big data et l’effondrement écologique de la planète.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-ND 2.0 ; statue de Karl Marx, prise en photo en mai 2018 par Denkrahm.)