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Travail numérique, une quête de sens

Force est de constater que la pandémie a précipité la transformation numérique du travail. Mais elle a également révélé le profond malaise touchant certains segments de la population active. Quand le tout digital s’impose en force et fait perdre le sens du travail, il est de rigueur de revenir aux fondamentaux.

Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

Depuis maintenant deux ans, la pandémie a totalement bouleversé notre quotidien et nos habitudes. Les périodes de confinement ont contraint les entreprises et institutions publiques à revoir leur organisation pour assurer, tant bien que mal, la continuité de leurs opérations. De nombreux salariés ont découvert le télétravail, les écoliers ont inauguré l’école à distance, et une multitude d’entreprises ont adopté des modèles économiques reposant sur le numérique. Des pans entiers de notre vie privée et professionnelle ont ainsi basculé vers le digital, accélérant la numérisation de la société amorcée il y a maintenant plusieurs décennies. Preuve en est, l’augmentation spectaculaire du trafic internet qui atteint jusqu’à 60 % dans certains pays par rapport à la période prépandémique[1.Voir OCDE, « OECD Digital Economy Outlook 2020 », Paris, Éditions OCDE, novembre 2020.].

Une transition brutale qui ne s’est pas fait sans heurt : équipement inadéquat, attentes irréalistes et manque de soutien de la part de la hiérarchie sont autant de préoccupations communément rencontrées par les télétravailleurs durant la pandémie[2.P. Bérastégui, « Teleworking in the aftermath of the Covid-19 pandemic. Enabling conditions for a successful transition », Etui, 2021.]. Et pourtant, force est de constater que le travail à distance séduit de plus en plus d’employeurs européens, que ce soit pour réduire les coûts ou lutter contre l’absentéisme. 80 % d’entre eux envisagent de poursuivre le télétravail au-delà de la période de crise. Une ambition partagée par la Commission européenne jusqu’en son sein, qui a annoncé une réduction de la superficie de ses bureaux de moitié à l’horizon 2030[3.« La Commission européenne veut réduire ses bureaux bruxellois d’ici 2030 », BX1, 27 avril 2021.]. Nous entrons donc dans une nouvelle ère, une période charnière caractérisée par une accélération de la transformation numérique.

Il est peu probable que le monde du travail re­vienne aux modèles prépandémiques. La crise a apporté la démonstration frappante du potentiel des technologies numériques et certaines évolutions pourraient être trop profondes pour qu’un retour en arrière soit envisageable. Selon les calculs de l’Institut Sapiens[4. E. Tison, Y.-M. Larher, L. Cappelletti & D. Calmels, « Quel avenir pour le télétravail ? Pérenniser et sécuriser une pratique d’avenir », Institut Sapiens, mars 2021.], le passage au distanciel a entraîné une hausse de la productivité des salariés de 22 % et a permis de sauver plus de 200 milliards d’euros de PIB en 2020. Mais cette apparente réussite masque la complexité des liens entre numérisation et vie collective des équipes.

Un nouvel idéal du travail

Mettant en scène un réseau d’individus hyperconnectés, le nouveau monde du travail fait la part belle à la composante technologique du changement et ne conçoit la flexibilité qu’en étroite relation avec le déploiement massif de dispositifs IT. Le passage au distanciel s’est accompagné d’une multiplication des outils numériques et des canaux de communication, allant jusqu’à régir les échanges spontanés autour d’un café. Et c’est là tout le paradoxe. Faute de modèles alternatifs, il est aujourd’hui communément accepté que le succès du passage au numérique passe par la formalisation d’échanges absolument informels. Des échanges qui se tenaient jusqu’alors dans les couloirs, en préambule des réunions ou dans l’ascenseur. En plus d’être illusoire, formaliser l’informel contribue à dénaturer les rapports sociaux et fait peser le risque d’une saturation – un phénomène connu sous le nom de « Zoom fatigue »[5. V. Ramachandran, « Stanford researchers identify four causes for ‘Zoom fatigue’ and their simple fixes », Standford News, février 2021.]. En l’absence des signes corporels et non verbaux qui accompagnent habituellement la parole, l’attention demandée aux utilisateurs de Zoom ou d’autres logiciels de conférence est décuplée. À ceci s’ajoute l’absence de synchronicité des regards et le sentiment d’être scruté en permanence qui contraint le travailleur à contrôler l’image qu’il renvoie.

Mais au-delà des exigences cognitives, c’est aussi le nombre et la durée de ces vidéo-conférences qui épuise les travailleurs. Une étude montre que les cols blancs américains ont passé 29 % de temps supplémentaire en réunion d’équipe et 24 % de temps en plus en réunions individuelles. En conséquence, les salariés en distanciel ont travaillé en moyenne 48 minutes supplémentaires par jour[6. Voir L. Belanger, « Escaping ‘Zoom fatigue’ is surprisingly complicated », Fortune, juin 2020 et D. Kos, « You’re Right! You Are Working Longer and Attending More Meetings », Working Knowledge, septembre 2020.]. Second paradoxe, la réponse des entreprises face à cette problématique passe généralement par… davantage de vidéo-conférences, mais cette fois-ci dédiées à la gestion du temps. Si l’intention n’est pas forcément de mettre en cause le salarié, cette approche passe sous silence les facteurs de cause se trouvant dans l’organisation même du travail.

L’idéal de l’hyperconnectivité crée un sentiment d’urgence permanente. C’est le diktat de l’immédiateté : une pression à être constamment disponible, se traduisant notamment par des difficultés à se déconnecter psychologiquement du travail. Une dynamique renforcée par la transparence permanente, elle-même rendue possible par le développement des technologies de surveillance et de suivi de la performance. Tout est digitalisé, tout est mesuré, tout est monitoré. Une telle approche s’inscrit souvent dans une logique de rationalisation. Privilégier les réseaux virtuels contribue à réduire le coût du travail (espaces de travail, charges, nettoyage des locaux, etc.) tout en augmentant la productivité. Si l’employeur y trouve avantage, du côté des travailleurs le tout digital est souvent vécu comme un appauvrissement du travail. La réduction des marges d’autonomie, l’accroissement des modalités de contrôle et l’étiolement du collectif prive le travail de l’intérêt qu’il pouvait représenter dans la réalisation des tâches.

Au-delà des aspects organisationnels, c’est la conception même du travail qui subit de profonds changements. Les pratiques de flexibilité – notamment spatio-temporelles – convergent vers une reconfiguration des relations de travail et, in fine, mènent à l’érosion des marqueurs de la relation d’emploi traditionnelle. La notion de lieu de travail, habité par le salarié, se fissure au profit d’une constellation d’arrangements alternatifs comme le tiers-lieu ou autre flex office. L’unité de temps, elle aussi, subit de profonds changements et s’éloigne progressivement du traditionnel 9-17. En témoigne la prolifération des horaires atypiques, la démarcation de plus en plus fine entre vie privée et professionnelle, et le grand retour du travail à la tâche via l’économie de plateforme. Enfin, on assiste à un renouveau de l’attention portée à la parcellisation du travail, l’organisation temporelle des tâches et le développement de nouveaux dispositifs de contrôle de la main-d’œuvre. L’actualisation de ces pratiques voit se superposer les risques « classiques » liés à la rationalisation du travail (augmentation de l’intensité et de la pénibilité du travail, appauvrissement des tâches) aux risques « émergents » liés à la numérisation (surcharge mentale, hyperconnexion, isolation sociale).

Le sens du travail à l’ère numérique

Ces tendances de fond, accélérées et renforcées par la pandémie, posent la question de l’adhésion des travailleurs. En réalité, bon nombre d’entre eux ne sont pas prêts à se soumettre à ce nouvel idéal. Aux États-Unis, les salariés ont massivement quitté les entreprises dans lesquelles ils ne se sentaient plus reconnus en tant que personnes humaines. Sur le seul mois d’août 2021, 4,3 millions d’employés ont démissionné outre-Atlantique – un chiffre jamais atteint depuis que le gouvernement américain collecte ces statistiques. Ce phénomène, qualifié de « grande démission » (Great Resignation), commence également à prendre de l’ampleur en Europe. Des pays comme la France, l’Allemagne, ou le Royaume-Uni ont récemment enregistrés des taux inhabituels de démissions et de ruptures conventionnelles.

Les causes sont bien entendu multiples, mais les observateurs s’accordent à noter une évolution du rapport au travail. Les longues périodes d’isolement liées à la crise pandémique ont donné le temps nécessaire à l’introspection, notamment sur les choix de carrière. La rémunération n’est plus le seul critère d’arbitrage dans les choix opérés par les travailleurs. La question du sens du travail, du niveau de reconnaissance qui lui est associé, et de son impact social ou environnemental conduisent certains travailleurs à revoir leurs ambitions professionnelles. Cette évolution des mentalités est particulièrement marquée chez les jeunes diplômés, qui ne veulent plus de ce qu’ils appellent les bullshit jobs. Qu’ils soient banquiers, informaticiens, graphistes ou journalistes, leur métier consiste à manipuler des abstractions, des alphabets de symboles. Ils appréhendent le monde sous le prisme du digital, créant ainsi une distance, un filtre avec l’expérience du monde. C’est précisément ce qui peut rendre le travail ennuyeux et vaguement irréel. Pour certains, l’entreprise en tant que collectif était un des deniers points d’ancrage avec la réalité. Son étiolement a été en quelque sorte le dernier clou dans le cercueil, le déclencheur d’une profonde remise en question. Autre symptôme de ce phénomène, l’émergence de nouvelles pathologies liées au travail. Après le burn out, c’est au tour du bore out et du brown out d’entrer dans le langage courant – le premier se rapportant à un sentiment d’ennui extrême au travail et le second à la vacuité des tâches effectuées.

C’est en ce sens que la transition numérique laisse présager la fin de l’entreprise en tant que projet collectif porteur de sens. Les métiers deviendront de plus en plus abstraits, immatériels, individualisés. Chez les résistants, le maître mot est la recherche du concret. Privés de la possibilité de donner du sens à leur activité professionnelle, ils vont en chercher dans d’autres sphères – en réinvestissant des formes de travail privés, en s’impliquant dans des projets associatifs, ou en travaillant moins quitte à gagner moins[7.P.-Y. Gomez, « Le sens du travail à l’ère numérique », Revue Projet, n° 361, 2017/6, p. 36-42.]. Il ne s’agit plus de chercher un salaire élevé dans un grand groupe, mais bien de trouver de l’équilibre, de l’épanouissement, de l’impact social.

Les cobayes du nouveau monde du travail

Mais tous n’ont pas la chance de pouvoir opérer un tel tournant dans leur carrière professionnelle. Les travailleurs peu qualifiés, ou ne disposant pas d’un coussin financier suffisant pour absorber une période d’inactivité, se retrouvent piégés dans des emplois leur offrant peu de perspectives. C’est notamment le cas des travailleurs de plateforme. Derrière le slogan « devenez votre propre patron » se cache une réalité bien plus sombre[8. Voir l’article de Raphaël D’Elia dans ce dossier.]. Tel un sable mouvant, les plateformes piègent les individus peu qualifiés dans un cycle de vulnérabilité financière et de travail précaire, les empêchant ainsi de développer un projet professionnel. Par ailleurs, les plateformes telles que Uber ou Takeaway sont conçues de telle manière que les travailleurs se trouvent dans l’impossibilité de gravir les échelons et d’accéder à des fonctions de responsabilité. Mais le double discours ne s’arrête pas là. Si les plateformes clament offrir autonomie et indépendance, elles imposent en réalité des relations de subordination et de dépendance comme rarement vues auparavant. Les travailleurs y sont soumis à des formes intensives de contrôle et de surveillance grâce aux outils de géolocalisation présents sur leurs smartphones. Ce suivi permanent permet aux plateformes d’amasser une quantité considérable de données sur les travailleurs. Ces données alimentent des algorithmes d’intelligence artificielle à même de prendre des décisions managériales, comme l’exclusion des travailleurs les moins productifs par exemple.

À nouveau, c’est le collectif qui en pâtit. Le travail est exécuté individuellement, sans contact et souvent en concurrence avec d’autres travailleurs. Le manageur direct est remplacé par l’algorithme et les interactions avec les clients se résument à des notes transmises par le biais de l’application. Cette situation est encore plus marquée pour les prestataires de services numériques, dans la mesure où ils ne rencontrent même pas le client physiquement. C’est le cas des travailleurs opérant sur les plateformes Fiverr ou Upwork, où l’ensemble du processus de contractualisation, d’exécution mais aussi de livraison des prestations est effectué à distance. Ce sentiment d’isolement, amplifié par l’absence de lieux de travail partagés, se marque par des difficultés à trouver du sens dans son activité professionnelle[9. P. Bérastégui, « Exposition aux facteurs de risque psychosociaux dans la “gig economy”. Revue systématique », Etui, 2021.]. La principale différence avec les profils évoqués plus haut, c’est la précarité de leur horizon professionnel. Ils ne disposent ni des ressources financières, ni du portfolio de compétences pour entamer une transition de carrière. Véritables cobayes du nouveau monde du travail, bon nombre d’entre eux n’ont d’autres choix que de s’enfoncer dans le tout digital.

Sans le savoir, ces travailleurs contribuent au développement de technologies de pointe qui ont vocation à s’étendre bien au-delà des frontières du travail de plateforme. Il ne faut pas s’y méprendre, le principal atout de ces plateformes ne réside pas dans la viabilité actuelle de leur modèle économique. Le travail de plateforme est en quelque sorte une expérience grandeur nature, une première démonstration de ce que pourrait être le nouveau monde du travail – un réseau de travailleurs atomisés et commandés à distance par des algorithmes. Le potentiel de rationalisation des coûts est gigantesque et ouvre la voie à la création de valeur dans de nombreux secteurs. Les activités automatisables représenteraient une économie de 14 600 milliards de dollars en salaires dans le monde[10.McKinsey Global Institute, « Artificial Intelligence The Next Digital Frontier? », McKinsey&Company, juin 2017.], soit l’équivalent de 17 % du PIB mondial. Chez les investisseurs, cette face invisible du travail de plateforme est considérée comme une source considérable de capital immatériel. À titre d’exemple, la plateforme américaine Lyft a obtenu une valorisation stratosphérique de 24 milliards de dollars lors de son introduction en bourse en 2019, alors que la compagnie avait perdu plus de 900 millions de dollars l’année précédente. Ces chiffres soulignent que la richesse de ces plateformes ne se trouve pas dans le service qu’elles proposent, mais dans les outils qu’elles développent pour le mettre en place. Progressivement, ces nouveaux outils pénètrent le marché du travail « traditionnel » où ils répondent aux nouvelles envies de contrôle des employeurs.

Repenser le travail de demain

En filigrane des problématiques soulevées par la numérisation, c’est le rapport au travail qui est en jeu. Avec l’affaiblissement du collectif, la perte d’autonomie, l’accroissement des modalités de contrôle et l’appauvrissement des tâches, le risque est celui d’une renonciation à un travail incapable d’offrir le moindre sens. Les premiers signaux de ce désengagement sont déjà perceptibles, et laissent entrevoir l’ampleur des conséquences que ce phénomène pourrait avoir sur le marché du travail. Cette dynamique, si elle se poursuit, est susceptible de faire obstacle à la transformation numérique des entreprises. Selon un récent rapport[11.M. Rimol, « Gartner Survey Reveals Talent Shortages as Biggest Barrier to Emerging Technologies Adoption », septembre 2021.], les cadres de l’informatique considèrent que la pénurie de talents est le principal frein à l’adoption des nouvelles technologies, loin devant les coûts de mise en œuvre ou les risques de sécurité. C’est donc aujourd’hui aux dirigeants de mener leur introspection. Aucun de ces défis n’est insurmontable mais ils appellent à faire évoluer l’accompagnement managérial, à réinventer les modèles d’entreprises, à redonner du sens au travail. Sans quoi l’entreprise en tant que communauté de travail est vouée à disparaître.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; touches de clavier, prise par Julian en mars 2006.)