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Un capitalisme vert à roulettes

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Ce texte de la chronique « Le trimestre d’Henri Goldman » a paru dans le n°116 de Politique (juin 2021).

Tant qu’à avoir du capitalisme, autant qu’il sente la rose. Donc, je devrais me réjouir de la décision de la Vivaldi concernant les voitures de société : à partir de 2026, l’avantage fiscal dont elles bénéficient sera réservé aux véhicules électriques, ce qui permettra à la Belgique d’atteindre ses objectifs climatiques en réduisant ses émissions de CO2 de 55 % à l’horizon 2030.

Le hic, c’est que les experts divergent sur le diagnostic : est-on tellement sûr que la voiture électrique polluera moins que la voiture thermique ? Cela dépend d’abord de l’origine de l’électricité. Puisque celle-ci, comme c’est probable, sera encore produite par des centrales à gaz, le gain n’est pas évident. Et puis il y a le problème des batteries à fabriquer et à recycler. Enfin, il y a le problème de l’approvisionnement, puisqu’il faudra installer des bornes partout.

Au total, vers où penchera la balance ? Bref, cet engouement pour la voiture électrique pue l’arnaque. Oui, on va diminuer les nuisances sonores et on va déplacer hors des villes les émissions de gaz à effet de serre. Mais on ne va pas toucher au pire des scandales : la place de la voiture dans l’aménagement du territoire et dans la mobilisation de l’espace public au détriment d’autres usages possibles. Comme aujourd’hui, le mécanisme des voitures de société continuera à mettre sur la voie publique des véhicules plus gros que la moyenne, à la consommation plus élevée, à la durée de vie plus courte et au kilométrage parcouru plus important.

Ces véhicules se précipiteront avec la même frénésie dans les embouteillages. On sera toujours bloqués dans le tunnel Annie Cordy. Mais on pourra ouvrir les fenêtres.

Mais le scandale des voitures de société n’est pas seulement écologique. Il est aussi social, puisque seuls les cadres supérieurs en seront bénéficiaires sous forme de « voitures-salaires ». Il est aussi, et peutêtre surtout, fiscal, puisque les sommes attribuées à ces véhicules échappent à l’impôt et aux cotisations sociales. Il s’agit donc d’une redistribution à l’envers, où toute la population se cotise pour un avantage qui ne profitera qu’à quelques-uns.

Dans une lettre ouverte envoyée le 20 mai aux responsables d’Ecolo, le professeur Michel Gevers s’étonne : « Je n’arrive pas à comprendre la décision prise hier par Ecolo de donner son aval à un plan qui va pérenniser pour très longtemps le système des voitures de société. Ce système fait la honte de la Belgique depuis longtemps, et nous vaut d’être pointés du doigt même par des institutions aussi néolibérales que l’OCDE et la Commission européenne. » Et il ajoute : « Depuis de longues années je me suis engagé à soutenir Ecolo notamment parce que, particulièrement depuis une dizaine d’années, ce parti se donne pour mission de concilier justice sociale et environnementale. Pas l’une au détriment de l’autre. Or ici, on pérennise un système fiscal qui encourage l’utilisation de la voiture tout en contribuant encore à augmenter les inégalités. »

Mes amis d’Ecolo, n’est-ce pas aussi ce que vous pensez ? Houhou, je ne vous entends pas…

Du bon usage des Ouïghours

Il y a encore deux ans, qui connaissait l’existence sur terre d’une peuplade nommée « Ouïghours » ? Il aura fallu qu’en 2019, Didier Reynders, qui achevait sa dernière pige ministérielle aux Affaires étrangères, soit accusé de complaisance vis-à-vis des autorités chinoises pour n’avoir pas accordé la protection consulaire à la famille d’un réfugié reconnu en Belgique, pour qu’on puisse la situer sur une carte.

Aujourd’hui, le sort de cette minorité musulmane d’environ dix millions d’habitants qui vit aux confins de la Chine déchaîne des passions planétaires. En Belgique, la question est redoublée d’un enjeu interne. L’embarras visible du PTB donne des ailes à ses concurrents progressistes qui lui disputent les faveurs de l’électorat musulman.

Pourtant, le PTB ne s’aligne pas exactement sur la position chinoise. Pour reprendre ses termes, « la manière dont la Chine a pris en main la situation au Xinjiang est problématique ». Si elle avait sans doute de bonnes raisons d’intervenir, ce qui s’y passe, dit le PTB, « est pour nous une situation qui n’est pas acceptable et que nous condamnons ». Mais attention, « il ne faut pas être naïf ». Pas question de prendre prétexte des Ouïghours pour relancer une nouvelle Guerre froide qui ne servirait que les intérêts commerciaux et stratégiques de l’Occident. Voilà pourquoi le PTB freine des quatre fers toute condamnation ferme de la politique chinoise au Xinjiang – et, accessoirement, pourquoi ses concurrents de gauche ne se privent pas d’exploiter le malaise.

Bien entendu, la campagne anti-chinoise, qui avait déjà commencé avec les derniers incidents à Hong Kong, n’est pas uniquement motivée par un amour immodéré des droits humains. Est-ce une raison suffisante pour regarder ailleurs ? La gauche démocratique a ses propres raisons de ne rien laisser passer, sans se mettre pour autant à la remorque de la propagande américaine. C’est aussi sa crédibilité qui est en jeu. Le comportement embarrassé qu’adopte le PTB à l’égard d’un État qui est tout de même devenu la plus grande fabrique de milliardaires dans le monde et qui ignore tout de la démocratie politique et de la liberté syndicale, au seul prétexte qu’il fait contrepoids à l’Empire, pose vraiment question.

Le contre-modèle français

En Europe, la gauche ne se porte pas vraiment bien. En Belgique francophone, on sauve les meubles avec une gauche numériquement majoritaire – en additionnant PS, PTB et Ecolo – et surtout parce que l’extrême droite est totalement absente du paysage. Mais le pire, c’est assurément en France, avec une gauche en miettes, une extrême droite qui n’a jamais été si proche du pouvoir et un président qui court désormais derrière.

Pourtant, en France, la gauche n’a pas été vaincue. Elle s’est détruite toute seule. Avec hier François Hollande et Manuel Valls, aujourd’hui les lambeaux d’un PS qui lèche les bottes des syndicats de police, avec une escouade d’intellectuels repus pour qui la place des Vosges est le centre du monde, la gauche française – à l’exception de la France insoumise et d’une partie des écologistes – a renoncé à placer la question sociale au centre de ses préoccupations. Elle participe désormais à la promotion d’abstractions majuscules, la République et la Laïcité, transformées en machines de guerre contre les musulmans de France et leurs suppôts « islamo-gauchistes» dans une ambiance de croisade culturelle.

Si, malgré sa francophilie bien connue, la Belgique francophone n’a pas suivi cette voie, c’est pour deux raisons : d’abord, l’absence de toute mythologie nationale à laquelle pourrait s’adosser une forme de xénophobie ; ensuite, l’existence d’une dense société civile qui permet d’organiser et de canaliser les mécontentements populaires sans tourner le dos à la solidarité.

Alors, que penser de l’agitation d’un petit groupe de personnes qui rêvent de transplanter en Belgique le climat délétère qui prévaut dans l’Hexagone ? Comment les empêcher de nuire sans leur faire de la publicité ? Quant aux partis politiques démocratiques qui agitent la défense d’un universalisme rhétorique pour contrer un communautarisme qui n’existe pas, ils jouent dangereusement avec le feu. En matière de « vivre-ensemble », la France est aujourd’hui le pire modèle qui soit. Tant qu’à chercher l’inspiration, il y a mieux à voir ailleurs.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; voiture électrique en cours de rechargent, en 2013 à Vancouver, prise par Paul Krueger.)