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Un cercle vicieux d’inégalités

De la famille à l’école puis au marché de l’emploi (souvent précaire… quand ils ont la chance d’avoir un emploi) : pour les jeunes pauvres, l’engrenage est souvent sans appel. Un accompagnement adapté est donc une urgence.

La pauvreté touche tous les domaines de la vie et atteint les personnes dans leur dignité puisqu’elle entrave l’exercice des droits fondamentaux, inhérents à la condition d’être humain. La mission légale du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale Accord de coopération relatif à la continuité de la politique en matière de pauvreté, Moniteur belge du 16 décembre 1998 et du 10 juillet 1999 est précisément d’aborder la lutte contre la pauvreté comme un combat pour restaurer les conditions de l’exercice des droits de l’homme. Cette philosophie d’action explique le choix de traiter ici non d’un point spécifique lié à la pauvreté des jeunes mais bien d’évoquer très (trop) brièvement l’imbrication des difficultés auxquelles ces derniers sont confrontés et la nécessité d’une approche transversale dont nous n’abordons ici que trois éléments : la famille, l’enseignement et l’emploi. Généralement, un jeune est pauvre lorsqu’il grandit dans une famille pauvre (parents sans travail voire sans titre de séjour, logement peu salubre, situé dans un quartier qui a mauvaise réputation…). Le lien entre conditions socioéconomiques défavorables et risque – au sens statistique du terme – d’une intervention de l’aide à la jeunesse, en ce compris une mesure résidentielle, est établi À paraître : rapport de recherche Agora sur l’objectivation du lien entre conditions socioéconomiques et risque d’une intervention de l’aide à la jeunesse. La pauvreté met à l’épreuve le droit pour l’enfant de grandir dans sa famille et le droit des parents d’éduquer leurs enfants. La question se pose de savoir si un placement dans une institution a des effets positifs durables sur les perspectives d’avenir du jeune.

Rupture familiale

Quel que soit leur milieu d’origine, la plupart des jeunes peuvent encore compter sur leur famille, lorsqu’ils deviennent majeurs ; c’est d’ailleurs souvent une nécessité. Il en va autrement pour ceux dont les parents ne disposent que de revenus de remplacement ou du revenu d’intégration. Un parent isolé, par exemple, bénéficiaire du revenu d’intégration, doit faire face à de grosses difficultés lorsque son enfant devient majeur et continue à habiter au domicile familial. Le parent passe du taux isolé avec enfant à charge au taux cohabitant, le jeune percevant également un taux cohabitant. Si le montant total est inchangé, la réalité quotidienne par contre l’est. L’enfant, bien souvent, estime qu’il revient à sa mère ou à son père de continuer à payer le loyer, les charges locatives… Cette situation est particulièrement mal vécue lorsque la majorité coïncide avec le retour à la maison du jeune après une période de placement. À la souffrance des parents de ne pouvoir mieux soutenir leur enfant, faute de moyens, s’ajoute souvent une rupture familiale qui fragilise encore davantage le jeune.

Scolarité problématique

L’école a un rôle crucial à jouer dans la lutte contre la pauvreté puisqu’elle a comme objectif d’assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale. Depuis près d’un siècle, le système scolaire a connu un profond processus de démocratisation qui a nourri beaucoup d’espoirs. Cependant, force est de constater qu’en Belgique, aujourd’hui, l’école fonctionne plutôt comme une trieuse qui reproduit et renforce les inégalités socioéconomiques Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « L’orientation scolaire : valorisation des compétences ou renforcement des inégalités ? », Lutte contre la pauvreté. Rapport 2008-2009. Une contribution au débat et à l’action politiques, 2009, pp. 61-90. Un tri particulièrement visible s’opère dans le secondaire : dans l’enseignement technique et professionnel, des filières actuellement très peu valorisées, les élèves issus des familles pauvres sont beaucoup plus nombreux que ceux de classes sociales plus favorisées. Pour la suite de leur parcours scolaire, une telle orientation a des effets néfastes : désintérêt, absentéisme et, finalement, décrochage. Les acteurs de terrain le soulignent : si on la prend dans un sens large, donc au-delà des moments charnières où l’élève doit faire un choix (souvent par défaut lorsqu’il s’agit de se diriger vers les filières technique et professionnelle), l’orientation devrait idéalement englober, dès le début de la scolarité, tout ce qui se passe en classe et dans l’école ainsi que la manière dont l’école et l’environnement familial peuvent se rencontrer. Les facteurs influençant l’orientation concernent donc le mode sur lequel se passent les rapports entre l’école et les familles, la remédiation, le travail scolaire à domicile, et l’intervention des acteurs du « troisième milieu » (milieu éducatif hors école et famille : centre PMS, maison de jeunes, service d’aide en milieu ouvert…).

Emploi précaire

Les conséquences de cette orientation sont également dramatiques au regard de l’impact du parcours scolaire sur la manière dont le jeune entre sur le marché de l’emploi. Les services d’accompagnement des jeunes chômeurs passent énormément de temps à essayer de remonter les pentes dévalées durant les années d’école en raison notamment d’une orientation erronée. Et le début de carrière est déterminant. Différentes études Voir notamment R. Darquenne et L. Van Hemel, Un autre regard sur les jeunes enlisés dans le chômage : recommandations et facteurs de réussite pour l’insertion professionnelle des jeunes peu qualifiés, Fondation Roi Baudouin, 2009 montrent que le parcours d’un jeune qui entame sa vie professionnelle par des allers-retours entre chômage et emplois précaires voit son estime de soi fortement altérée. Or celle-ci est un des caractéristiques fondamentales qui fait qu’une personne est plus ou moins proche du marché de l’emploi, plus ou moins « employable » Actes du séminaire organisé le 7 septembre 2010 par le Service sur la transition enseignement-emploi, intervention de Raphaël Darquenne. À paraître. Les jeunes sont surreprésentés dans les emplois précaires. L’alternance de périodes d’emploi et de chômage est donc difficile à éviter, éloignant les jeunes de l’accès à un emploi convenable, c’est-à-dire un emploi de qualité qui permette de vivre dignement et de se projeter dans l’avenir Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « Les critères d’emploi convenable : une protection contre l’emploi précaire ? », op. cit., 2009, pp. 91-124. Petit à petit, les jeunes se font à l’idée qu’ils ne sont pas utiles à la société, ce qui vient grever leur recherche d’emploi. Il faut encore ajouter un élément fondamental de l’équation : aujourd’hui semble dominer l’idée selon laquelle, si les jeunes ne trouvent pas d’emploi, c’est parce que leurs compétences ne sont pas adaptées au marché de l’emploi. Ce n’est que partiellement vrai dans la mesure où il n’y a structurellement pas suffisamment d’emplois pour tout le monde. De la famille à l’école, de l’école au marché de l’emploi, d’emploi précaire en emploi précaire, en passant par le chômage, les jeunes vivant dans la pauvreté se trouvent dans un cycle de renforcement des inégalités socioéconomiques et de restriction de l’exercice de leurs droits fondamentaux dont il leur est difficile de s’extirper sans un accompagnement adapté et de qualité. Les jeunes pauvres sont avant tout des jeunes : ils aspirent à un avenir, à vivre dans un monde dans lequel chacun a une place.