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Un conflit social des plus remarquables

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Le conflit social qui a éclaté à la Stib autour du droit de retrait est à la fois la conséquence d’une conflictualité bien enracinée avec un dialogue social interne atypique et la preuve que la question de la santé des travailleurs et des moyens pour la protéger devient centrale. Il prend également place dans un contexte inédit, celui d’une pandémie ayant entraîné au printemps 2020 un confinement général.
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021) et fonctionne avec celui rédigé par Richard Abramowicz. Précisons encore que les colonnes de Politique demeurent bien sûr ouvertes à toutes celles et ceux qui souhaiteraient poursuivre le débat.

Rappelons d’abord que la Stib est l’un des plus gros employeurs de la région bruxelloise avec plus de 9 600 travailleurs[1.Cet article repose, en partie, sur un entretien avec Jean Vandewattyne, enseignant-chercheur à l’Université de Mons (UMons), coauteur d’une publication inédite sur le sujet : J. Vandewattyne et L. Vogel, « La revendication collective de l’exercice du droit de retrait par les chauffeurs de la Stib : une première dans l’histoire sociale en Belgique » in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2020. II. Conflits d’entreprise », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2513-2514, 2021]. Avec une série de métiers très différents, elle offre des conditions d’emploi et de rémunération intéressantes aux travailleurs peu qualifiés ou qui sont marginalisés sur le marché du travail. Cela en fait aussi une mosaïque culturelle, avec à la fois les solidarités et les tensions entre différentes communautés qui peuvent en découler. Pour cette raison, elle est amenée à développer, dans sa structure très hiérarchisée, une forme de management interculturel.

Une gouvernance complexe

La Stib est une entreprise publique régionale, ce qui lui confère un statut particulier. En tant qu’entité de droit public, elle est chargée de l’exploitation du service public des transports en commun urbains, sous la tutelle de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC). À ce titre, les relations entre l’autorité organisatrice (RBC) et la société d’exploitation (Stib) sont contractualisées par le biais d’un contrat de gestion qui fixe tous les cinq ans les engagements et devoirs respectifs de chacune des deux parties, et notamment les missions de service public de l’opérateur de transport bruxellois. La RBC est, par l’intermédiaire du gouvernement et du ministre ayant les transports publics dans ses attributions – c’est-à-dire dans le gouvernement actuel la ministre de la Mobilité Elke Van den Brandt –, à la fois l’unique actionnaire de la Stib et le pouvoir de tutelle de cette dernière.

Financée par la Région bruxelloise qui en détient tout le capital, la Stib est administrée et gérée par le conseil d’administration, le comité de gestion et l’administrateur-directeur général. Les délégués permanents du personnel (DPA) siègent avec voix consultative dans les deux instances. Son conseil d’administration est composé de 19 membres[2.Sans compter le chargé de mission et les deux commissaires du gouvernement de la RBC qui disposent chacun d’une voix consultative (et mission de contrôle pour ce qui concerne les commissaires de gouvernement).] nommés par le gouvernement de la RBC. De ce fait, la principale instance de décision de la Stib est non seulement fortement liée aux partis politiques bruxellois – et à leurs résultats électoraux – mais c’est également une institution qui a une forte sensibilité politique. La gestion des transports en commun bruxellois constitue notamment un enjeu fondamental pour la ville sur les questions de mobilité et de crise climatique. Les partis ont d’ailleurs souvent des positions clivées sur ces questions : pro et anti-extension du métro, etc., ce qui impacte forcément leur manière d’intervenir.

Conflictualité et « grève sauvage »

Dans le secteur de la mobilité, les grèves ont une visibilité importante – largement relayée par les médias – autant qu’un fort impact auprès des usagers des transports. Le cliché du travailleur attendant, sous un abribus, une correspondance qui n’arrive jamais a la peau dure… Les Tec, la SNCB, la Stib, De Lijn sont des lieux affectés par une conflictualité externe et interne. La participation de leur personnel à des actions de grève intersectorielles ou interprofessionnelles en conditionnent bien souvent leur réussite. Mais des enjeux internes sont aussi à l’œuvre. Historiquement, à la Stib, l’essentiel de cette conflictualité sociale interne fait suite à des actes d’agression commis à l’encontre du personnel ou à l’égard du matériel roulant[3.M. Capron et J. Vandewattyne, « La conflictualité dans les transports en commun : la SNCB, les Tec et la Stib » in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2011 », Courrier hebdomadaire, Crisp, n°2135-2136, 2012, p. 40-56.], tranchant de ce fait avec les causes traditionnelles de conflits sociaux dans d’autres secteurs. Sur ces enjeux, les arrêts de travail s’inscrivent la plupart du temps dans des mouvements spontanés, disqualifiés à droite sous les termes de « sauvages » ou « grèves émotionnelles », évacuant ainsi toute perspective conflictuelle et de revendication de mesures structurelles.

Cette conflictualité historique a généré des réactions de soutien des représentants politiques, lesquels se sont mobilisés, notamment en 2012, pour assurer la sécurité du personnel suite à de nombreux cas d’agressions. Elle est également à l’origine d’un système interne spécifique en vue de prévenir et réguler ces grèves soudaines dans le cadre de la concertation sociale à travers la mise en place d’un outil de négociation plus proactif. La gouvernance de la Stib, dans ses relations avec les syndicats, particulièrement dans l’instauration de ces délégués permanents administrateurs, est donc tout à fait atypique à cet égard. Elle interroge les notions de contrôle ouvrier, voire de cogestion au sein d’une entreprise publique : quelle est la place des travailleurs dans les instances de gestion ? Doivent-ils devenir partie intégrante de son « administration » ou bien rester en dehors pour ne pas y être associés et pouvoir peser de l’extérieur ?

Si la ministre de la Mobilité a parlé de grève sauvage, dans le cas du conflit lié au droit de retrait en 2020, c’est sans doute parce qu’il n’y avait pas de préavis. Elle n’en était pour autant pas une grève sauvage, le droit de retrait renvoyant à un droit reconnu aux travailleurs. Il existe dans les textes légaux depuis plus de 25 ans, mais n’avait pas encore été mobilisé jusqu’ici, principalement par méconnaissance de son existence[4.Comme l’indique E. Dermine, S. Remouchamps et L. Vogel, « Le covid-19 ne suspend pas le droit de la santé au travail. Il en renforce les exigences. », Cahier de crise, Centre de Droit public de l’ULB, n°19, 23 avril 2020.]. Son inscription dans le droit belge s’appuie sur le droit européen et la convention n°155 de l’Organisation internationale du travail, ratifiée par la Belgique. En revanche, hormis pour certains spécialistes en droit social, il n’apparaissait pas jusqu’ici comme une ressource potentielle. À l’heure actuelle, le droit de retrait ne fait pas partie du répertoire classique d’actions utilisées par les syndicats en Belgique. On peut soutenir l’hypothèse que ce sont les solidarités syndicales internationales qui ont mis en évidence ce mode d’action inédit en Belgique, puisque le droit au retrait est un outil syndical pratiqué dans d’autres pays, notamment en France. Dans le cas présent, les échanges informels entre militants belges et français (en dehors des permanents syndicaux) et entre travailleurs sur les réseaux sociaux ou dans l’entreprise semblent avoir joué dans la décision de recourir au droit de retrait.

Le droit de retrait et la stratégie syndical

Les positions syndicales dans le conflit relatif au droit de retrait à la Stib – telle que présentées dans l’article de Richard Abramowicz – peuvent s’analyser selon différents angles. Premièrement, elles révèlent les tensions récurrentes entre la base et le sommet dans toute organisation syndicale,rien de neuf de ce côté-là. Plus exactement, la confrontation se porte ici entre les travailleurs – syndiqués ou pas – et les permanents, et principalement les délégués permanents administrateurs (spécificité du dialogue social à la Stib), qui négocient et s’engagent dans des conventions collectives ou accords. Pour ces derniers, il en va tout à la fois du respect des accords signés et de leur rôle de négociateurs ; dans leur perspective, ils ont pour responsabilité de « tenir la Maison du peuple au milieu du village ». Quelle légitimité gardent-ils auprès de la direction ou des partis politiques s’ils sont dépassés par les travailleurs qu’ils représentent? Deuxièmement,il faut remettre cette situation dans le contexte de la pandémie. Alors que le télétravail était rendu obligatoire pour une partie des travailleurs de l’entreprise – soit le personnel non roulant – des informations circulaient dans la presse et sur les réseaux sociaux laissant entendre que les chauffeurs étaient particulièrement exposés au coronavirus. Troisièmement, cette peur d’être contaminé et de contaminer ses proches renvoie à la subjectivité du droit de retrait : à partir de quand se sent-on menacé dans son intégrité physique, particulièrement quand le virus n’est pas une menace visible ?

Une boite de Pandore

La situation rencontrée à la Stib est donc inédite : les syndicats sont débordés par un mouvement de retrait parti de la base autour d’une revendication collective de santé au travail, alors que leurs représentants avaient donné leur accord sur les décisions prises par la direction. Au-delà des tensions autour de la représentation syndicale interne à la Stib, un autre point doit interroger les organisations syndicales : Que faire de ce droit de retrait? Peut-il, doit-il devenir un outil d’action collective ? Ne serait-il pas, dans certaines situations, plus efficace que la grève ou l’arrêt de travail ? Ce qui signifie pour les syndicats de trouver la manière de l’encadrer et de l’intégrer dans leur répertoire d’actions et leurs procédures internes. Notamment parce que le droit de retrait peut tout aussi bien être appliqué de manière individuelle que collective. Dans ce cas-ci, les demandes des travailleurs dépassaient largement le niveau individuel – ils réclament encore l’annulation des absences injustifiées, le paiement des jours passés en retrait, le respect des règles de sécurité au travail et la revalorisation du rôle du comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT). Si le manque de clarté des règles liées à la lutte contre le covid-19 a permis des interprétations divergentes de celles-ci, on constate qu’au-delà de la pandémie, la santé au travail devient un enjeu central dans les luttes syndicales à venir.

Reste cette question : pourquoi la direction a-telle opté pour une ligne aussi dure ? On ne peut ici qu’avancer des hypothèses,en soulignant le contexte général de pandémie. Les chauffeurs de bus-tram-métro étaient considérés comme une « fonction essentielle » en ce qu’ils permettaient la mobilité des travailleurs exerçant eux aussi une « fonction essentielle ». Ils étaient donc en première ligne pour assurer le fonctionnement de la société. La direction, son conseil d’administration ont-ils pensé qu’accepter le droit de retrait risquait d’ouvrir une boite de Pandore, non seulement au sein de la Stib mais potentiellement dans d’autres secteurs économiques eux aussi jugés essentiels ? Des pressions politiques ont-elles été exercées pour éviter une contagion de l’usage du droit de retrait et le risque d’un éclatement généralisé de conflictualité sociale en temps de confinement ?

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; tram à l’arrêt dans la station De Brouckère, prise en juillet 2015 par Boris Abrogast.)