Retour aux articles →

Un militantisme d’État ?

Dans le modèle consociatif belge, les frontières entre l’État et le milieu associatif peuvent être poreuses. Pour un mal : certaines structures sont des coquilles vides uniquement destinées à promouvoir l’action du pouvoir. Ou pour un bien : la densité du maillage associatif pérennise un modèle social solidaire.

«Militantisme d’État» : quel parfait oxymore. Comment le militantisme – cette somme d’engagements apparemment désintéressés – pourrait-il être « d’État », c’est-à-dire institutionnalisé, fonctionnarisé, politisé ? Non, il ne peut pas : « La société civile est le domaine de la vie sociale civile organisée qui est volontaire, largement autosuffisant et autonome de l’État » (Larry Diamond). Mais d’autres ne partagent pas cette idée très carrée d’une coupure radicale entre « société civile » et « société politique ». Au contraire, la société civile serait « le lieu où le privé et le public s’interpénètrent » (Julien Freund). Plus : « Il y a de l’autorité, de l’institution, de la loi dans la société civile elle-même » (Georges Lavau). Enfin, pour Gramsci, pas non plus de coupure, mais une distinction fonctionnelle : la « société politique » est régie par la force, la « société civile » par le consentement. Bref, dans les sociétés démocratiques modernes, la frontière entre les deux est passablement élastique.

Interpénétration, soit. Mais celle-ci n’opère pas partout au même degré. Dans les sociétés consociatives comme la Belgique, cette interpénétration est tellement avancée qu’on ne sait plus vraiment où s’arrête l’État. Celui-ci semble coloniser un très vaste mouvement associatif institué, à moins que, par l’intermédiaire des fameux « piliers » (dont les deux « piliers » complets : socialiste- laïque et social-chrétien), ce soit celui-ci qui ait fini par mettre la société politique sous tutelle dans une construction en boucle[1.Le modèle consociatif est fondé sur la négociation d’équilibres entre de grands conglomérats idéologico-sociaux. Celle-ci opère dans des espaces institutionnalisés de concertation (notamment la concertation sociale) entre les autorités politiques et les expressions historiquement légitimes de la « société civile ».]. La confusion est à son comble quand on examine la galaxie des structures qui ont pris la forme d’« associations sans but lucratif ». Cette forme, cadeau de la « société politique » à la « société civile » dont l’objectif était de permettre à des activités bénévoles de disposer d’une personnalité juridique sécurisant le patrimoine de ses initiateurs, a été largement récupérée par les autorités publiques qui ont « filialisé » des pans entiers de l’action publique sous la forme d’ASBL. En particulier, la pléthore d’ASBL communales (la piscine, le centre culturel, la maison des jeunes, le parascolaire…) donne le tournis.

Les « vraies » ASBL

On se penchera ici sur l’évolution des « vraies » ASBL, celles qui sont issues de l’initiative militante. Celles-ci ont connu une évolution où on peut, à gros traits, repérer quatre étapes.

Étape 1. À partir des années 1960 (les « Golden Sixties »), de nouvelles demandes sociales se font jour que l’action publique, historiquement centrée sur les missions régaliennes de l’État et la sécurité sociale, ne prend pas en charge : éducation permanente et alphabétisation, décentralisation culturelle, accueil des migrants, coopération nord-sud, animation locale, accompagnement scolaire… Portées par une nouvelle militance, elles s’inscrivent naturellement dans les « piliers » qui structurent en profondeur la société belge. Pour s’inscrire dans la durée, ces initiatives se donneront un statut d’ASBL.

Étape 2. Ces militants arrivent à convaincre les autorités publiques de l’intérêt d’y répondre. Les partis dominants (socialistes et sociaux-chrétiens) s’accordent pour ne pas étendre le périmètre de l’action publique stricto sensu, mais pour passer contrat avec ces militants dont l’expertise est ainsi reconnue. Un rapport contractuel s’établit avec ces jeunes associations qui accèdent à une forme de reconnaissance publique, dont la contrepartie est, pour la plupart d’entre elles, de s’affilier formellement à un « pilier » dans un rapport donnant-donnant de réciprocité. Des coordinations thématiques transpiliers se constituent, dont la plupart illustrent jusqu’à la caricature le lotissement de la société civile en parts de marché selon des rapports de force codifiés : Ciré (accueil des demandeurs d’asile, 1954), CNCD (nord-sud, 1966), CNAPD (paix et démocratie, 1970), plus tard Conseil de la jeunesse (2008)[2.Ciré : Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers. CNCD : Centre national de coopération au développement. CNAPD : coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie. Depuis leur création, certaines de ces structures (qui ont des équivalents du côté néerlandophone) se sont peu ou prou dégagées d’une influence trop directe des « piliers ».] …

Étape 3. À partir d’un certain niveau d’investissement, le bénévolat épuise. Les militants de la première heure souhaiteront très naturellement pérenniser leur engagement en franchissant le pas de la professionnalisation. Leur ASBL sera subsidiée pour assurer des missions déléguées de service public fonctionnel. Elles pourront engager du personnel… et les militants de départ seront souvent les premiers engagés.

Étape 4. Mais l’exercice quasiment fonctionnarisé de ces missions de service public délégué finit par émousser l’énergie de contestataires qui vieillissent. De nouvelles recrues arrivent dans leurs associations à la recherche d’un emploi, indépendamment de tout engagement bénévole préalable. En même temps, de nouvelles générations militantes émergent qui aspirent à leur tour à la reconnaissance sociale, alors que toutes les ressources budgétaires disponibles sont déjà engagées et que les associations qui occupent le terrain n’ont aucune envie de libérer une partie de leur subvention publique pour des initiatives émergentes. Par exemple : cela fait longtemps que le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés (Fipi) n’impulse plus rien, le fonds étant complètement épuisé par des subventions récurrentes à des associations dont l’action n’est jamais évaluée et qui, sans ce soutien public, devraient fermer boutique. Ainsi, au fil du temps, une part importante de l’énergie d’associations bien installées dans le paysage est orientée vers leur propre survie : comment justifier le maintien de moyens publics d’existence aux yeux des autorités subsidiantes et des partis qui les composent ? Une telle situation est peu propice à la contestation, et on se retrouve très loin de la posture militante de départ. À cela s’ajoutent les bonnes vieilles habitudes du saupoudrage et du renvoi d’ascenseur : si on soutient une association rouge, il faudra faire de même avec une orange, une verte ou une bleue, en fonction des coalitions en place.

Une architecture menacée

Une description désespérante ? Pas tant que ça. La promotion d’un « militantisme d’État » mélangeant une fonction critique encadrée et une fonction opérationnelle, loin du modèle chimiquement pur des origines, a aussi traduit la volonté des autorités publiques de prendre en charge des nouvelles demandes sociales sans les fonctionnariser intégralement, ce qui mérite plutôt, dans leur chef, un bon point.

Ce « militantisme d’État » joue un rôle important dans l’existence d’un véritable État social qui forme un filet de sécurité serré au profit, principalement, des couches les plus défavorisées de la société. Évidemment, cela se paie d’une beaucoup plus faible autonomie d’une partie du mouvement social. Une comparaison entre la Wallonie et la Flandre est ici éclairante : l’« État PS » a beaucoup mieux résisté que l’« État CVP » aux coups de boutoir des diverses crises économiques. En Flandre, la décomposition du pilier chrétien a libéré le courant qui se retrouve derrière la N-VA.
Mais, en contrepoids, la Flandre dispose d’une société civile contestataire beaucoup plus autonome et vigoureuse qu’en Wallonie, où la domination socialiste sans partage laisse peu d’espace à l’expression autonome tout en bloquant largement la tentation d’un vote radical de droite. C’est toute cette architecture qui est menacée aujourd’hui.

Pour la première fois depuis la Libération, les partis historiquement liés au régime consociatif et à la sous-traitance de certaines politiques publiques par une société civile institutionnalisée sont minoritaires au gouvernement fédéral, où seul un CD&V écartelé est encore tributaire de ce modèle.
Par contre, du côté des libéraux et de la N-VA (qui est elle-même un sous-produit de la décomposition du pilier chrétien), on repère bien la volonté de priver d’oxygène un secteur associatif historiquement lié aux « piliers » traditionnels[3.Voir par exemple les attaques contre les mutuelles jugées dispendieuses. Il faudra s’attendre à ce que, très bientôt, le paiement des allocations de chômage par les syndicats soit également mis en cause.].

Aujourd’hui se joue une bataille de première importance pour l’avenir du « modèle sociétal belge ». Le passage, pour la première fois depuis 27 ans, des deux partis socialistes dans l’opposition fédérale libère les énergies de leurs obligés et attise un réflexe de survie auprès d’un mouvement associatif privé de relais au gouvernement. Son affaiblissement programmé, voire sa disparition explicitement désirée par la droite majoritaire, aboutirait à supprimer un « coussin amortisseur » dont le grand mérite est d’adoucir de nombreuses situations que la brutalité accrue des rapports sociaux rend de plus en plus pénibles. La conflictualité sociale en sortira plus cruelle et plus évidente. Bataille embrouillée qui met en évidence une autre facette de la différence Nord-Sud en Belgique.
En Flandre, la protestation vise dans un même mouvement le gouvernement fédéral et le gouvernement flamand (et le collège de la ville d’Anvers), composés exactement de la même façon. Tandis que les gouvernements wallon, de la Communauté française et, dans une large mesure, bruxellois sont aux mains de l’opposition fédérale qui semble ne vouloir laisser aucun répit à la coalition suédoise. Or la plupart de ces associations dépendent pour leur financement de ces gouvernements auxquels beaucoup sont historiquement liées à travers les partis qui les composent.

La partie qui se joue en ce moment, avec des roulements de mécanique pas forcément bien ciblés, n’est pas exempte d’une certaine forme de schizophrénie. Quoi qu’il en soit, le modèle belge est soumis en ce moment à une dure épreuve. Peut-il encore être sauvé ? Autrement dit : peut-il survivre à la disparition des conditions économiques et politiques qui ont permis de le financer ? C’est une des questions du moment.