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Un monde sans frontières ?

La question des frontières, et de leur franchissement, en pose une autre : qu’est-ce qu’être citoyen ? Dans une optique « utopique », quels traits définiraient une citoyenneté désirable pour tout le monde (citoyens et non-citoyens) ?

Pour se rendre compte pleinement de ce que cela veut dire d’être « citoyen » d’un pays comme la Belgique, une petite discussion avec un travailleur dans un pays du Sud peut être très utile. Dans le cas de l’auteur de ces lignes, c’était un garçon d’hôtel à Lima. Le Pérou est un pays passionnant pour ceux qui le visitent, beaucoup moins pour ceux qui y vivent avec un petit salaire (aux normes de là-bas). Et c’est un pays où, si l’on est ravi d’arriver, on est, au bout d’un temps, assez content de partir : la vie quotidienne et les relations sociales y sont bien plus tendues qu’en Europe. Aussi, la discussion produit des sentiments mitigés : vous pouvez profiter des beautés du pays et puis rentrer dans une terre hospitalière. Votre interlocuteur ne le peut pas : le billet d’avion est trop cher et de toute façon, il n’aurait pas de visa de travail en Europe. Alors vous vous rendez compte de ce que pèse le hasard de la naissance.

Citoyens et étrangers

La citoyenneté est donc un bien précieux, mais de valeur très inégale selon les pays. Les privilèges dont on dispose du seul fait d’être citoyen d’un pays riche (en laissant en suspens la définition de « riche ») constituent, selon les termes du philosophe Philippe Van Parijs, une forme « d’exploitation citoyenne » par analogie avec l’exploitation salariale chez Marx. En effet, la simple citoyenneté d’un pays riche vous donne droit à une part du produit social mondial bien plus importante qu’une personne exactement identique (en termes de compétences, par exemple) mais qui serait citoyenne d’un pays pauvre. Il suffit de comparer le salaire moyen d’un informaticien indien et d’un informaticien du même niveau en Belgique ou en France.

Comment, en Utopie, régler les relations entre « citoyens » et « étrangers » ? On s’inspirera ici des réflexions du philosophe américain Michael Walzer qui a le mérite de bien séparer les deux questions : qui peut être défini comme étranger, d’une part, et quels sont les droits des étrangers, de l’autre.

Le droit à la communauté

Walzer reconnaît la primauté de la citoyenneté en définissant l’appartenance à une communauté politique comme le socle de tous les autres droits[1.Rappelons que, pour Walzer, la construction d’une théorie de la justice est d’abord une démarche d’interprétation : il ne s’agit pas de remonter à un principe ultime que l’on poserait comme base du raisonnement, mais de mettre en évidence les intuitions morales de notre propre société et de voir si les pratiques et institutions sont bien conformes à ces intuitions morales. Toute conception de la justice est donc relative à un type de société donné. Ce qui nous apparaît à nous comme de la « tyrannie » (le contraire de la justice) a pu être considéré comme juste dans notre passé ou pourrait être considéré comme juste dans des sociétés très différentes des nôtres. Tous les passages cités ici sont extraits de Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality, Basic Books, New York, 1983.]. Les communautés politiques, généralement organisées en États, sont en effet les principales entités capables de soutenir les droits des individus. Faute de telles communautés, le monde, en effet, serait une immense anarchie où même les lois du marché n’auraient pas cours, puisqu’il n’y aurait pas d’autorité pour les faire respecter.

Le premier des droits est donc celui d’être membre d’une communauté politique. La constitution d’une communauté politique apparaît comme un fait largement contingent : un groupe d’hommes (et de femmes, lorsqu’elles sont prises en compte) décide d’établir une communauté, sur un territoire donné, au sein de laquelle chacun sera lié par une série de droits et d’obligations définissant le statut de citoyen. Qui va faire partie de la communauté ? « Simplement les hommes et les femmes qui sont déjà là ». Comme il est possible que ceux qui sont « déjà là » ne veuillent pas faire tous et toutes partie d’une même communauté politique, la communauté peut, d’emblée être confrontée à la présence d’« étrangers », c’est-à-dire de personnes extérieures à la distribution des droits de citoyenneté. Bien sûr, puisqu’ils sont « déjà là », la communauté n’a pas le droit de les expulser. Au contraire : elle doit leur offrir la possibilité de la citoyenneté.

Il en va de même de tous ceux que la communauté invite sur son territoire ou simplement, qu’elle accepte : établir des statuts différents, par principe, entre résidents permanents est clairement une forme de « tyrannie ». Cette conception exclut donc comme injustes toutes les situations, si fréquentes dans le monde réel, où des résidents permanents, travailleurs, réfugiés ou autres, seraient ad vitam considérés comme « non-citoyens » ou « citoyens de seconde zone ». « Aucun État démocratique ne peut tolérer l’établissement d’un statut fixe entre citoyens et étrangers. Même s’il peut y avoir des étapes dans la transition d’une de ces identités politiques à l’autre ». En clair, tout qui est accepté sur le territoire sans limite de durée doit se voir offrir la possibilité de la naturalisation.

Sur ce point, la conception de la citoyenneté selon Walzer est plus ouverte (ou plus contraignante si on la prend par l’autre bout) que la plupart des pratiques dans le monde contemporain. Mais elle ne doit pas pour autant être confondue avec une politique de « laisser-faire » ou de « frontières ouvertes ». Le premier droit de la Communauté est en effet le droit à la fermeture.

Du droit à la fermeture

Dire que les communautés politiques ont le droit à la fermeture revient à dire qu’elles décident librement qui sera admis à en faire partie. C’est pourquoi les communautés sont comme des « clubs » : les extérieurs (ceux qui ne sont pas « déjà là ») n’ont pas de droit principiel à exiger l’appartenance. Pour Michael Walzer, cette idée n’a pas besoin de justification : elle correspond largement aux intuitions morales de nos sociétés. Cependant, on peut soutenir la fermeture par un argument moins arbitraire : « Abattre les murs de l’État […], ce n’est pas créer un monde sans mur mais plutôt créer un millier de petites forteresses ». L’idée est claire : ce que recherchent les créateurs de la communauté, c’est précisément la possibilité de construire un monde sur lequel ils ont une prise commune ; si leur société est ouverte à tout vent, la prise commune (la possibilité d’un choix social) disparaît et dès lors, la tentation sera irrésistible de recréer des « microsociétés » fermées.

On peut d’ailleurs remarquer que des microcommunautés fermées se développent aujourd’hui de plus en plus dans des États dont les frontières sont pourtant bien gardées. C’est le cas de tous les « ghettos » et en particulier des « gated communities » pour riches seniors aux États-Unis. Mais on pourrait considérer que ce développement est, en latence, une forme de « sécession sociale », indicatrice de la fragile cohérence de nos sociétés : à l’intérieur même de communautés solidement constituées sur le plan politique, les divisions sociales croissent jusqu’à devenir potentiellement létales pour la communauté elle-même.

Le principe des « frontières ouvertes » aboutirait sans doute, à très long terme, à une péréquation des situations sociales entre les grands blocs géographiques, ce qui pourrait apparaître comme une situation plus juste que la situation actuelle. Mais cette égalisation entre les grandes régions du monde s’accompagnerait (et s’accompagne déjà) d’une croissance rapide des inégalités internes aux communautés elles-mêmes. Aujourd’hui, il existe en Chine des zones bien plus riches que les zones pauvres de la société américaine, bien que les États-Unis restent globalement un pays bien plus riche que la Chine.

La fermeture des communautés (toute relative) freine ce mouvement sans parvenir à l’enrayer. Il est probable que l’ouverture complète des frontières aboutirait, d’un côté, à offrir à la bourgeoisie financière chinoise les mêmes opportunités qu’à la bourgeoisie financière américaine et à rapprocher le niveau de vie des ouvriers américains de celui des ouvriers chinois. D’un point de vue global, il est peu probable que cette péréquation radicale aboutisse à un monde moins inégalitaire en moyenne, et cela demanderait une telle violence sociale (au moins sur les ouvriers américains) qu’on peut difficilement parler d’« utopie » au sens positif du terme.

Nécessité versus entraide

Une péréquation mondiale sans ouverture complète des frontières sera certainement plus lente, mais il est un autre point sur lequel la conception de la justice selon Walzer est bien plus exigeante que celle qui est communément pratiquée aujourd’hui : les devoirs que nous avons envers les étrangers.

Nous n’avons pas envers les étrangers les devoirs que nous avons envers les citoyens. Mais nous avons des devoirs quand même et, en situation de nécessité, ceux-ci peuvent aller très loin. Ainsi, le droit des Australiens à créer une nation « ethniquement homogène » peut être accepté, mais il n’est pas opposable à la nécessité que pourrait créer une famine (ou le réchauffement climatique ?) forçant les peuples d’Asie du Sud-Est à émigrer. En effet, l’Australie est un territoire immense et totalement sous-peuplé. « Si on assume, dès lors, qu’il y a du territoire superflu […] une communauté politique comme l’Australie blanche devrait affronter un choix radical. Ses membres pourraient céder du territoire pour préserver leur homogénéité ou bien abandonner l’homogénéité (accepter la création d’une société multiethnique) pour préserver leur territoire. Ce seraient leurs seuls choix. L’Australie blanche ne pourrait survivre que comme « petite Australie » ».

Le même raisonnement vaut, mutatis mutandis, pour le droit d’asile. Probablement, Walzer considérerait-il qu’accepter un million de demandeurs d’asile en Europe constitue une charge acceptable, si on la compare au nombre bien plus considérable de réfugiés qu’ont dû supporter les pays du Proche-Orient suite à la guerre en Syrie.

Justification universaliste de la fermeture ?

La conception de la citoyenneté chez Walzer comprend à la fois une dose d’arbitraire (le droit à la fermeture consacre des inégalités parfaitement contingentes) et une immense exigence de solidarité humaine de base, bien supérieure à ce qui se pratique aujourd’hui en Europe et aux États-Unis.

Elle constitue une utopie au sens où elle ne peut être implantée, même avec ses limitations, que moyennant un rapport de forces qui n’existe pas aujourd’hui, ou du moins pas encore. On peut cependant préférer une autre justification de la fermeture, proposée par Philippe Van Parijs, déjà évoqué au début de ce texte. Pour Van Parijs, il y a une raison à la fermeture des communautés qui ne vaut pas que « pour nous » mais qui peut valoir « pour tous » : une ouverture totale des frontières aujourd’hui aboutirait très vite à la disparition des États à forte protection sociale, qui ne sont qu’une minorité dans le monde. Une fois démantelés, il est très vraisemblable qu’ils ne puissent plus jamais être reconstruits. Or ces États protecteurs constituent pour le reste du monde un modèle et une visée. Le pari de Philippe Van Parijs est que l’objectif (lointain) de l’égalité mondiale sera bien mieux servi par le maintien de ce modèle-là où il existe, même si cela impose des contraintes de fermeture, que par sa destruction. Cela peut ressembler à un plaidoyer pro domo mais l’argument est difficilement contestable.

Bien entendu, il ne tient que si nos États sociaux deviennent beaucoup plus égalitaires à l’intérieur et qu’ils se convertissent à une politique d’ouverture bien plus généreuse que celle qu’ils pratiquent aujourd’hui. Mais s’ils puisent dans l’histoire de ces cent dernières années, ils peuvent se souvenir que c’est possible.