Politique
« Un nouveau compromis social est nécessaire »
03.05.2011
En marge de l’intervention « De la précarité au précariat » de Robert Castel à l’Université populaire de Bruxelles, le 17 février 2011, POLITIQUE a rencontré le sociologue français qui revient sur les grands thèmes qui ont dominé ces recherches des vingt dernières années – la fragmentation du salariat, la montée de l’insécurité sociale et du précariat, l’élaboration d’un compromis social approprié au nouveau régime capitaliste qui est le nôtre – mais aborde également l’actualité la plus brûlante, depuis la réforme des retraites jusqu’aux préoccupations environnementales.
Est-il correct de dire que, selon vous, de la même manière que le capitalisme industriel a engendré le salariat, le capitalisme financier mondialisé – ce que vous appelez le nouveau régime du capitalisme – a engendré le précariat ? Robert Castel : Oui, mais peut-être, en précisant que c’est en réalité seulement à la fin de la trajectoire du capitalisme industriel que s’était constituée une conception forte du salariat. Il ne faut pas oublier que le salariat, sous le capitalisme industriel, c’était en son début, au XIXe siècle, la condition des prolétaires des premières concentrations industrielles : une situation particulièrement épouvantable. Progressivement, au travers de conflits et de luttes, a pu se cristalliser, un statut du salariat, ce que les juristes appellent « le statut de l’emploi », qui consiste en une espèce d’échange : en contrepartie du maintien de la subordination salariale dans le régime capitaliste, le travailleur peut bénéficier de droits, de protections, d’une sécurité relativement forts, traduits en termes de droit du travail, de protection sociale, de droit à la retraite… Cet équilibre prévaut effectivement en Europe occidentale, en France et en Belgique dans les années 1960. Et c’est lui qui est rompu dans le cadre de ce qu’on appelle, avec ou sans guillemets, la « crise », via une dégradation de ce statut de l’emploi. Se développent ainsi d’une manière de plus en plus persistante, ces situations de travail qui sont en deçà de ce statut classique de l’emploi avec ses prérogatives et ses protections. Une nébuleuse de situations apparaît, qu’on peut caractériser par le terme « précaire » et qui ont en commun de constituer une sorte d’infra-salariat – si on entend par salariat le fait d’avoir un travail sous la modalité du statut de l’emploi. Il faut toutefois se garder des interprétations entièrement catastrophistes : le statut de l’emploi que j’ai évoqué n’a pas complètement disparu. En France, environ 60% des emplois sont encore en contrats à durée indéterminée. Si des tendances sont à l’œuvre, elles n’ont pas tout balayé sur leur passage. Vous dites que cette évolution s’accompagne d’un changement par lequel des politiques publiques qui donnaient précédemment la priorité au plein-emploi ont désormais pour objectif la pleine activité… Robert Castel : Cette interprétation peut sans doute être discutée mais on peut faire l’hypothèse que les politiques actuelles ne visent pas à proprement parler le plein-emploi. Notamment parce que le plein-emploi pose des problèmes de coûts, suppose un salaire décent et surtout donne au travailleur des protections et des droits que les politiques d’inspiration libérale interprètent comme autant de freins aux impératifs de compétitivité, flexibilité, mobilité et souplesse. Autant de raisons pour lesquelles ces politiques perçoivent l’armature juridique du statut de l’emploi comme un obstacle économique. En simplifiant, on pourrait dire que la pleine activité n’engendre pas tous ces inconvénients du plein-emploi. Dans une société de pleine activité, tout le monde serait actif et travaillerait mais, sans être trop exigeant sur les conditions de travail, les rétributions en termes de salaire, les droits attachés au travail et la protection sociale. La tendance est déjà à l’œuvre : elle pourrait à la limite remplacer le plein emploi par la pleine activité, y compris d’ailleurs en réduisant le chômage. Si les chômeurs acceptaient tous de revenir non pas à l’emploi mais à l’activité, sous n’importe quelle condition, y compris les plus médiocres, cela grignoterait la masse des chômeurs : il y aurait davantage d’activité et à la limite, le chômage pourrait devenir résiduel. Mais bon nombre de ces activités ne seraient pas de véritables emplois au sens décrit précédemment. (…) Lire la suite de cet entretien dans la revue Politique (n°70, mai-juin 2011)