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Une belle idée à l’avenir (politique) précaire

La gratuité – universelle ou partielle – des transports en commun semble globalement répondre au projet écosocialiste, nouveau cheval de bataille du parti socialiste. Mais le retour de cette idée dans l’actualité politique souligne aussi l’inconsistance des politiques de mobilité, en tout cas au niveau fédéral, qui font encore trop la part belle à l’automobile.

Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).

Comme le souligne Philippe Buchez dans son récent article « De la ville à la campagne, la mobilité est source d’inégalités »[1.« Inégalités environnementales, ni fin du mois ni fin du monde », Politique n°114, décembre 2020.], la question des inégalités en matière de transport a longtemps été (et reste largement) analysée sous l’angle de l’usage de la voiture individuelle. Cette « discrimination par l’automobile » reste très prégnante dès lors que l’on s’écarte des centres urbains et de la desserte ferroviaire des « navettes » vers Bruxelles, élément centralisateur d’une partie significative de l’activité économique.

Si l’on est attentif au vécu des personnes résidant dans les centres urbains précités, s’y ajoutent également des difficultés d’accès aux traditionnels zonings en périphérie où l’offre de transport en commun reste problématique. Ainsi que le rappellent certaines organisations syndicales[2.Débat avec l’auteur lors du Conseil syndical de la FGTB de Bruxelles d’octobre 2018 consacré au plan régional de mobilité « Good Move ».], dans ces mêmes zonings économiques, certains équipements collectifs qui permettraient de simplifier les chaînes de déplacement sont insuffisants et/ou en accès trop restreint (crèches d’entreprise ou inter-entreprises par exemple).

On peut considérer que la « socialisation » de la voiture par le modèle de la « voiture partagée » a un bel avenir dans les villes, c’est moins le cas dans les zones rurales ou péri-urbaines, où la qualité et la quantité de l’offre de transport en commun est un élément déterminant et où le déficit de services collectifs est criant. Ce qui amène le président du MR, G.‑L. Bouchez, à conclure fort opportunément qu’il faut, au-delà des politiques urbaines de « ville du quart d’heure », lutter contre l’absence de « campagne du quart d’heure ». Pour rappel, dans bon nombre de villages wallons, c’est un bus le matin et un bus le soir…

Des transports en commun… publics

L’évolution des services publics de transport est donc un enjeu collectif important. Il concerne tant les déplacements en bus et trams gérés par les entreprises publiques autonomes régionales – que ce soit en ville ou à la campagne (Tec, De Lijn, Stib) – que le transport ferroviaire de passager·es organisé par les entreprises publiques autonomes fédérales (Infrabel et SNCB). Plusieurs acteurs publics et niveaux d’action politique sont donc concernés.

Mais c’est la première fois que le train – et donc le territoire national – s’invite dans les débats sur la gratuité des transports en commun en Belgique. Et ce d’autant plus que la libéralisation du transport ferroviaire de passager·es est prévue sur le plan européen pour 2023. On se doit de relever au passage combien ce dossier stratégique semble absent du débat politique. Pourtant les signes avant-coureurs sont là : la Belgique fédérale a séparé les fonctions de gestionnaire d’infrastructure ferroviaire (Infrabel) et celle d’opérateur de transport ferroviaire (SNCB). Et le cadre juridique des services de transport en commun est en train d’évoluer au niveau européen : il ne suffit plus d’avoir été créé comme service public de transport en commun pour recevoir cette mission. Une désignation en bonne et due forme est désormais nécessaire et peut, potentiellement, ne plus avoir lieu si l’autorité publique devait estimer que l’opérateur public historique ne répond pas ou plus aux exigences posées. En Belgique, chaque Région a formalisé explicitement qu’elle re-désignait les sociétés régionales de transport public comme « opérateurs de transport ». Mais, en Flandre, au contraire des deux autres Régions, le gouvernement régional a souligné le caractère fragile et temporaire de cette désignation.

Que disent les partis ?

La thématique de la gratuité, générale ou partielle, de l’accès aux transports en commun[3.Sans oublier celle de l’intervention de l’employeur, public ou privé, dans les déplacements domicile-travail.] ne date pas d’hier : déjà lors des derniers scrutins régionaux, elle s’est retrouvée fréquemment au centre des débats. La diversité des propositions reflète la variété des dispositifs envisageables depuis la gratuité totale à la gratuité partielle – selon la zone géographique, le public ou la période concernées.

La gauche radicale (PTB) a fait de la gratuité totale un de ses chevaux de bataille au plan régional (mais curieusement pas au plan fédéral – et donc ferroviaire – où il est plutôt question de sélectivité et de réduction des tarifs), sans pour autant s’engager dans une politique de distanciation par rapport au modèle de la voiture individuelle. On peut donc, sans trahir son propos, estimer qu’il s’agit dans son cas d’une revendication d’ordre social. Elle reste ainsi fidèle à sa ligne politique d’opposition aux zones de basses émissions ou à la taxation kilométrique, toutes deux évaluées exclusivement sous l’angle de la réduction du pouvoir d’achat.

À l’autre extrémité du champ politique, la droite (MR), engluée par ailleurs dans son attachement indéfectible à la voiture-reine, s’oppose à toute gratuité sous l’angle du slogan : « rien n’est gratuit », tentant de semer la confusion entre la gratuité de l’accès et l’évidente impossibilité d’assurer un service de transport sans coûts. Elle évite ainsi soigneusement le débat sur le financement des services publics par une fiscalité plus juste, facteur de redistribution des richesses. À cela s’ajoute le refrain connu selon lequel « il n’y a pas d’alternative » à la voiture et il faut construire du métro partout en ville.

Pour les centristes (CDH et Défi), les écologistes et les sociaux-démocrates, on s’oriente plutôt vers une gratuité sélective de l’accès aux transports publics collectifs ; la gratuité pour les jeunes et les seniors fait consensus au sein des transports par bus et trams. Et elle est présente dans les décisions des gouvernements régionaux bruxellois et wallon.

Au Nord du pays, depuis l’arrêt de la gratuité totale expérimentée à Hasselt après une expérience qui aura duré 17 ans, ce thème est carrément absent des débats. Mais il y a aussi pour la deuxième législature consécutive, et c’est préoccupant, une réduction drastique des moyens budgétaires alloués à l’opérateur De Lijn. Celui-ci rencontre dès lors de plus en plus de difficultés pour assurer une offre minimale décente et se voit contraint de mettre dans un tiroir plusieurs projets importants, dont celui du « Brabantnet » développé en concertation avec la Stib pour améliorer l’accès à Bruxelles depuis le Brabant flamand.

À Bruxelles, l’effort d’investissement consenti pour accroître et diversifier l’offre de la Stib reste constant depuis plusieurs législatures. En Wallonie, le gouvernement actuel annonce l’attribution de nouveaux crédits d’investissement importants pour le développement de l’offre des Tec.

Ne pas isoler le débat

C’est dire si la sortie médiatique de Paul Magnette, président du PS, lors des premières « Rencontres écosocialistes », réclamant la gratuité totale pour les usagers de la SNCB, a surpris. Dans la foulée, il précisait qu’il se contenterait dans un premier temps d’une gratuité sélective identique à celle en vigueur pour les transports en commun par bus et tram en Wallonie et à Bruxelles. Le financement (700 millions pour la gratuité totale) serait, selon lui, facile à assurer via la taxe sur les comptes-titres.

Chaque parti y est allé de sa petite déclaration rappelant son point de vue. Dans la dernière Déclaration de politique générale du gouvernement Vivaldi devant la Chambre en octobre 2021, il n’est cependant fait aucune mention de cette mesure et de son financement. On peut donc raisonnablement en conclure que ce n’est pas pour tout de suite. Ce qui tranche nettement avec deux autres débats liés.

En effet, on est ici loin de l’unanimité de la coalition Vivaldi pour maintenir le système des voitures de société (coût pour l’État de plus de 2 milliards d’euros par an[4. B. Henne, « Voici la facture des voitures de société : au minimum 20 milliards d’euros en 10 ans », RTBF Info, 14 mars 2019.]) soumis, il est vrai, à l’obligation de la neutralité carbone. Le consensus a donc validé la non-remise en cause d’une politique structurelle du recours à la voiture individuelle et du manque à gagner structurel pour la sécurité sociale de ces « voitures-salaires ». Il n’a même pas été question d’un compromis « à la belge » tout à fait négociable d’un abandon progressif et étalé du système. Une opportunité de taille manquée par les sociaux-démocrates du PS et de Vooruit et les écologistes de Groen et d’Ecolo, alors que la totalité des expert·es en mobilité belges et européens dénoncent le rôle négatif joué par ce système dans la nécessaire évolution vers une mobilité durable.

Et on est tout aussi loin de l’unanimisme de tous les partis flamands et wallons pour s’opposer au projet de taxe kilométrique intelligente porté par les Bruxellois. Depuis ce premier tir de barrage en décembre 2020, pas de négociations en vue pour une taxe kilométrique inter-régionale (pourtant les accords techniques en place entre les trois Régions pour la taxation des poids-lourds seraient aisément transposables). Pas de négociations non plus pour moduler cette taxation très représentative d’une « écologie technologique » en fonction de critères sociaux.

La recommandation essentielle que l’on pourrait donc faire à l’ensemble des trois « familles » de gauche belge, c’est celle de changer leur mode de réflexion politique en matière de mobilité pour évoluer vers une approche à la fois écologique et sociale, où l’accessibilité est prise en considération dans toutes ses dimensions.