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Une idéologie sans idéalisme (réplique)

Pour Sophie Heine, la gauche doit, pour mobiliser autour d’elle, placer l’intérêt individuel au cœur de son projet politique. Parce que les individus raisonnent aujourd’hui plus en fonction de leurs intérêts propres que de valeurs altruistes (solidarité, coopération, entraide…). Ce texte est une réplique au texte de Bruno Frère « Les droits de l’homme ne peuvent pas tout résoudre » (Politique, nov.-dec. 2010, n°67) à lire ici : http://revuepolitique.be/spip.php?article1274.

Le commentaire réalisé par Bruno Frère sur mon ouvrage Oser penser à gauche a le mérite d’être argumenté et fondé sur une lecture attentive. Il est plaisant de lire une recension faite par un lecteur non seulement averti mais aussi extrêmement stimulant. Je n’ai malheureusement pas la place de faire ici une réponse à l’ensemble des points soulevés par B. Frère mais me concentrerai sur certains d’entre eux. Comme il est de coutume dans ce genre d’exercice, je répondrai avant tout aux objections avancées, espérant que le lecteur se référera à l’ouvrage pour se faire ensuite sa propre opinion – pour une meilleure compréhension de mes arguments, je conseille de lire les pages référencées en notes. Un premier malentendu qui apparaît dans le commentaire de B. Frère concerne ma critique du matérialisme de Marx et mon supposé idéalisme. Si Marx avait en effet dans plusieurs écrits une vision nuancée du rapport entre idéologie et contraintes socio-économiques, ma critique s’adresse aux interprétations intellectuellement et politiquement dominantes du marxisme, fortement imbibées d’économisme et de déterminisme. Mon but dans cette partie de l’ouvrage n’est pas de faire un exégète des œuvres de Marx mais de pointer les problèmes de ce que l’histoire en a retenu, certes, souvent à tort. Or, une grande partie des courants se revendiquant du marxisme – le communisme bien entendu mais aussi pendant longtemps la social-démocratie – a eu le double travers d’insister excessivement sur le poids mécanique des structures socio-économiques sur les évolutions sociales et de percevoir les idées comme de simples voiles des rapports de force socio-économiques E. Laclau & Ch. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy. Towards a radical democratic politics, London, New York, Verso, 2001 (1985), pp. 77-84.

Des idées pour mobiliser

Contre une telle position, mon propos n’est nullement de défendre une posture idéaliste. Je critique au contraire dans le dernier chapitre – peu mobilisé par B. Frère dans son commentaire – les positions idéalistes qui ont prévalu dans l’histoire de la gauche, en particulier du côté de la social-démocratie S. Heine, Oser penser à gauche, p. 161. Leur défaut principal selon moi était d’attribuer un pouvoir d’action propre aux idées et en particulier à l’idéal de justice sociale, à l’identité nationale ou à la religion et de négliger la lutte sociale entre dominants et dominés comme moteur de l’histoire. Si je plaide pour une réhabilitation de l’idéologie, ce n’est pas pour retomber dans les travers des idéalistes qui pensent que les idées créent ou modifient mécaniquement la société. Je définis avant tout l’idéologie comme l’un des instruments principaux de la lutte sociale et politique Op. cit., pp. 6-9. Celle-ci est en grande partie une contradiction entre les idées soutenues par les groupes dominants et des discours alternatifs élaborés par les dominés et ceux qui se rangent de leur côté. Ces discours, pour devenir percutants, doivent acquérir le statut d’idéologie en intégrant plusieurs dimensions : une critique des discours dominants, des propositions alternatives, le tout chapeauté par une utopie de long terme. Mais, et c’est ce qui distingue ma position de l’idéalisme, la construction de cette idéologie alternative ne doit pas se faire de manière abstraite et éthérée, mais doit refléter les enjeux centraux des luttes sociales et politiques concrètes et tenir compte des réalités sociales, économiques et politiques. Cet ancrage dans la réalité est ce qui en constitue la matérialité.

Placer l’intérêt individuel au cœur du projet politique de gauche s’oppose donc totalement aux discours idéalistes sur le pouvoir des valeurs de changer l’action des personnes et des groupes.

Plus précisément, cet ancrage passe par le lien que l’idéologie progressiste doit permettre d’établir entre les intérêts des dominés et l’utopie qu’elle propose. Par ailleurs, le fait que les idées alternatives finissent ou non par s’imposer dans la société n’est pas le simple fruit de la pertinence en soi de ces idées, mais de leur capacité à susciter les mobilisations nécessaires pour imposer des changements progressistes. Or, cette faculté de mobilisation dépend avant tout de la conformité des idées alternatives avec les intérêts tels qu’ils sont perçus par la majorité des citoyens affectés par diverses formes d’injustices. Pour réhabiliter les idées sans tomber dans l’idéalisme, il faut fonder ces dernières sur les intérêts plutôt que sur les valeurs, sur la raison plutôt que sur les passions Idem, pp. 166-168. La raison dont il s’agit ici n’est donc pas une raison kantienne transcendantale mais la rationalité des acteurs réels par opposition aux passions, émotions et autres éléments chauds dont la place devrait se situer en dehors du politique. Les idées à construire en commun par les courants de gauche devraient réussir la gageure d’à la fois dénoncer les rapports de domination existants et de leur proposer des alternatives pouvant être entendues par les différentes fractions du mouvement progressiste et correspondant aux intérêts des individus qui les composent.

L’importance de l’intérêt individuel

Les droits de l’homme comme moyen de garantir la liberté individuelle sont en ce sens une proposition qui veut tenir pleinement compte des réalités : c’est parce que les individus aujourd’hui se pensent comme des individus atomisés qu’il est plus pertinent de s’adresser à eux avec un discours fondé sur l’intérêt individuel que d’essayer de les mobiliser par des valeurs de type altruiste. D’autant plus que cette individualisation des mentalités repose aussi sur une évolution des modes de vie et des conditions de travail. Contre les discours idéalistes qui foisonnent à gauche sur la nécessité de raviver des vertus telles que la solidarité, l’entraide, la coopération, l’altruisme, il est beaucoup plus réaliste de s’adresser à ce qui touche directement les individus pour susciter leur engagement ou leur mobilisation. Placer l’intérêt individuel au cœur du projet politique de gauche s’oppose donc totalement aux discours idéalistes sur le pouvoir des valeurs de changer l’action des personnes et des groupes Idem, pp. 163-166. Et c’est aussi parce qu’un grand nombre de mouvements sociaux formulent en termes de droits humains leurs combats contre diverses formes de domination (économique, culturelle, de genre…) qu’il est sensé de reprendre ce principe, surtout si l’on veut construire une idéologie commune à ces différentes tendances Idem, pp. 60-64. Le discours des droits et de la liberté individuels s’ancre donc bien dans les rapports sociaux réels. Mais comme le souligne B. Frère, mon ouvrage repose bien sur des présupposés universalistes. Je m’inscris clairement en faux contre l’idée véhiculée par les courants postmodernes et post-structuralistes selon lesquels il n’y aurait plus lieu de chercher à construire une idéologie progressiste unissant les différentes tendances de la gauche, mais seulement de créer des alliances contingentes de luttes dotées elles-mêmes d’intérêts et d’identités fluctuants. Une telle posture conduit selon moi au relativisme et au défaitisme parce qu’elle délaisse la tâche de construction de projets politiques alternatifs de long terme pour se concentrer sur les luttes « ici et maintenant » Laclau & Mouffe, op. cit., pp. 191-193. Insister sur la liberté individuelle ne revient cependant pas à occulter l’importance du collectif. Il s’agit d’établir un lien clair entre l’individu et le collectif, car, contrairement aux individualistes méthodologiques de gauche comme de droite, je ne pense pas que l’on puisse rendre la société plus juste par la simple action individuelle S. Heine, idem, pp. 57-60. Si l’individu et son libre épanouissement devaient être la fin de la politique, le collectif reste le moyen d’y parvenir. Une action collective menant à des changements macrosociologiques est nécessaire pour aller vers des rapports sociaux moins injustes – démocratisation de la participation politique, mobilisations sociales, égalisation des conditions… Toutefois, cette action collective ne devrait être qu’un moyen et non, comme c’est souvent le cas dans les approches de gauche radicale, une fin en soi.

Un idéal de liberté

L’objectif principal que je propose comme clé de voûte d’une idéologie de gauche renouvelée prenant en compte l’individu et ses intérêts est celui de liberté individuelle. Cet idéal est philosophiquement libéral dans le sens où il vise la possibilité pour chacun de construire ses propres visions du monde et choix de vie, par opposition à des approches perfectionnistes ou communautariennes qui postulent que les institutions politiques doivent promouvoir une vision particulière du bien. La liberté individuelle qu’il s’agit de promouvoir doit toutefois être réelle plutôt que formelle, ce qui requiert l’application de droits non pas minimaux comme le prétend B. Frère, mais très étendus et ce pour l’ensemble des résidents du territoire européen Idem, pp. 54-60. Une telle approche, loin d’être consensuelle comme le reproche B. Frère, insiste au contraire sur la radicalité de l’objectif de liberté individuelle et des droits humains lorsqu’ils sont pris au pied de la lettre. Ils impliquent par exemple une réorientation profonde des bases de l’intégration européenne Idem, pp. 121-127.

Cet idéal est philosophiquement libéral dans le sens où il vise la possibilité pour chacun de construire ses propres visions du monde et choix de vie.

En ce sens, ma définition des droits humains et de la liberté individuelle à laquelle ils peuvent conduire se distingue radicalement de celles des courants de droite aujourd’hui dominants et des libéraux de gauche. Si je me revendique d’une certaine forme de libéralisme – celui qui retient ses aspects politiques et philosophiques et pose la liberté individuelle comme fin ultime de l’action politique –, je récuse les dérives « social-libérales » à la Blair, Schröder ou Strauss-Khan Idem, p.16. Ces tendances au sein de la social-démocratie sont libérales avant tout sur le plan économique. Or, c’est l’aspect du libéralisme qui doit le plus selon moi être critiqué et ce au nom même de l’objectif de liberté individuelle. Le libéralisme économique débridé, comme l’a clairement montré la crise financière récente, ne conduit à la liberté que d’une petite minorité d’acteurs économiques puissants et à la précarisation du reste de la population Idem, pp. 44-54. L’idéal de droits humains n’est radical que dans la mesure où il est appliqué de manière effective. S’il est vrai qu’ils sont reconnus sur le plan formel dans nombre de conventions internationales ou de constitutions nationales ainsi que dans la plupart des discours politiques, leur effectivité pose toujours largement problème. C’est seulement à ce titre que l’on peut les promouvoir et qu’ils peuvent constituer des garanties permettant à chacun de déterminer librement ses choix de vie.