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Une véritable crise systémique

Elle a monopolisé la parole dans les espaces public et privé ces quatre derniers mois.
Elle a suspendu notre rapport au temps et au mouvement pendant six semaines.
Elle s’est immiscée dans nos relations humaines pour un long moment.
Elle a imprégné nos vies, nos récits, nos pensées, nos paroles et nos actes depuis le 12 mars 2020.
Elle, la pandémie de covid-19, s’est imposée dans les débats publics.

Vous auriez dû tenir entre vos mains un numéro de Politique consacré à la réconciliation des enjeux de justice sociale et climatique. Ce choix résonnait d’une actuelle évidence il y a encore quelques mois. Et soudain, un virus est venu bousculer le cours de nos sociétés. Nos certitudes. Nos agendas. Nos priorités. Alors plongés dans un sujet important et actuel – les inégalités environnementales –, nous avons été confrontés à un sujet important et urgent – l’irruption et la propagation du coronavirus à l’échelle mondiale.
La crise climatique est une menace vitale. La pandémie de covid-19 est une menace vitale impérieuse, dans ses aspects sanitaires autant que dans ses conséquences socioéconomiques. Dont acte[1.Vous retrouverez le numéro consacré aux inégalités climatiques et sociales en décembre 2020.].

A y regarder de plus près d’ailleurs, ces deux crises sont intrinsèquement liées. Née des rapports conflictuels que notre civilisation entretient avec sa biodiversité et de son rapport au temps et à la mobilité, la crise sanitaire du covid-19 est une crise systémique qui s’inscrit dans les interstices d’un modèle de développement humain qui atteint chaque jour, un peu plus, ses limites.

Les pandémies ne sont évidemment pas un phénomène neuf et celle-ci s’inscrit dans une continuité historique. Mais elle nous frappe par ses dimensions de globalité tant géographique que sociologique et médiatique. Peu de phénomènes sanitaires se sont répandus si vite et si intensément aux quatre coins d’un monde interconnecté. Peu d’entre eux ont également, et à ce point, révélé les faiblesses, voire les failles (parfois les forces), de nos systèmes de soins. Aucun autre phénomène de santé n’a constitué un tel « événement » accaparant médias, réseaux sociaux et conversations.

À l’heure d’écrire ces lignes, on serait bien en peine d’anticiper l’avenir, même de quelques semaines. Il n’y a ni certitude ni solution à l’horizon. Cet état de fait ne nous exonère toutefois pas d’analyser ce qui est en train de se jouer sous nos yeux. Et pour comprendre ce qui est en jeu derrière les statistiques et au-delà de la crise sanitaire, nous avons choisi d’investiguer comment la pandémie agit sur les inégalités au sein de la société belge.

Est-ce qu’elle les révèle, les rendant plus visibles aux yeux de toutes et tous ?
Que sont dès lors devenus les publics qui étaient déjà invisibles – précaires, détenus, aînés, artistes, travailleurs et travailleuses du sexe… – (voir la section « Publics invisibilisés ») ?

Comment la pandémie multiplie-t‑elle les inégalités, en superposant des inégalités de genre, de race, de classe, d’âge (voir la section « Imbrications des inégalités ») ?

De quelle manière le droit et les technologies numériques renforcent-ils les inégalités sociales en temps de pandémie (voir la section « Protections et libertés ») ?

Les angles de vue sont multiples, et diversement déjà traités par ailleurs. À commencer par l’impact durable que cette pandémie laissera sur nos systèmes de santé, sur notre État social (voir la section « Santé sous pression »).

Il est à cet égard piquant de lire sous la plume de certaines cassandres des odes à peine voilées, quoique provisoires, à la gloire de la dépense publique et des services publics et sociaux. Décriés il y a encore quelques mois, jugés aussi coûteux qu’obsolètes, devenus le terrain de jeu et de prospective de toutes les aventures idéologiques, ils ont démontré, par l’absurde, leur caractère fondamental dans la redistribution des richesses et la lutte contre les inégalités.
Comme en 2008, en amortissant les effets des crises financière, économique, sociale et de la zone euro.

Cette fois encore, l’état de grâce ne durera qu’un temps. Il faudra préparer l’après, sans angélisme, sans béatitude, la réalité chevillée au corps, farouchement parés à toute éventualité pour confronter la gauche aux réponses qu’elle entend apporter à cette crise multiple (voir la section « La gauche au tournant »). Les leçons de la crise de 2008 doivent être tirées à temps pour éviter le retour au business as usual et ramener le débat démocratique au cœur de la politique belge (voir la section « La politique en temps de pandémie »).

Ce numéro a été coordonné par Vaïa Demertzis et François Perl.