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Utopie réaliste

En 1516, Thomas More désignait par UTOPIE une société idéale qui s’opposait en creux à la société de son temps qu’il dénonçait avec virulence. Depuis lors, le mot est attribué à un genre littéraire qui décrit un régime politique idéal dans un lieu imaginaire où les individus vivraient en harmonie. Tout comme Thomas More qui critiquait la société anglaise du XVIe siècle et le pouvoir absolu d’Henri VIII, ce procédé vise en fait à dénoncer les injustices et les dérives présentes et cherche à échapper à la censure politique ou religieuse.

Au plan politique, l’UTOPIE peut servir aussi bien à contester qu’à justifier un ordre politique et, en termes de représentations, à promouvoir des formes d’organisation sociale ou à souligner le danger de leurs manifestations totalitaires. Marx dénonçait comme utopiques les conceptions du socialisme qui, à son estime, étaient détachées des circonstances matérielles susceptibles de rendre leur avènement possible. Cette polysémie fait varier le sens de ce mot entre roman ou essai à vocation politique, rêve irréalisable ou idéologie justificatrice.

À la différence des périodes précédentes, les UTOPIES qui dominent le monde actuel, djihadistes ou politiques, sont de nature conservatrice. Ainsi, au plan politique, le conservatisme consistait dans un passé récent dans le refus du changement, le respect de la tradition et la prudence à l’égard des UTOPIES. À présent, en particulier depuis Margaret Thatcher et Ronald Reagan, il désigne un optimisme libéral-libertarien pour construire un monde nouveau, caractérisé par le libéralisme économique, la responsabilité individuelle et le sécuritaire : l’UTOPIE d’une société où, selon la formule de Milton Friedman, « le cash c’est la liberté ». La révolution conservatrice devait ainsi abolir les obstacles qui brident la dynamique du marché tout en favorisant la modernité technologique. Suivant Ronald Reagan, les conservateurs seraient désormais les « créateurs du futur ».

À l’occasion du 500e anniversaire de l’œuvre de Thomas More, l’UTOPIE s’est enrichie du qualificatif réaliste. Selon la distinction de Michel Foucault, l’UTOPIE RÉALISTE, à l’opposé de celle qui se projette « à l’inverse de la société », serait celle qui vise son perfectionnement. Elle serait donc conservatrice. Nombre d’UTOPIES réalistes dénoncent le système de sécurité sociale « invasif », les services publics « chers et inefficaces », le droit du travail « illisible » et un État social « obèse » et « dépensier ». Des utopies numériques supposées permettre d’échapper aux conformismes sociaux, aux restrictions légales et aux rigidités sociales. UTOPIES devenues désormais RÉALISTES, puisqu’elles célèbrent les start up et s’incarnent dans les plates-formes capitalistes bien réelles sous le vocable d’« économie collaborative », à l’instar entre autres d’Uber ou d’Airbnb.

L’UTOPIE RÉALISTE, vue sous cet angle, est en rupture avec l’UTOPIE. Elle prend l’apparence d’une UTOPIE clés en main qui s’apparente plutôt à une contre-UTOPIE, celle qui débouche sur une réalité terrifiante. Les UTOPIES RÉALISTES de notre temps, générées par la conjonction d’une longue période de néolibéralisme et de l’essor des technologies numériques sont, de manière dominante et malgré des exceptions, des UTOPIES conservatrices qui n’ont de cesse de promouvoir le marché autorégulateur.