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Variations philosophiques sur une pandémie

Le confinement, une autre manière de vivre, une autre manière de sentir, comme si la pandémie fabriquait une nouvelle pellicule sociale et politique. Impossible de s’isoler pour penser, de prendre distance : le réel, sans apprêts, envahit notre réalité dont les fards se dissolvent. La mort guette et nous impose ses vérités, plus possible de jouer au stylite inspiré retranché en surplomb sur sa colonne. Le soir, nous applaudissons les héros du prendre soin, les femmes et les hommes du « care », du prendre soin, ceux qui établissent des continuités entre la fraternité compassionnelle et la justice.
Mais il faut déborder, aller plus loin que le care[1.Le « care », nécessaire de garder le concept formulé en américain, comporte 4 dimensions : to care about, se soucier de l’autre, se tourner vers lui, to take care of, s’occuper de l’autre, le prendre en charge concrètement, care giving, donner le soin, care receving, recevoir le soin. L’éthique du care est centrée, non sur les normes abstraites de la philosophie libérale, mais sur le lien coopératif entre personnes assymétriquement situées. Nous ne sommes pas là dans le règne de la citoyenneté abstraite libérale mais insérés au sein de situations marquées par la fragilité, la vulnérabilité et la faillibilité.], à la fois dans la reconstruction des autonomies et dans l’établissement de conditions politiques et budgétaires qui rendent le « care » possible. Le « care », concept formulé en américain, comporte 4 dimensions : to care about, se soucier de l’autre, se tourner vers lui, to take care of, s’occuper de l’autre, le prendre en charge concrètement, care giving, donner le soin, care receving, recevoir le soin. L’éthique du « care » est centrée, non sur les normes abstraites de la philosophie libérale, mais sur le lien coopératif entre personnes asymétriquement situées. Nous ne sommes pas là dans le règne de la citoyenneté abstraite libérale mais insérés au sein de situations marquées par la fragilité, la vulnérabilité et la faillibilité.
Le « care » éthique fait signe vers la considération politique. La considération, c’est le contraire de la domination, c’est l’ensemble des processus qui, en l’occurrence, visent à réparer l’autonomie personnelle et le dialogue compassionnel au sein de processus soutenus par la décision politique. Il faut dépasser le risque paternaliste du « care » confiné dans le cadre thérapeutique, il faut migrer vers le politique. Il est nécessaire de réparer autant le corps abîmé des personnes que leur auto-normativité mais, pour ce faire, il faut que le monde soit fait de nourritures spirituelles qui soignent les corps. Il faudra une politique spinozienne[2.Je mesure à quel point il faudra encore travailler pour que Spinoza fasse partie des fondamentaux de l’action politique progressiste.] agressive, ne pas se fier aux belles déclarations, car, comme l’écrivait Hobbes, « sans la force de l’épée, les promesses ne sont que des mots ».

Le 1er mai, fête des travaillés – 2 mai 2020

Travaillés par l’angoisse, diffuse, par la peur de la mort qui rode, autour de soi, pour les siens et pour soi. Travaillés aussi par les modifications radicales, temporaires ?, du champ politique : le rôle des experts, la monomanie journalistique sur le covid-19 et sa crise, le caractère genré de la chose politique avec deux femmes aux commandes des deux postes politiques censés diriger la manœuvre – la Première ministre Sophie Wilmès et la ministre fédérale de la Santé Maggie De Block, – toutes deux issues des rangs libéraux de part et d’autre de la frontière linguistique –, le retour de l’État, à la fois comme redistributeur et aussi comme distributeur.
Importance donc de Cettela distribution, souvent oubliée, est importante. L’État ne doit pas qu’intervenir en aval des inégalités. En amont, la sécurité sociale ne doit pas seulement financer le soin mais intervenir activement, élargir son spectre, soutenir les pratiques qui l’assurent préventivement. Les politiques de santé publique et de promotion de la santé, situées en amont des processus du « care », doivent aussi jouer en amont des processus en « re » : redistribution, réinsertion, réparation, reconversion, rénovation…
Mais à mon sens, l’essentiel de ces bouleversements n’est pas là : il réside dans l’ouverture entre l’intime et l’extime, entre le fermé privé et l’ouvert public. C’est le mot d’ordre de l’écoféminisme, ramener l’écologie à la maison. Et sans doute aussi rendre sa dignité à la maison dans l’espace politique.
La grande oubliée de ces médiations souhaitables, c’est la fraternité. Les libéraux ne cessent de vanter la liberté ; nos gauches, oublieuses de leurs racines – notamment anarchistes –, ne rêvent que d’égalité. Cette revendication pour la suppression des inégalités apparaît aussi comme une utopie inhabilitante, une étoile polaire rêvée qui décourage les mobilisés et fournit le bréviaire incessant des mobilisateurs. Les uns et les autres ont laissé pour compte la fraternité.
Elle se montre en cette période par le soin, par l’admirable dévouement, jusqu’au sacrifice de leur vie, des travailleurs et travailleuses de la santé, sous-équipés, la plupart payés avec des salaires ridicules comparés à ceux alloués aux producteurs d’émotions, (fournisseurs de chansonnettes et sportifs). Est-ce que le retour possible de la fraternité bouleversera la structure du champ politique ?
Les pratiques de soin, les fraternisations au front de la mort, face à un ennemi invisible, qui ne respecte pas le droit de la guerre, sont le fait de femmes, massivement : elles sont partout, elles s’invitent dans les médias, elles se fâchent.
Or, ce qui se montre dans le dévouement, là où les femmes constituent la première ligne du front – encore une autre manière de faire la guerre – c’est le fait que des femmes, surtout, et des hommes, aussi, prennent soin de leurs « ils et elles », qu’elles et ils ne connaissent pas. A À partir de la pratique du « care », ils font passer les autres du régime du « il » au régime du « tu ». Le covid-19 montre à souhait que nous sommes vulnérables, faillibles et fragiles et cette vulnérabilité voyage et circule du privé au public, de la famille à l’agora. Et aux menaces de mort que le Covid fait peser sur notre déréliction vient répondre la considération. « Considérer », comme le précise la philosophe française Corine Pelluchon[3.Corine Peluchon, Éthique de la considération, Paris, Seuil, 2018 et de la même autrice, Réparons le monde, Paris, Payot et Rivages, 2020.], ce n’est pas « être sidéré » – captivé par un schème mono-causal – mais regarder avec complexité, avec humilité, disposé à écouter la complexité des autres. Là où ne vibrait qu’une étoile, considérer, c’est tenir compte de la galaxie et d’une constellation de composantes, ouvrir nos quinquets, se demander si les révolutionnaires français voulaient nous dire quelque chose de sensé avec cette fraternité oubliée et refoulée : une histoire de cathos ? une histoire de bonne femme ou d’anarchistes d’un autre âge ? La considération, martèle la philosophe, c’est le contraire de la domination. Ce concept fait le pont entre l’éthique individuelle et relationnelle d’une part et l’action politique d’autre part : nous devons nous rendre digne de la société pour laquelle nous nous engageons, il est donc question de se respecter soi-même, de construire des liens compassionnels et respectueux avec les autres et de veiller à la justice pour les autruis que nous ne connaissons pas, ce que vise la « petite éthique » du philosophe Ricoeur, l’union cohérente entre les pratiques du « je » qui doit se respecter, du « tu » dont il faut prendre soin et du « il » qui appelle la construction de la justice.
Rappeler ainsi que les travailleurs sont aussi souvent des « travaillés », que la démocratie délibérative ne suffit pas, que les travailleurs encaissent, au-delà des processus qui les aliènent et les exploitent, des « coups » de domination, des manières de ne pas considérer leurs apports issus de leurs capitaux spécifiques.
L’univers de la condition salariale n’est pas un univers vertueux, les travailleurs ne sont pas considérés mais souvent mobilisés par des dirigeants sidérés, par leur ego ou par des marges bénéficiaires dont ils doivent se targuer devant leurs actionnaires, le tout marche encore à l’humiliation, au désir du travailleur barré par le désir maître du maître. Est-ce que l’univers du « care » fait signe vers la production d’emplâtres pour les déconsidérés ou annonce-t-il des indignations qui durent ?

Les cultures en danger – 6 mai 2020

Le monde ne bouge pas par les idées, n’en déplaise à notre narcissisme d’intello. Le monde bouge avec des passions, ce que Spinoza nomme « des affects ». Et quand ces affects enrobent, tel un suppositoire, une dose de rationalité libératrice, c’est toujours ça de gagné[4.À ceux qui n’en seraient pas convaincus, je recommande chaudement la lecture de Machiavel, surtout, très accessible, Les discours sur la deuxième décade de Tite-Live, livre de chevet de Paul Magnette.].
Il faut, dit la philosophe américaine Martha Nussbaum, participer à la position stigmatisée, ce que permettent la littérature et le théâtre mais ce qui n’est pas le cas de nos productions intellectuelles radicales pour qui la fraternité, notamment exprimée par la sympathie, est une affaire genrée de faibles et d’infirmières, à remiser dans la sphère privée. Culture, art et littérature : les approches intellectuelles des inégalités et des souffrances dans le monde ne suffisent pas, il faut des situations affectantes, il faut de la passion, du romanesque, des héroïnes et des héros, des méchants, , qui nous bouleversent, qui nous aident puissamment à nous mettre à la place des autres, à endosser leur identité, et souvent une identité stigmatisée. Il faut aussi parfois écrire en « je », adossant son propos sur sa subjectivité. En France, les revues Le Débat, Les Temps modernes et Vacarme ont mis la clef sous le paillasson.
Dans le monde anglo-saxon, Dissent et la New Left Review ont de la peine à survivre. Les lecteurs d’aujourd’hui aiment l’incarné, le subjectif et sans doute qu’ils sont vaccinés contre les grandes idées qui ne relèvent pas le dur à vivre, les solitudes, les prestations désincarnées, l’absence de considération.
Je suis arrivé dans les terres et les cénacles de gauche par répulsion morale et trouvais les pratiques dites capitalistes « mal élevées, grossières », je les référais à des anti-héros dont je prenais connaissance dans la littérature et les gravures.
Irremplaçabilité de l’art – et en l’occurrence, la littérature, la poésie, le théâtre –, pour nous permettre d’accéder à la souffrance des autres, voire à la nôtre : nous ne vivons pas seulement d’eux, ni avec eux mais pour eux. La construction de la démocratie est aussi une affaire d’émotions partagées. En cela, la culture – et
singulièrement la littérature (je pense aussi aux peintures qui nous déchirent et nous font mal quand nous participons à la détresse vécue et illustrée dans le tableau) – y contribuent puissamment. Ce sont les passions qui nous font bouger, et l’art de faire de la politique consiste à insérer les pensées critiques proposant une société améliorée au sein d’une gangue affective, faite d’émotions partagées, de corps emparés par des forces, des subjectivités souffrantes, des moments d’aiôn[5.Aiôn, moment magique, où se suspendent les déterminismes et les aliénations, moments qui sentent la poudre et la poésie, quand le roi est nu, que les défroques des dominants tombent et laissent voir leur humanité et voilà que respirent nos révoltes. Le moment aiôn sort du temps historique, il échappe aux plis, aux lignes de pouvoir molaires et moléculaires qui organisent et imposent dans notre monde vécu. Voilà, c’est l’insurrection et ça sent bon les barricades.], ou, pour l’écrire autrement, des ambiances faites de poudre et de fraternité : un autre monde est possible, clament certains, mais sans doute pour quelques Robinsons. Force est de constater que la gauche a perdu la bataille de l’hégémonie. Faudra-t-il allumer des guerres culturelles ? Rendre coup pour coup aux slogans imbéciles, aux confections insultantes de la rhétorique publicitaire ? aux évidenciations télévisuelles ?

Retour à l’anormal ? – 14 mai 2020

Je pense à cette affirmation de Rousseau dans le Contrat social : « Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social, qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles« .
En des termes plus contemporains, l’esprit social devrait précéder les corrections politiques nécessaires pour ne pas sombrer dans l’abîme et la barbarie. Mais l’esprit du temps ne laisse quant à lui rien voir de semblable. Les hommes ne désirent pas devenir ce que les penseurs, philosophes, hommes et femmes de sciences et de lettres rêvent pour eux. Je décèle dans l’esprit du temps une immense aspiration au retour du même avec un même plus identique encore, affamé de spectacles et de jeux du cirque pour ceux qui pourront se les payer. Est-ce que l’avant regretté déterminera l’après désiré ? Est-ce que les nostalgies feront des programmes ? Est-ce que l’approfondissement des inégalités et le délitement des émotions fraternelles des applaudissements du 20h laissent présager autre chose que l’avènement d’une société plus contrôlante que surveillante ? Les boulangères du pain complet, les spécialistes du pain à l’épeautre seront de peu de secours quand les insurrections sauvages donneront un avant-gout de ce qui semble se préparer. Qu’y a-t-il de vertueux en nous qui pourrait se situer avant les lois ? Est-ce que nous sommes dignes, dans nos comportements de la société que nous pourrions appeler de nos voeux ?

Le « care », la fraternité et la convivance – 20 mai 2020

Singulièrement, le « care », en Amérique désigne une catégorie politique revendiquée par la gauche dite « liberal ». Elle constitue le prolongement de ce dont ils manquent, à savoir notre solidarité instituée cogérée par les interlocuteurs sociaux et les acteurs politiques. Notre solidarité dite « organique » prolonge les solidarités traditionnelles dites « mécaniques », glissement moderne qui va des communautés traditionnelles rurales aux sociétés modernes urbaines. Nous avons vu, de ces jours, que la solidarité instituée est indispensable, mais qu’elle ne suffit pas. La situation nous a montré qu’il fallait passer du « cure » (des soins prestés par des hommes surdiplômés à des êtres humains endormis sous narcose et réduits à l’état d’objet) au « care » (des soins-liens, des relations empreintes de vulnérabilité et de compassion prestés majoritairement par des femmes sous-payées à des sujets souffrants). Ce que la pandémie nous montre, c’est qu’une société sans « care » (qui comprend aussi des êtres victimes du racisme, des travailleurs peu qualifiés masculins) est ingérable. Or les personnes qui tiennent notre société debout font preuve de « care about » (faire attention au besoin), de « care off » (assumer une responsabilité) et de « care giving » prestés à la personne en posture de « care receiving » (bénéficier du soin).
Le mépris – en ce compris les dimensions salariales relatives à ces prestations vitales – essentialise, féminise et naturalise ce processus, le circonscrivant avant la crise Covid dans la sphère privée sous le pattern de la mère comme fournisseure de soin à l’enfant et à la famille. La question politique revient donc à dénaturaliser, à faire reconnaître par les marchés et par l’État la qualité, la quantité et l’indispensabilité de ces prestations. Il y a un paradoxe : il faut que les marchés économiques reconnaissent comme aujourd’hui ces prestations pour qu’elles deviennent politiques et que l’État intègre leur financement et leur organisation dans ses objectifs politiques.
Dans les hôpitaux se joue une guerre sourde entre la médecine du Kapital avec ses objets techniques et la médecine du Travail avec ses sujets. Regardons où vont les flux financiers et pour soutenir quels processus.
Par ailleurs, quels sont les mécanismes systémiques qui justifient qu’un joueur de foot gagne 10.000 fois plus qu’une aidesoignante[6.Les commentateurs sportifs de la RTBF livrent sans doute le secret : « merci à nos sportifs qui nous donnent tant de bonnes émotions ! »] ? Quelle soutenabilité éthique ? Le modèle du marché pur est notoirement insuffisant pour expliquer ces processus rationnellement aberrants mais si puissants et si effectifs. À titre d’explication très partielle, 90 % du temps d’antenne consacré sur les chaînes publiques françaises à la pandémie dans ses aspects sociaux, politiques « relus » par des intellectuels (sociologues, anthropologues, philosophes) était consacré à des « hommes » qui souvent dissertaient sur les femmes.
Ce qui se trame, et qui sera bientôt refoulé, montrant l’adhésion profonde de la gauche classique au libéralisme économique, c’est la valeur de la fraternité poussée jusqu’ici sous le tapis et donnant lieu à de périodiques lamentations bien-pensantes sur « les inégalités ». La fraternité constitue la composante éthique de la solidarité.
Cette dernière est organisée et figée au sein de nomenclatures. Elle est froide, elle peut être inhumaine. Quand le « care » passe de l’éthique à la politique, nous retrouvons la fraternité. C’était bien le maître-mot de Pierre Leroux, l’inventeur du terme « socialisme » qui de son temps, était aussi connu et écouté que Marx[7.Lire Pierre Ansay, « Pierre Leroux : la fraternité, maître-mot du socialisme » in Politique, n° 83, juillet
2014.] : « Nos pères avaient mis sur leur drapeau Liberté, Egalité, Fraternité (…) Nous sommes socialistes, écrit-il en 1845, si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous ». Leroux, contrairement à Marx, indique que la fraternité est tissage de liens de non-domination et de soutien compassionnel. « Liberté et Société sont les deux pôles égaux de la science sociale. Ne dites pas que la société n’est que le résultat, l’ensemble, l’agrégation des individus ; car vous arriveriez à ce que nous avons aujourd’hui, un épouvantable pêle-mêle avec la misère du plus grand nombre (…) mais ne dites pas non plus que la société est tout et que l’individu n’est rien, ou que la société est avant les individus, ou que les citoyens ne sont pas autre chose que des sujets dévoués de la société. (…) n’allez pas faire de la société une espèce de grand animal dont nous serions les molécules, les parties, les membres (…) car vous n’arriveriez par cette voie qu’à l’abrutissement et au despotisme ». Leroux poursuit : « Nous sommes pourtant aujourd’hui la proie de ces deux systèmes exclusifs de l’individualisme et du socialisme, repoussés que nous sommes de la liberté par celui qui prétend la faire régner, et de l’association par celui qui la prêche ». Cela donne que nos libéraux veulent un gouvernement minimal, « ils ont fait du gouvernement un simple gendarme chargé d’obéir aux réclamations des citoyens (…) le résultat d’un tel abandon de toute providence sociale est que chacun n’a pas sa motte de terre, et que la part des uns tend toujours à augmenter, celle des autres à diminuer ». Quant aux socialistes, « le gouvernement, ce nain imperceptible dans le premier système, devient dans celui-ci une hydre géante qui embrasse dans ses replis la société tout entière. L’individu (…) n’est plus qu’un sujet humble et soumis : il était indépendant tout à l’heure, il pouvait penser et vivre suivant les aspirations de sa naissance ; le voilà devenu fonctionnaire et uniquement fonctionnaire ; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l’Inquisition à sa porte[8.Pierre Leroux, « Aux philosophes, aux artistes, aux politiques. Trois discours », in Anthologie de Pierre Leroux, L’inventeur du socialisme, par Bruno Viard, éd. Le Bord de l’eau, 2007.] ». Leroux poursuit ailleurs : « Les uns nomment liberté leur individualisme, ils le nommeront volontiers une fraternité ; les autres nomment leur despotisme une famille. Préservons-nous d’une fraternité si peu charitable, et évitons une famille si envahissante »[9. Pierre Leroux, « Deux pistolets chargés l’un contre l’autre », in Anthologie, op. cit., p. 146 et sq.]. Sans doute que Leroux se trouverait bien dans la notion de convivance, un autre nom plus contemporain pour la fraternité. Elle désigne le désir de vivre ensemble, qui fait ciment et rend possible le contrat social. Pour que la société s’affecte de cohésion sociale, qu’elle développe les affects et les capacités nécessaires pour obéir aux lois, il faut que se développent des sentiments positifs, passer du « vivre de » au « vivre avec » puis au « vivre pour ». Voilà des capacités morales qui ne sont pas innées : tolérance dans la diversité, désir et joie de vivre ensemble. Au-delà de la convivialité, qui feint d’ignorer les différences sociales, la convivance traduit le désir de bien vivre dans une société juste. Son ancrage n’est pas le sujet libéral, mais un sujet incarné qui a faim, qui a soif, qui a besoin de nourriture terrestre et spirituelles pour s’épanouir. L’infirmière qui brave le règlement et accompagne dans l’agonie des vieillards séparés de leur famille accomplit un acte politique de convivance fraternelle. Ce nouveau nom pour la fraternité se réfère à d’autres dimensions que les secours impersonnels de l’État social-démocrate ou les dogmes abstraits qui gouvernent la citoyenneté libérale et pérennisent les pratiques de marché. La fraternité/convivance fait signe vers la réparation et la restauration du politique : bien des inventions de la base portent en elles un désir de considérer et d’être considérés par les autres. Il en va ainsi dans l’au-delà de l’économisme, cette mentalité du tout à la production/consommation qui semble réunir et concilier socialisme et libéralisme[10.L’espace manque ici pour relever les dimensions profondément libérales de l’œuvre de Marx.]. La convivance/fraternité vise des pratiques d’économie solidaire, qui n’excluent pas le recours à des marchés administrés et à des interventions régulatrices, distributives et redistributives relevant de l’État.
La gauche intellectuelle est une spécialiste dans la production d’utopies inhabilitantes qui démobilisent leurs destinataires, c’est le cas dans le lamento répété en mantra revendiquant des assises pour l’égalité à réaliser dans une société existentiellement froide. Ces lamentations utopiques sont impuissantes face à deux minutes de pub bien léchée vantant les transats sur une plage ensoleillée. Dans nos chaumières, bien des ornières.

L’esprit du temps – 3 juin 2020

Le Soir nous apprend qu’un bureau d’avocats dépose une menace de recours pour 215 étudiants de l’UCLouvain[11.Le Soir, 2 juin 2020.]. Questions qui renvoient à mon passé de « militant » voilà 50 ans et m’offrent l’opportunité de regards croisés sur les pratiques d’aujourd’hui. Nous acceptions à l’époque, sans moufter (ou à peu près), le comportement odieux de nombreux professeurs : terreur, menaces, n’importe quoi dans l’enseignement et, pour les étudiantes, des comportements professoraux qui aujourd’hui sans nul doute vaudraient des plaintes en correctionnelle pour harcèlement, partialité, etc. Par contre, nous manifestions entre nous des désaccords sur la politique agricole du Président Mao et au mieux, nous hurlions « solidarité avec les mineurs turcs du charbonnage de la Bachnure » dans le Limbourg.
Désormais, le voile tombe, les excursions utopiques ont pris fin. Les jeunes bourgeois d’extrême-gauche ne vont plus visiter les réalisations glorieuses de la Chine ou de l’Albanie. Les Universités mettent en place des dispositifs techniques pour surveiller les examens, et tant la crudité que la vérité de l’examen comme procédure de bizutage/initiation se montre à nos yeux : une génération désire encore en torturer une autre avant de l’accepter dans ses rangs et elle rallonge en outre les étapes du cursus sans guère enregistrer de protestations. Mais ça ne marche pas comme prévu, le rituel se délite. Les bizutés, les candidats à la cérémonie d’initiation ne s’occupent pas des politiques agricoles du Tiers-Monde mais se battent contre la  légèreté, souvent méprisante, des garde-chiourmes à diplômes, ils engagent des avocats, ils veulent négocier leur entrée dans le club des réussites avec le meilleur rapport investissement/réussite. On perçoit aisément que ces dits examens constituent des procédures très inégalitaires, organisées par des animateurs maladroits parfois grotesques, dont le prestige s’est envolé, laissant le premier rang à des traceurs, des traqueurs des dits-tricheurs et à d’autres fabricants de logiciels scrutant et chiffrant les pratiques des jeunes entrepreneurs de « Ego and Co ».
S’annonce un autre règne dans l’économie du savoir : disparaîtront bientôt les cérémonies de bizutage/examen, elles céderont la place – cela se pratique dans de grandes universités américaines – à l’achat, par les parents et/ou les jeunes qui s’endettent, d’un package comprenant la réussite en fin d’année, un logement, l’accompagnement psychopédagogique, une assurance échec avec, en option, diverses formes de soutien/accompagnement marchand pour le jeune, des cartes d’accès multi-fonction (bibliothèque, logiciels et didacticiels, restaurants…) et des formulaires de consentement signés par les deux parties avant les rencontres d’un soir. L’éducation n’est plus de mise, l’instruction est critiquée et laisse place aux marchés de la formation permanente.
S’opère donc la libération décodante des flux : les sentiments chevaleresques qui présidaient encore à certains rites universitaires, flux de désirs jeunes et flux d’adultes hargneux cerbères et sadiques laissent la place à des procédures d’achat/vente et de compétition. Les flux désirants qui visent le binôme savoir/pouvoir ont transformé ces cérémonies qui ont perdu le binôme prestige/terreur en actes technico-marchands : évaluez, jeunes réalistes, vos prestataires et fournisseurs de savoir ! Et puis, voulez-vous ce diplôme ? Et bien,
achetez-le, mettez-y les moyens, que diable !

Morale maximale, morale minimale – 10 juin

Toute morale particulière élargie – grosse de traits historiques et culturels spécifiques – contient une morale universelle maigre – restreinte – mais qui fournit des points de consensus avec d’autres morales particulières qui, elles aussi, contiennent une morale universelle maigre et restreinte. Les premières – les morales particulières – sont dites maximales, parce qu’elles tiennent compte du vécu et de l’histoire d’une communauté déterminée ; les secondes – les morales universelles – sont dites minimales, car elles résultent, par travail d’amaigrissement, de la comparaison entre les premières pour en dégager des communs entre elles. Les secondes constituent ce que le philosophe américain Michael Walzer nomme « un esperanto moral » ; les premières déterminent des principes de justice raffinés et contextuels.
Imaginons que j’assiste, par le biais du journal télévisé, à une manifestation antiraciste qui se déroule en Alabama. Les manifestants protestent contre une situation qui m’est inconnue, je n’ai jamais eu affaire à des policiers américains racistes, et je vis dans un pays qui feint d’oublier son passé colonialiste et ses crimes. Et pourtant, affirme le philosophe Walzer, j’aurais pu défiler parmi eux sans éprouver la moindre gêne, j’aurais pu brandir les mêmes pancartes. Comme ces protestataires, je suis d’accord de manifester et de soutenir les politiques qui mettront fin aux arrestations arbitraires, aux discriminations négatives à l’embauche, aux violences policières et à toutes formes de racisme et de discriminations. Ce qui fait du commun entre les manifestants en Alabama et moi, c’est une morale minimale restreinte ; ce qui fait leur morale et moi la mienne, ce sont nos contextes respectifs.
Le minimalisme ne se détache du maximalisme pour apparaître sous un jour autonome, comme une pensée plus ou moins restreinte, que dans le cadre d’une crise personnelle ou sociale, voire d’un affrontement politique. Les manifestants en Alabama ne veulent pas nous imposer une manière déterminée de lutter contre le racisme, leur vie n’est pas la même que la nôtre, le contexte historique et social est bien différent, mais eux et nous tombons d’accord pour dire qu’il y a un noyau moral commun. La morale maximale est localisée, historicisée, localisée, contextualisée, elle acquiert des traits culturels spécifiques, propres à des communautés données, elle est impactée par des traditions mais reste un commun : tout qui est victime des bourreaux, des dominations injustes et corrompues peut reprendre à son compte les paroles du prophète Isaïe.
C’est vous qui avez dévasté la vigne la dépouille du malheureux est dans vos maisons De quel droit écraser mon peuple et broyer le visage du malheureux ?[12.Prophétie d’Isaïe, 3, 14.] Nulle part le visage du malheureux ne peut être broyé, ni en Alabama, ni au Congo ni en Belgique. Dans nos contextes particuliers, nous densifions, nous intensifions nos revendications pour une société bonne et c’est quand le minimalisme moral est persécuté, bafoué, qu’il donne lieu à des protestations et à des manifestations morales maximisées. Ils ont poussé trop loin et fabriqué des pointes d’intolérable, on ne peut plus respirer moralement et physiquement, alors on proteste, nourri de sa morale maximale et le dos au mur. Toute société humaine recèle en elle-même un minimalisme moral universel et commun à tous, parce qu’il est humain. Mais cette même société, justement parce qu’elle est une société incarnée dans une histoire et se développant dans un contexte donné, laisse proliférer des ajustements moraux spécifiques et maximaux.

Conclure ? Le non-esprit du temps ?

Que restera-t-il de ce séisme ? Des bribes de mémoire ? Un mai 68 pandémique et l’héroïsme des soldates du care affrontant les virus ? Les déterminismes de la vie quotidienne portés par des vagues de souffrance et de soins sont redevenus, pour un temps, des affaires publiques. La santé elle-même migre pour un temps une santé politique. Les femmes, les praticiens sous-payés des métiers dits essentiels ont fait entendre leur voix et valoriser leurs pratiques, des inégalités crues se sont dévoilées plus encore, dans le soin, l’enseignement, le logement et l’accès à un environnement sain. Des experts sont apparus dans l’espace médiatique, souvent porteurs de solutions constructives pour le bien commun. Des critiques pertinentes ont montré les liens qui tissent la mondialisation dite « capitaliste » et la prolifération des maladies à virus. Les témoignages et reportages ont montré à souhait que la souffrance des corps n’est qu’un autre nom pour la souffrance des âmes et l’inverse.
Voilà longtemps que la gauche a perdu la bataille des images, des mythes et des lendemains. Reste alors le constat désolé de la pertinence du paradigme spinozien, nos corps sont malades de ces affects, autant pratiques que rhétoriques. Le retour en force des publicités à S.U.V. nous montre-t-il le triomphe de Hobbes sur Spinoza ? : l’homme un loup pour l’homme ou l’homme un dieu pour l’homme ? Certains diront que s’annonce le temps des assassins, des meutes et des émeutes.