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Vers un réseau scolaire musulman ?

À l’école, on entend favoriser la « société inclusive » en encourageant les mélanges de population. Mais, dans les faits, la mixité sociale ne progresse pas, pour ne rien dire de la mixité culturelle et religieuse. Dès l’école, un apartheid sournois se met en place, consolidant le développement séparé des enfants. La myopie des politiques publiques y est pour quelque chose.

Tout le monde en convient : la société du futur se prépare à l’école. C’est sans doute au nom de cette responsabilité immense que celle-ci est un service public et qu’il existe une obligation scolaire qui dure, en Belgique, jusqu’à 18 ans, soit l’âge de la majorité civile[1.Une première version de cet article a été publiée dans La Revue nouvelle en mars 2013.].
« Service public » : soyons plus précis. Comme on le sait, la configuration actuelle du système d’enseignement en Belgique est le résultat du Pacte scolaire de 1959 qui scella l’armistice entre le « pilier catholique », désormais puissance sociale bien plus que spirituelle et dont l’école est le principal lieu d’affiliation, et les tenants « laïques » de la primauté d’un service public neutre. Cet armistice, dont le prix fut la reconnaissance de la liberté subsidiée de l’enseignement, s’est imposé au terme d’une bataille d’usure au fil de laquelle les protagonistes ont fini par se ressembler de plus en plus. Aujourd’hui, ce qui distingue l’enseignement libre de l’enseignement officiel n’a plus beaucoup à voir avec la religion. Si le second est bien un « service public organique », le premier a tous les attributs d’un « service public fonctionnel » : il est largement financé par l’argent public, ses programmes sont rigoureusement conformes aux décrets et il s’adresse à tous. L’excellente santé de l’enseignement libre catholique, qui scolarise une majorité des élèves francophones, contraste d’ailleurs avec l’érosion de la foi chrétienne dans la population. Comme l’hôpital, l’école est entrée de plain-pied dans la culture consumériste : de plus en plus de parents recherchent la meilleure école possible, pas trop loin de chez eux et qu’importe le réseau. Le fait que l’école soit « catholique » et qu’elle ne dispense que le catéchisme de cette religion ne décourage plus des familles d’une autre orientation philosophique d’y mettre leurs enfants.
Jusqu’à aujourd’hui, d’autres pouvoirs organisateurs se sont introduits dans les interstices du compromis scolaire « catho-laïque » sans perturber l’économie générale du dispositif[2.Soit quelques écoles libres non confessionnelles à pédagogie alternative, quelques écoles juives à Anvers et à Bruxelles, quelques écoles maternelles et primaires islamiques (Al-Ghazali à Etterbeek, près de la mosquée du Cinquantenaire, La Plume à Molenbeek, La Vertu à Schaerbeek et, depuis septembre 2017, La Sagesse à Forest) ainsi que les « écoles des Étoiles », primaires et secondaires, mises en place par les émules de l’imam turc Fethullah Gülen, mais qui ne se considèrent pas comme des écoles confessionnelles.]. Mais, ces dernières années, un tiers acteur s’est invité au débat : une population de religion musulmane en pleine croissance, qui est aujourd’hui tentée d’exploiter pour son propre compte les opportunités offertes par le principe constitutionnel de la liberté de l’enseignement.
Cette population est issue de l’immigration. Son accession à la citoyenneté est récente. Elle n’a pas été partie prenante, et pour cause, aux marchandages qui ont débouché sur la signature du Pacte scolaire. Sur le plan social, elle présente un profil assez homogène. Fortement concentrée dans certains quartiers marqués aujourd’hui par la pauvreté et le sous-emploi, elle est l’objet de discriminations massives dans tous les domaines de la vie sociale. Ces considérations expliquent dans une large mesure le développement vigoureux en son sein de pratiques communautaires de solidarité ainsi que d’une pratique religieuse qui peut servir d’exutoire à l’enfermement dans un statut social subalterne.

Relégation

Le Pacte scolaire ayant entériné l’existence d’un « quasi-marché » scolaire, celui-ci a amplifié les effets de la ségrégation territoriale puisque, dans ce qui reste à Bruxelles de quartiers d’habitation mixtes, les établissements se font une concurrence féroce pour attirer les « bons élèves » (ou plus exactement les « bonnes familles ») et refiler les « mauvais » à l’école concurrente. Ces « mauvaises familles » sont, en grande partie, des familles musulmanes. Ce processus de relégation, au départ essentiellement basé sur de classiques considérations « de classe » moins directement stigmatisantes, a été démultiplié par l’interdiction généralisée – à de rares exceptions près – du port du foulard islamique par les élèves. Cet interdit, qui a fonctionné comme un élément de sélection du public scolaire, a engendré de part et d’autre un raidissement qui pousse à la surenchère, chaque établissement se sentant obligé d’être plus pointu que le voisin.
Vu de l’extérieur, il est difficile d’apprécier le degré d’humiliation subie par les victimes de ces stratégies hypocrites de relégation, blessées dans leur attachement à une religion qui est aujourd’hui l’objet de toutes les suspicions dans le cadre scolaire comme dans la société globale. À cela s’ajoute la volonté du monde politique de supprimer à terme les cours de religion dans l’enseignement officiel au profit d’un cours de philosophie et de citoyenneté commun à tous les élèves, alors que le cours de religion musulmane est, à Bruxelles du moins, particulièrement bien fréquenté[3.Selon le dernier rapport de l’Observatoire des religions et de la laïcité – ULB (juin 2017, portant sur l’année 2016), 50,2 % des élèves inscrits dans l’enseignement officiel du niveau primaire à Bruxelles suivraient le cours de religion musulmane.]. À tort ou à raison, cette volonté est perçue par de nombreuses familles musulmanes comme un acte d’hostilité à leur égard[4.Voir, à ce propos, les contributions de Michel Staszewski et de Hafida Hammouti dans ce dossier.].
Une telle ambiance constitue un puissant « effet push » qui ne peut qu’encourager les musulmans à ouvrir leurs propres établissements où, au moins, ils ne se sentiraient pas perpétuellement obligés de donner des gages de leur bonne intégration. Cet « effet push » vient renforcer en le crédibilisant un « effet pull » alimenté par les idéologies séparatistes[5.Appelées « salafistes quiétistes » par de nombreux chercheurs.] qui ont le vent en poupe en ce moment. Pour ces idéologies, l’impératif d’une éducation musulmane intégrale postule une école musulmane séparée.

Le franc tombe…

Dans la population musulmane, on n’a pas spontanément le réflexe de faire appel au financement public. On s’organise à côté. Ainsi, la plupart des mosquées bruxelloises n’ont fait aucune demande de reconnaissance qui aurait pourtant pu déboucher sur la prise en charge publique du salaire des imams. De même, la première école secondaire musulmane bruxelloise, Avicenne, a été fondée en 2007 par la mosquée Al Khalil, à Molenbeek, comme une école purement privée préparant au jury central. Elle échappe ainsi à tout contrôle de contenu de la part de l’inspection scolaire et, du coup, ne reçoit aucun subside[6.Conséquence automatique : elle est loin d’être gratuite puisqu’il faut s’acquitter d’un droit d’inscription de 1800 € par élève, ce qui est beaucoup trop élevé pour la plupart des familles.].
Mais le franc a fini par tomber : il n’y avait aucune raison pour que les musulmans n’utilisent pas à leur profit un dispositif fait sur mesure à l’intention des pouvoirs organisateurs catholiques. L’argent public doit bénéficier équitablement à toutes les confessions. Les premiers à se saisir de l’opportunité pour ce qui est de l’enseignement secondaire furent les promoteurs du projet Al Amal (L’Espoir), à Anderlecht, lancé en 2012 autour de la mosquée du même nom. Les promoteurs du projet ne faisaient pas mystère de leurs motivations[7.L’argumentaire n’est plus disponible en ligne NDLR. ]. À ce jour, il n’a pas encore abouti.
En revanche, après un parcours de reconnaissance où on ne lui a pas fait de cadeau[8.L’agrément fut refusé pour la rentrée 2014 au curieux prétexte qu’il restait de la place dans une école officielle voisine, preuve qu’il n’y avait pas de nécessité d’ouvrir un nouvel établissement à cet endroit.], une section secondaire s’est ouverte à la rentrée 2015 dans le prolongement de l’école primaire La Vertu, à Schaerbeek. On se bouscule au portillon pour s’inscrire.
À Forest, c’est autour de la mosquée El Hikma (La Sagesse) qu’un projet est né en 2014. Une section maternelle et primaire s’est ouverte à la rentrée 2017, le secondaire suivra. Les collectes de fonds auprès des fidèles ont donné de bons résultats et les listes d’attente sont déjà bien remplies.
Le développement de ce type d’initiatives n’en est encore qu’à ses débuts. Dans une ville comme Bruxelles où le boom démographique exige l’ouverture rapide de nouvelles écoles pour lesquelles les fonds manquent, il serait mal venu de faire la fine bouche. Comme il s’agira d’établissements reconnus et largement financés par la Communauté française, les prescrits légaux en matière de contenus des cours seront rigoureusement respectés. Quoi qu’on puisse craindre ou fantasmer, et sous réserve que l’inspection scolaire fasse son travail, il n’y a rien dans ces initiatives qui contredirait la lettre du Pacte scolaire et la liberté de l’enseignement dont d’autres courants d’inspiration religieuse ont abondamment profité.
Et pourtant, on sent bien le malaise. Car, à l’horizon de ce développement, il y a la constitution d’un ghetto scolaire islamique séparant radicalement les enfants musulmans des autres enfants. Quiconque s’inquiète du « vivre-ensemble » ne peut y être indifférent.

Pour une école inclusive

Nous l’avions indiqué en introduction de ce dossier : la pente naturelle des groupes humains est de cultiver l’« entre-soi ». Pour créer de la mixité sociale et culturelle, il faut d’abord la vouloir. Et cela concerne avant tout le « groupe dominant » de la bourgeoisie des beaux quartiers qui sait très bien comment tenir à l’écart les enfants des classes populaires, surtout quand ils sont issus de l’immigration. L’« entre-soi » cultivé par des minorités discriminées est aussi – pas seulement, mais aussi – une réaction à l’« entre-soi » des privilégiés et au sentiment de rejet qu’elles ressentent. Que ceux qui fustigent le « repli sur soi » ou le « communautarisme » des autres commencent par balayer devant leur porte.
La liberté subsidiée de l’enseignement telle que l’encadre le Pacte scolaire déroule un tapis rouge devant toutes les initiatives qui souhaitent faire financer la ségrégation scolaire par la collectivité. Même s’il est largement dépassé aujourd’hui, aucune force politique ne souhaite y toucher : trop d’intérêts sont en jeu. Aucun dispositif légal n’est donc en mesure d’empêcher la constitution d’un pilier scolaire musulman, s’il devait être désiré par la population de cette confession.
Reprenons les séquences qui se sont enchaînées. À partir de 1964, des dizaines de milliers de travailleurs, accompagnés par leur famille, sont venus en Belgique en provenance du Maroc et de Turquie à l’initiative des autorités belges. Ils y ont transporté « ce bagage léger et puissant qu’on appelle culture et qui aide l’être humain à interpréter le monde qu’il rencontre et la vie dans toutes ses dimensions[9.B. Ducoli, alors directeur du Centre bruxellois d’action interculturelle, « Préparer un avenir interculturel », Un courant à contre-courant, Mrax, 1997.] ». La plupart des éléments de cette culture – se nourrir, s’habiller, se rencontrer – sont encastrés dans une idéologie religieuse qui, bien plus qu’une simple croyance, constitue un fait culturel total. Il a fallu le passage d’une ou deux générations pour que les personnes issues de ces immigrations accèdent à la pleine citoyenneté et souhaitent inscrire leurs bagages culturels dans l’espace partagé pour s’y sentir pleinement « chez elles ».
De là ont surgi des « revendications ». Dans l’espace scolaire, elles concernent notamment le port du foulard, la nourriture halal et l’organisation des congés[10.Les jours fériés légaux qui ne sont pas « neutres » (1er mai, fête nationale, 1er janvier, 11 novembre) renvoient à la seule religion catholique (Noël, Pâques, Pentecôte, Ascension, Toussaint, Assomption).]. Les pouvoirs organisateurs vivent mal ces demandes particulières, influencés par le sentiment diffus que l’expression publique de l’islam menacerait « nos valeurs ». Le refus se concentre sur le foulard des adolescentes, qui, au lieu d’être banalisé comme il l’est dans tous les autres pays d’Europe et d’Amérique à l’exception notoire de la France, s’est transformé en un véritable abcès de fixation[11.Une analyse des résultats des enquêtes PISA 2012 (Hirtt 2014) montre que la ségrégation scolaire est la plus forte en France, en Flandre et en Fédération Wallonie-Bruxelles. Soit les seuls lieux où le port du foulard est interdit à l’école, en droit (France) ou en fait (Belgique).]. Des règlements sont pris dans la plupart des établissements de l’enseignement secondaire pour l’interdire[12.Ainsi que dans la plupart des Hautes écoles et des instituts de promotion sociale, fréquentés pourtant par des adultes, parfois même d’âge mur.], ce qui pousse de nombreuses lycéennes à se réfugier dans les rares écoles qui l’autorisent encore[13.Comme, à Bruxelles, l’athénée Serge Creuz à Molenbeek et l’athénée de Ganshoren.], voire à se déscolariser.
Ce refus du système scolaire à intégrer la singularité musulmane est évidemment un puissant encouragement au développement d’écoles musulmanes séparées. Celles-ci resteraient probablement marginales si les grands réseaux adoptaient une attitude plus inclusive, en accueillant dans l’espace partagé les attributs culturels et religieux de cette population qui sont autant de sources de dignité pour les élèves et leurs parents.
Bref, au regard de ce qui est en train de se jouer, il est plus que temps que les principaux pouvoirs organisateurs, de l’officiel comme du libre, ainsi que leurs tuteurs politiques, fassent leur examen de conscience quant au processus qui risque d’enfermer les enfants musulmans des classes populaires dans le cul-de-sac du développement séparé. Il ne s’agit pas ici d’une invitation à « accepter n’importe quoi ». Mais simplement à mettre en balance les intentions et les conséquences observables de certaines décisions et de certains interdits. Il n’est pas encore trop tard pour infléchir le courant, mais il est moins cinq.