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Vidéo-surveillance : fausse-bonne solution ?

Pour lutter contre les violences policières, il est parfois proposé de surveiller, au moyen de caméras, certains lieux particulièrement sensibles. D’aucuns proposent de filmer les éloignements du territoire pratiqués par la police. À Bruxelles, une expérience pilote est actuellement menée, consistant à utiliser la vidéo-surveillance au sein d’un commissariat de la commune de Saint-Josse afin de prévenir, voire réprimer, les violences policières qui pourraient s’y dérouler. Julien Pieret (chercheur au centre de droit public de l’ULB) et Pierre-Arnaud Perrouty (président de la commission étrangers de la Ligue des droits de l’Homme) en débattent par échange de courriels.

Une vision simpliste (Julien Pieret – salve 1)

Je suis relativement sceptique sur l’utilité des caméras pour prévenir et donc empêcher les violences policières. De façon générale, la caméra – et la plupart des études empiriques le démontrent – n’est pas un mécanisme performant pour prévenir la commission d’infractions. En particulier, elle constitue un outil peu adapté à des phénomènes complexes telles les violences policières. Tout d’abord, ces violences s’inscrivent au cœur même de la culture professionnelle policière dont la spécificité repose précisément sur l’usage de la force. Ensuite, elles s’expliquent, notamment, par des lacunes en termes de formation, initiale ou continue à, entre autres, la gestion du stress ou la communication non violente. Enfin, elles surviennent lors de situations marquées par des effets de groupe ou des interactions problématiques entre les policiers et le public avec lequel ils interagissent. Or l’efficacité alléguée de l’usage des caméras de surveillance repose sur une vision simpliste de la réalité, présupposant que l’outil technique pourrait à lui seul modifier des logiques institutionnelles et structurelles profondément ancrées dans le quotidien des forces de l’ordre. Ce postulat procède d’une naïveté confondante : une simple boîte de métal ne pourrait à elle seule peser avec efficacité sur de tels mécanismes… S’agissant de la répression des bavures policières, le raisonnement est globalement identique. La relative impunité dont bénéficient actuellement les forces de l’ordre, à tout le moins, la difficulté d’obtenir un jugement de condamnation dans un délai raisonnable, ne s’expliquent pas tant par un défaut de preuve que viendrait suppléer l’image d’une caméra. Généralement, des preuves existent : témoignages directs ou constats médicaux. Les principaux obstacles se situent dans les pratiques judiciaires insatisfaisantes, la relative complaisance du parquet quant à ces faits, voire le statut ambigu d’organes de contrôle tels le Comité P ou l’Inspection générale. Ces facteurs cumulés constituent un puissant frein à la mise en œuvre d’enquêtes crédibles et, le cas échéant, de sanctions effectives. En réalité, il serait éminemment problématique de constater que la production judiciaire d’une image suffirait à elle seule à modifier en profondeur le fonctionnement de la Justice.

Ouvrir une brèche (Pierre-Arnaud Perrouty – salve 2)

Évidemment d’accord pour dire que les facteurs de la violence policière sont multiples. Il n’est pas question de soutenir que l’outil technique – la caméra – pourrait à lui seul modifier des modes de fonctionnement institutionnels et humains aussi ancrés. D’accord aussi pour constater l’absence de répression, qui confère aux auteurs un déplorable sentiment d’impunité. Il ne faut pas cependant sous-estimer la difficulté de preuve. Le plus souvent, en l’absence de témoin, rapporter la preuve des faits dénoncés reste très difficile : on se retrouve en situation de parole contre parole, forcément déséquilibrée puisque les policiers sont assermentés. En outre, la plupart du temps, les policiers prennent la précaution de rédiger un procès-verbal de rébellion pour se protéger. Un certificat médical peut apporter un début de preuve mais présente également des difficultés : il faut d’abord arriver à l’obtenir, ce qui ne va pas de soi ; il faut s’assurer de l’indépendance du médecin qui l’établit (loin d’être évidente s’il s’agit du médecin d’un centre fermé ou de l’Office des étrangers) ; il ne détecte pas les violences administrées sans laisser de traces (les techniques s’affinent à cet égard) ; et enfin, il n’établit pas l’origine des blessures. À tout cela, la caméra n’apporte aucun remède miracle mais permettrait d’ouvrir une brèche. En aval, d’autres problèmes demeurent, comme la mansuétude particulière des magistrats du siège à l’égard des policiers : le Comité P a relevé qu’à préventions égales, les magistrats se montrent beaucoup moins sévères avec les policiers qu’avec des prévenus civils.

Habituation et effets pervers (Julien Pieret – salve 3)

Accordons-nous sur l’efficacité de l’image comme preuve. Le seul exemple que nous avons est le procès qui a suivi le meurtre de Semira Adamu. Or deux choses : tout n’a pas été filmé, la prise d’image a été interrompue avant la mort ; et, pourtant, cette absence n’a pas empêché la condamnation des policiers. Donc, pour sanctionner, on n’a pas besoin de voir ce qui, du reste, est irregardable. Ce cas nous montre aussi les limites pratiques du procédé. Concrètement, comment serait-il organisé ? En désignant un policier – un civil ? – qui aurait pour mission de filmer tout quoi qu’il arrive ? J’ai du mal à imaginer la responsabilité paradoxale que devrait assumer cette personne. Imaginons alors des caméras fixes dans des endroits sensibles comme les cellules des commissariats, les fourgons ou les couloirs d’accès aux avions. Or, dans ce cas, les études montrent que se développe assez rapidement un effet d’habituation au procédé qui ne présente dès lors qu’un impact limité, dans le temps et en intensité, sur les comportements des acteurs filmés Voir l’exemple d’une étude sur l’impact de la vidéo-surveillance sur le taux de fouilles corporelles pratiquées dans un commissariat anglais, qui a fait l’objet de deux publications : Policing, surveillance and social control: cctv and police monitoring of suspects, Cullompton, Willan Publishing, 2002 ; «Race, Crime and Injustice? Strip Search and the Treatment of Suspects in Custody», British Journal of Criminology, September 2004, n°44, pp. 677- 694. Dans le cas de la poursuite d’actes violents – où, donc, l’image aurait pour seul objectif et efficacité la répression –, on peut aussi imaginer les effets pervers qu’introduirait la surveillance par caméra : recherche des angles morts du champ de vision, violence plus sournoise – par l’ingestion dissimulée de médicaments… Les études montrent que les délinquants développent sans trop de difficulté des stratégies pour neutraliser l’impact de la caméra ; pourquoi des policiers dont l’objectif est de procéder, à tout prix, à une expulsion ne seraient-ils pas capables de le faire ?

Moins d’occasions, moins de larrons (Pierre-Arnaud Perrouty – salve 4)

Pour avoir assisté aux audiences du procès des policiers qui ont étouffé Semira Adamu, je crois pouvoir dire que les images ont eu un poids décisif : elles ont été projetées dès le premier jour dans une salle comble, électrique mais totalement silencieuse. Les policiers inculpés n’en menaient pas large. Initialement, les policiers filmaient pour se protéger et justifier l’usage de la force ; ce n’est donc évidemment pas un hasard si les moments les plus cruciaux ne figurent pas sur les images. L’ironie a fait que ces images se sont ensuite retournées contre leurs auteurs. Les difficultés pratiques de filmer une expulsion sont réelles et ont un coût : ce sont d’ailleurs les arguments mis en avant par Etienne Vermeersch – président des deux commissions été mises sur pied en 1998 après la mort de Semira Adamu, puis en 2004 après la grève des policiers qui contestaient la condamnation de leurs collègues à l’issue du procès. Comble du cynisme, Vermeersch avait même osé soutenir devant le Parlement que filmer ne servait à rien puisque les moments sensibles manquaient sur les images de l’affaire Adamu. L’avantage des caméras fixes, c’est qu’elles ne sont pas sélectives. En placer dans les cellules, fourgons et couloirs d’accès permettrait de réduire les risques. Je ne conteste pas l’effet d’habituation : si les policiers oublient qu’ils sont filmés, tant mieux, leurs pratiques n’en seront que mieux mises à jour. Quant aux effets pervers et stratégies d’évitement, ils sont réels mais supposent une résolution criminelle bien plus grande – moins d’occasions, moins de larrons. Même s’il existera toujours des zones non couvertes par les caméras, les lieux de violence vont se trouver sensiblement réduits, de même que les risques.

Non-respect de la vie privée (Julien Pieret – salve 5)

Jusqu’à présent, nous avons envisagé la surveillance des seuls policiers : comme si la caméra ne filmait qu’eux. Or celle-ci filme tout, donc aussi les personnes qui font l’objet des mesures répressives. Je n’ai aucune difficulté à imaginer que ces dernières espèrent légitimement ne pas faire l’objet de brutalités et, le cas échéant, être en mesure de porter plainte. Sont-elles, pour autant, prêtes à tout, en ce compris le sacrifice de leur vie privée qui, sous l’œil électronique, ne l’est plus ? Vu le faible impact sur le nombre de fouilles corporelles pratiquées dans le commissariat, l’étude britannique que je citais a, en réalité, surtout porté, via de nombreuses interviews, sur le vécu des personnes surveillées – policiers ou détenus. Le résultat met en lumière la «dimension janusienne» d’une telle utilisation de la vidéosurveillance, du nom de Janus, divinité antique aux deux visages. Le sentiment des principaux intéressés est extrêmement ambivalent : d’une part, la plupart reconnaît que la caméra peut constituer un outil de protection – les détenus – ou de transparence – les policiers –, mais, dans le même temps, tous avancent aussi leur impression d’oppression et d’atteinte à leur intimité. En effet, et c’est récurrent dans la bouche des détenus, il est parfois insupportable de se sentir constamment épié par un outil technique. Bref, sur ce point, la caméra pose de sérieuses questions quant au respect de la vie privée déjà inévitablement mis à mal dans une situation de privation de liberté. Cette difficulté devient particulièrement aiguë vu les risques, toujours présents, de diffusion publique des images. On sait en effet que le monde policier est parfois traversé de tensions ou conflits qu’il serait aisé de ranimer en diffusant soigneusement des images permettant de déstabiliser des collègues indésirables. On se souviendra en outre que, récemment, dans le cas de l’assassinat d’une agent de police, certains collègues n’avaient pas hésité à diffuser la photo des suspects toujours présumés innocents. Enfin, l’exemple anglais est sur ce point inquiétant : très régulièrement, les médias jettent en pâture l’intimité d’individus en diffusant des images extraites de caméras de surveillance. En conclusion, je serai curieux de savoir si l’expérience menée à Saint-Josse s’accompagnera d’un monitoring scientifique et, dans ce cas, d’en lire les résultats. Après, seulement, nous pourrions imaginer étendre le procédé aux procédures spécifiques aux étrangers. Mais, globalement, je reste très sceptique d’un point de vue pratique et éthique.

Pour une vidéo-surveillance encadrée (Pierre-Arnaud Perrouty – salve 6)

Avec cette «dimension janusienne», on est au cœur du problème : le conflit entre deux droits fondamentaux, à savoir le droit à l’intégrité physique et le droit à la vie privée. Pour faire court, je crois que le premier doit, au moins temporairement, primer sur le second. Les risques sont évidemment très réels, tant pour le sentiment d’être épié que pour la diffusion des images. Mais il devrait être possible de les limiter en expliquant la raison de la présence de caméras – qui pourraient laisser des zones hors champ, comme les toilettes par exemple – et en encadrant strictement la durée de conservation et l’accès aux images. Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que la durée de détention dans un fourgon, une cellule de commissariat ou d’aéroport est relativement courte. On pourrait aussi imaginer un système où les détenus signeraient un document à leur sortie de cellule demandant la destruction des images et attestant par cette demande l’absence de violence – à la stricte condition de pouvoir s’assurer de la réalité du consentement, certes difficile à vérifier et source de pression potentielle sur les détenus. Plus largement, l’apparent paradoxe qui consiste pour la Ligue des droits de l’Homme à critiquer la présence de caméras de surveillance dans l’espace public et à les revendiquer en cellules n’en est à mon avis pas un. Le problème de ces fourgons, cellules et zones d’expulsion de l’aéroport, c’est l’absence de possibilité de contrôle social. La situation est fort différente de celle de l’espace public et même des centres fermés avec leurs nombreux intervenants. Or les caméras peuvent s’avérer efficaces dans des lieux clos où tous les intervenants sont identifiés ou facilement indentifiables. Par ailleurs, du point de vue de l’État, ces caméras peuvent aussi avoir une finalité de transparence et de protection. En effet, en cas de mauvais traitement pendant une arrestation ou une détention, la Cour européenne des droits de l’homme fait peser la charge de la preuve sur lÉtat : en l’absence d’explications plausibles, la Cour considère l’État responsable des blessures constatées par certificat médical à l’issue de la détention Lorsque les allégations de la victime sont crédibles, la Cour applique une véritable présomption de causalité, à charge pour l’État de rapporter la preuve contraire : voir notamment les arrêts Tomasi c/ France du 27 août 1992, Selmouni c/ France du 28 juillet 1999 et Rivas c/ France du 1er avril 2004. En conclusion, que la présence de caméras dans ces situations bien particulières me semble être un moindre mal temporaire mais nécessaire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des organismes internationaux de protection des droits fondamentaux comme le Comité contre la torture (CAT) et le Comité pour l’élimination des discriminations raciales (CERD) de l’ONU, comme le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, recommandent tous à la Belgique une surveillance vidéo. Pour revenir au point de départ, les caméras ne sont certainement pas la solution mais, bien encadrées, peuvent contribuer à réduire les risques. Les autres chantiers sont connus et ont malheureusement montré toutes leurs limites jusqu’à présent : formation des policiers, application du code de déontologie – le CAT a relevé en 2008 que ce code ne contient pas d’interdiction explicite de la torture, traitements inhumains ou dégradants, et ne mentionne pas les sanctions encourues –, politique de poursuite du parquet et sensibilisation des magistrats au fait que les sanctions pénales sont anormalement douces pour les policiers.