Retour aux articles →

Vie commune et particularité islamique

Sociologue engagé depuis des décennies dans l’analyse de l’islam contemporain, l’auteur revient sur les derniers développements de la présence musulmane en Belgique à partir du « quasi-concept » de co-inclusion réciproque qu’il avait avancé en 2004.

Savoir comment des sociétés « tiennent ensemble » et par quels processus elles parviennent à une certaine cohésion est une question majeure pour une sociologie de la vie collective et du politique en général. Cette question est apparue entre autres lors des grandes migrations de masse du début du XXe siècle, en particulier aux États-Unis. Elles ont vu l’arrivée par millions de nouvelles populations, mobilisées par le travail industriel, le bâtiment et les travaux publics. Il ne s’agissait plus seulement des anciens « WASP » – white-anglo-saxon-protestants –, mais ils venaient des pays slaves, d’Italie et d’ailleurs. C’est alors que l’on s’est aperçu que cette inclusion n’avait rien de naturel et qu’elle ne serait pas simplement le résultat des vertus du melting pot, de ce mythique creuset vertueux américain censé fondre les cultures et les groupes immigrés dans une seule perspective et « âme » américaine.
Des concepts ont été forgés (intégration, assimilation…), plus ou moins valables, et on en reste souvent à des discussions sémantiques. Il importe d’aller aux réalités. Depuis cette époque, pas mal de choses ont changé et notamment la vision des parties en présence, en particulier quant aux notions d’égalité et de justice. Les processus sociologiques ont changé, car les circulations mondiales, l’activation de références culturelles et sociales éloignées, via les mobilités ou le Web, contribuent à maintenir des références malgré l’éloignement. Les visions « nationales » ont changé. Le XXe siècle était celui des identités idéologiques et nationales figées : aujourd’hui, on cherche avec plus de souplesse un équilibre entre permanence et changement.
Pour ce qui est des réalités européennes contemporaines, un autre changement est dû à l’immigration importante de populations venant de sociétés musulmanes. La difficulté, ici, n’est pas due au fait qu’il s’agit de populations de cultures différentes de celle d’Europe occidentale, ni au fait qu’il s’agit de réalités religieuses, ni au fait qu’il s’agit de l’islam comme tel. Elle est due au fait que, depuis 50 ans, le monde musulman s’est construit sous l’hégémonie (au sens gramscien du terme, comme vision et comme orientation du devenir) de certaines visions de l’islam, celle issue du courant de l’islamisme politique (dont les Frères musulmans) et celle issue du wahhabo-salafisme, qui toutes deux affirment une double exigence : celle d’un mode d’organisation sociale et politique spécifique et celle de leur vision géopolitique (dont je parlerai plus loin).
Ces deux visions ont contribué, à partir des années 1980, à « rétrécir » la vision des migrations musulmanes et de leurs générations suivantes, en les focalisant sur une identité enfermée dans une vision dissociée du contexte de vie, obnubilée par un respect du licite et de l’illicite, du pur et de l’impur. Ces visions ont ainsi posé des questions nouvelles au devenir des populations de confession musulmane récemment ou définitivement implantées. La question « comment les sociétés tiennent ensemble ? » a été reposée, tant du côté musulman que du côté non musulman, depuis une cinquantaine d’années. Et on n’est pas sortis de l’auberge. Je ne fais pas référence ici avant tout aux aspects extrêmes, radicaux, de part et d’autre, qui exaspèrent les problématiques. Je parle du devenir ordinaire, quotidien : des polémiques interminables et crispées autour de l’habillement féminin, des interrogations sur des questions fondamentales, comme la connaissance, le licite et l’illicite, le pur et l’impur, de l’inquiétude autour de la nourriture hallâl, relue maintenant dans les termes d’un « hallâl moléculaire »… Questionnement exaspéré au sujet des identités. Questionnement au sujet de principes démocratiques fondamentaux… Autant de lieux où les ajustements se font difficilement.

Retour en arrière

Dans un petit ouvrage publié en 2004[1.La rencontre complexe. Occidents et islams, Louvain-la-Neuve, Académia-Bruylant, 135 p.], j’avais essayé d’élaborer une sociologie des relations entre musulmans et non-musulmans, car je pense que la sociologie a la tâche d’éclairer des processus sociaux concrets, vécus et pratiqués par les gens et les citoyens, alors qu’on raisonne davantage autour de ces questions en termes d’idéologie, de principes, parfois de préjugés. À l’époque, au lendemain du 11 septembre, on tenait ou bien des propos inspirés par de bons sentiments, ou bien des propos généraux évoquant soit l’Alliance de civilisations soit, au contraire, la Guerre des civilisations. Il me semblait indispensable d’examiner le plus possible, hors idéologie, hors préjugés, hors polémiques, ce qui se passait concrètement. Dans ce contexte et à la suite d’une analyse historico-critique des relations entre groupes humains, j’avançais le quasi-concept de co-inclusion réciproque. Il me semblait utile à la fois comme concept descriptif de ce qui est en train de se vivre dans notre monde contemporain, malgré tout, et utile comme concept projectuel, pouvant orienter des actions. Sans en faire une sorte de fétichisme des mots, ce quasi-concept me semblait permettre de dépasser les catégories d’assimilation, de domination, etc. Cela dit, si ce quasi-concept ne convient pas, qu’on en trouve un autre après avoir débattu du fond.
Je le définissais ainsi : « Ce processus désigne une rencontre plus en profondeur, rendue parfois nécessaire par la vie collective. Cohabiter ou avoir des relations interculturelles peut parfois risquer d’être (actuellement j’utiliserais carrément l’expression : s’avère) insuffisant, lorsque des questions communes relatives à la vie collective sont en jeu. Ce processus consiste en une interpénétration réciproque, qui amène chacune des parties à inclure l’autre, le point de vue de l’autre, l’histoire de l’autre, dans la définition et la compréhension d’elle-même et de son projet d’avenir. À terme, le résultat de ce processus est celui d’une nouvelle forme de vie sociale, née de la symbiose entre les formes présentes[2.Ibidem., p. 72.] » Je formulerais les choses un peu autrement aujourd’hui, mais le fond me semble pertinent. Et j’avais consacré plusieurs pages à évoquer le contexte contemporain, celui d’un monde globalisé, d’un monde interconnecté, notamment en Europe, où l’on se côtoie nécessairement, où l’on ne peut plus vivre, sauf exceptions rares, dans des ghettos séparés[3.À partir de ce quasi-concept, le Cismoc a mis en route deux gros chantiers de recherche dirigés par la professeure Brigitte Maréchal, visant à observer comment se nouent concrètement les relations entre musulmans et non-musulmans, les capacités et les difficultés d’une co-inclusion réciproque (cf. les rapports sur le site de la Fondation Roi Baudouin). Voir également : J. de Changy, F. Dassetto et B. Maréchal, Relations et co-inclusion. Islam en Belgique, Paris, L’Harmattan, 2006, 240 p.].

Insatisfactions et questionnements

Si j’ai tenté d’explorer une sociologie des relations, c’est aussi parce que les concepts ou les présupposés à partir desquels se posaient nombre de débats et de questions me semblaient fort insuffisants. Je précise.
Pas mal d’actions et de politiques ont été envisagées sous l’angle du « multiculturalisme » ou de « l’interculturalisme ». Ces concepts distincts, intéressants, qui ont émergé dans les années 1980-90, avancent dans un respect des « cultures en présence » et sortent de la logique de domination (multiculturalisme) ou soulignent l’utile communication et l’importance d’une connaissance réciproque entre cultures (interculturalisme). Mais, comme je l’ai écrit plus haut, dans certaines questions de vie commune, reconnaître une pluralité ou communiquer, cela ne suffit pas, car on reste avant tout dans la logique de la différence et de l’identité différente, alors qu’il s’agit de trouver la voie d’une vie commune fondée sur une identité en partie commune. Parfois même, le multiculturalisme ou l’interculturalisme, et les politiques qui y sont associées, contribuent à renforcer les différences, voire à les exaspérer ou à en faire le repère identitaire principal.
En outre, ces concepts s’accompagnaient d’une absence de prise en compte de la spécificité des dynamiques religieuses musulmanes en cours, que l’on ignorait ou voulait ignorer pour diverses raisons. J’étais fort perplexe à l’égard de l’évacuation systématique de cette dimension si prégnante dans la conjoncture actuelle du monde musulman. Certes, la religion fait partie de ce qu’on appelle en anthropologie et en sociologie la « culture », mais la puissance idéationnelle, projectuelle, identitaire du religieux et de ses traditions historiques ne peut pas se ramener à une expression culturelle banale. Cette dimension est difficile à faire comprendre dans des sociétés et des cultures où s’affirme une méconnaissance profonde de ce qu’est, sociologiquement et anthropologiquement, le religieux.
Ce qui augmentait mes réserves était que ces concepts étaient utilisés à la lumière d’une culture postmoderniste, nourrie d’une culture nord-américaine fort prégnante dans certains milieux depuis les années 1980. Pour schématiser, je parlerais d’une culture de l’indifférence de valeurs. Elle opère un virage total par rapport à une culture que l’on dit typique des « temps modernes », du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, fort rigide et braquée sur une hiérarchie de valeurs à défendre. Elle s’exprimait dans des idéologies fortes comme le communisme, les fascismes, les nationalismes, ou tout simplement dans des identités masculines ou féminines tranchées, ou dans la lutte et l’intolérance entre athéisme et religions. Ce qu’on a appelé le « postmodernisme » effectue un virage à 180 degrés. De la matrice postmoderne, dans les questions qui nous occupent ici, surgit le choix de ce qu’on a appelé les « accommodements raisonnables », dans le souci d’arranger les choses de façon pragmatique, un peu le « nez dans le guidon » selon moi, sans trop s’interroger à plus long terme sur les implications pour la réalité sociale et son fonctionnement dans son ensemble. Nous sommes pleinement ici dans le pragmatisme anglo-saxon.

Subjectivisme, identitarisme

Un autre aspect qui me laisse perplexe est l’emprise subjectiviste. C’est un des aspects de la société contemporaine, soumise à critique par de nombreux sociologues depuis des décennies[4.Parmi d’autres : Ch. Lasch, La Culture du narcissisme (éd. or. 1979), Paris, Champs-Flammarion, 2006, 332 p.]. Elle est due notamment à la généralisation de la psychologie et de la psychanalyse dans l’interprétation de soi, assortie à la généralisation de la culture consumériste et publicitaire qui construit le sujet. Cette dimension a un aspect intéressant, car elle donne une plus grande place au sujet que celle qui était la sienne jadis, dans la modernité ou sous la domination normative des religions ou des idéologies ou des « hommes dominants ». Mais les sociétés et la vie commune peuvent difficilement se bâtir sur un assemblage de subjectivités. Dans les ensembles humains il y a des statuts et des rôles sociaux, sans lesquels les sociétés ne peuvent pas exister. L’hyper-subjectivisme exclusif est un facteur de déstructuration sociale[5.Le sociologue américain Daniel Bell (Les Contradictions culturelles du capitalisme, 1976, Paris, PUF, 1979) avait mis en évidence les apories du capitalisme, producteur d’exaspération subjective et en même temps exigeant des activités coordonnées fondées sur des responsabilités, donc sur des rôles et des statuts.].
Le dernier point de perplexité était dû à des affirmations identitaires fortes. Je pense que tout groupe humain a avantage à se construire à travers une identité, qui fait sens collectivement, même si elle est toujours multiple. Mais je distingue « identité » et ce que j’appelle « identitarisme ». Par ce dernier terme, j’entends le fait que l’identité n’est pas pensée et revendiquée en vue de faire quelque chose avec d’autres dans la société commune, mais est affirmée pour elle-même. C’est l’identité pour l’identité et c’est l’identité pour soi. Identité française pour soi (qui devient « contre d’autres »), identité musulmane pour soi. Souvent cette identité s’exprime à partir de catégories pré-politiques, celles qui renvoient à ce qu’on considère, de manière spontanée, comme « les miens » : les miens par la couleur de la peau, par la famille ou les ancêtres, par la religion, par l’origine (parfois mythifiée). L’identitarisme est l’idéologie de l’identité pour l’identité.
J’ouvre une parenthèse. Je pense que l’irruption identitariste dans le politique est une des grandes tragédies démocratiques contemporaines. Elle a commencé par la création d’Israël et du Pakistan dans l’immédiat après-guerre, premiers États à se concevoir sur la base d’une appartenance identitariste, à l’encontre d’une vision démocratique fondée sur des individus citoyens. C’est la version nouvelle des nationalismes et on en a vu les ravages en ex-Yougoslavie et ailleurs. On parle aujourd’hui « d’appartenance ethnique », pour ne pas dire ethno-raciale ou ethno-phénotypique : les blacks avec les blacks, les blancs avec les blancs[6.Voir a ce sujet l’ouvrage théorique approfondi de A. Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique ?, Paris, PUF, 2006.]. D’autres sociétés, comme le Liban, qui se construisent sur la base d’une institutionnalisation identitariste, me laissent également perplexe. Comme me laisse perplexe la construction de la société belge, même si la situation n’y est pas aussi extrême que dans d’autres pays, élaborée pour l’essentiel à partir des identitarismes flamands et wallons-francophones.
C’est à partir de ces constats que j’avançais le quasi-concept, volontariste, de co-inclusion réciproque. Il mettait en évidence que la vie commune est une construction et que, dans les contextes contemporains (et d’ailleurs en général), elle ne peut pas se forger dans une logique identitariste, uniquement dans l’identité en soi et pour soi : elle doit fonctionner dans une logique de réciprocité. J’ajoutais notamment, lors des recherches qui ont suivi : le devenir doit faire l’objet d’une discussion, plus, d’un débat citoyen, dans la réciprocité, dans la rationalité.
J’ai toujours été frappé de constater combien, autour de la présence et du devenir de l’islam, il y a de nombreuses polémiques et controverses, mais en réalité pas de débats. La distinction est que dans une controverse et dans une polémique, chacun affirme son identité, voire son identitarisme, ses raisons, en ignorant celles de ceux d’en face. Et on peut constater l’insatisfaction, la stérilité sociale de ces échanges où chacun campe sur ses positions. On n’avance pas[7.Dans cet esprit, et répondant à l’invitation des auteures d’une « libre opinion » publiée le 16 septembre 2016 et intitulée « Voilées et féministes », j’avais publié le 30 septembre 2016 sur mon blog en guise d’amorce d’un débat un texte « Voilées et féministes : échanges ». Ces débats auront peut-être lieu un jour. (NDLR : le titre de cette « libre opinion » avait été choisi par La Libre Belgique sans l’accord des auteures et a été modifié par la suite à leur demande. Elle est reproduite avec son titre original plus loin dans ce dossier.)]. Certes, le débat ne va pas de soi, il suppose des conditions préalables, car – c’est une réalité sociologique – les bonnes intentions ne suffisent pas, il y a une culture du débat à construire. Ces échanges sont difficiles à mener, comme l’ont montré les recherches conduites par le Cismoc, citées plus haut. Il s’agit de terrains nouveaux, peu thématisés et peu préparés. Sur le plan humain, chacun y va avec son expérience de vie, son passé, son imaginaire, sa position sociale, ses capacités d’argumenter. Toutes réalités dont il importe de se distancier – effort combien difficile – pour se confronter au point de vue de l’autre, si on veut commencer un débat. Et, dans le contexte général des dynamiques de l’islam d’une part, du devenir critique européen de l’autre, avec les changements profonds que les sociétés vivent, ces débats sont encore plus difficiles à mener à fond. J’ajoute un autre aspect que je répète depuis au moins vingt ans : on ne se rend pas compte de la nouveauté historique que musulmans et non-musulmans sont en train de vivre et de construire. Il n’y a rien à faire : les deux civilisations – car il s’agit de civilisations et pas seulement de vagues cultures – ont vécu de part et d’autre, dans l’affrontement, dans la domination, dans la différence, pendant 13 siècles. Depuis les années 1960, il s’agit d’une rencontre, d’une cohabitation somme toute pacifique, mais difficile, qui se cherche, qui doit se réinventer, cela malgré et à l’encontre de logiques qui veulent maintenir de part et d’autre la séparation et l’affrontement. On en reste souvent aux postures identitaristes, d’accusations, de condamnations réciproques. Elles ne sont que des fermetures.

Une double erreur

Dans ce sens, je pense que le double cheval de bataille que certains empruntent est une voie sans issue, qui ne fait qu’aggraver la situation. D’une part, ceux qui appréhendent l’islam avec une crainte et un jugement négatif généralisé. D’autre part, ceux qui appréhendent la société européenne non musulmane comme islamophobe. Dans les deux cas se glisse une double erreur. D’abord celle de la généralisation. Il est erroné de prétendre que la société européenne est en général islamophobe, comme tendent à le dire des groupes, des intellectuels ou des responsables politiques musulmans[8.Les publications portant sur l’islamophobie et sa dénonciation se multiplient, tout comme les collectifs qui les font surgir. Cela mériterait une analyse approfondie. Voir, pour un début de discussion : B. Maréchal, C. Bocquet, F. Dassetto, “Islamophobia in Belgium. A Constructed but Effective Phantasm?” in Journal of Muslims in Europe (vol. 5/2), 2016, p. 224-250.]. Comme il est erroné de dire en général que « l’islam est dangereux ». Qu’il y ait des gens hostiles à l’islam, certainement. Que des musulmans soient hostiles à l’Occident, certainement. Mais la généralisation est indue et toute généralisation d’une catégorie à un groupe social dans son ensemble constitue les prémices d’une aggravation de tensions. D’autre part, la focalisation sur certains – hostiles à l’islam ou hostiles à l’Occident – ne mène à rien, même si cela donne à ceux qui s’opposent le sentiment d’être les chevaliers d’un juste combat. Car, dans une société, il est simple, tout compte fait, d’identifier et de combattre les extrémismes, mais on ne résout rien de fondamental en régulant son devenir sur les extrêmes, contre lesquels il faut certes lutter et agir, mais dont il ne faut pas faire le centre de l’action collective.

Les nœuds

Il y a nécessité et urgence de débats de fond, rationnels, dans les multiples lieux de la vie collective, pour raviver la démocratie contemporaine, pour la prise en compte de la présence religieuse musulmane. Il y aurait d’autres débats à avoir, bien entendu : autour de la mondialisation, de l’injustice sociale… bien difficiles dans la logique de domination qui régit le devenir social.
Dans La Rencontre complexe, j’identifiais cinq grandes « discordes » ou chantiers à propos desquels des débats citoyens auraient avantage à s’ouvrir : l’individu, les femmes… et les hommes, le système et la place du religieux, la place dans le monde et le rapport aux extrémismes (p. 59-68). Aujourd’hui j’en ajouterais un sixième, issu d’une vision géopolitique et géocivilisationnelle. En bref : si on prend un peu de recul, ce qui se passe dans le monde musulman depuis les années 1930, et de façon accentuée depuis les années 1970, est une volonté d’acteurs, de groupes et d’États d’affirmer l’identité civilisationnelle musulmane face au monde. Compréhensible dans les années 1930 dans le contexte de la colonisation, cette position a été relancée par des puissances islamiques, entre autres et notamment par l’Arabie saoudite depuis les années 1970. L’Arabie saoudite propose le wahhabo-salafisme et elle-même comme pôle hégémonique du monde musulman, ce qui lui a relativement bien réussi depuis 30 ans au moins. Du point de vue géopolitique, le but est de faire avancer une contre-civilisation face à la domination de l’Occident.
Je suis personnellement fort critique sur le devenir du monde capitaliste occidental, sous plusieurs angles, qu’ils soient économique, d’injustice sociale, culturel… Mais je ne pense pas pour autant que ce monde soit à rejeter en bloc. Il est porté par des idées fortes. Or, la proposition wahhabo-salafiste ou celle de l’islamisme politique (Frères musulmans et analogues), reprises par le radicalisme, prétendent construire un contre-modèle tendanciellement exclusif par rapport à celui que propose l’Occident – et en particulier les États-Unis. Un contre-modèle s’incarne également aujourd’hui dans le nationalisme islamiste turc, qui déteint tellement auprès des musulmans belges originaires de ce pays. Contre-modèle en partie vain, car il ne dispose pas des outils nécessaires, sauf quelques principes d’économie islamique et sauf, surtout, des modèles de relations sociales et familiales et des contre-modèles féminins. Peu importe : de cette politique découlent au quotidien des postures, notamment chez des jeunes ou des adolescents, de mise à distance sociale, aux tonalités ethniques (ce qui est autre chose que la critique sociale), à laquelle répondent des positions de non-musulmans, critiques, qui à leur tour stigmatisent les musulmans. À ce stade, il n’est pas question d’analyses idéologiques différentes. Il est question de posture fondamentale à l’égard de la société où l’on vit et à l’égard de l’avenir. Selon moi, ce débat est fondamental, notamment depuis l’avènement de grande ampleur de l’idéologie radicale djihadiste.
Le quasi-concept de co-inclusion réciproque se veut une invitation citoyenne à l’analyse et au débat, au sens profond du terme. Le contexte et les héritages rendent ce débat bien difficile, mais d’autant plus nécessaire dans notre espace d’ensembles sociaux ouverts au changement – question centrale à mes yeux –, entre citoyens soucieux de la vie commune. Si cela ne se fait pas, les crispations, les malentendus, les replis sont prévisibles et les sociétés européennes seront alors d’autant plus désemparées, face à de puissantes forces identitaristes, sociales ou civilisationnelles, qui ont leur propre agenda pour l’avenir.