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Vieillissement et inégalités : reculer l’âge de la retraite est-il la solution ?

Manifestation pour la réforme de la retraite à 60 ans à Lyon en 2010 (Aurélien Callamard – CC-BY-NC-ND 2.0)
Manifestation pour la réforme de la retraite à 60 ans à Lyon en 2010 (Aurélien Callamard – CC-BY-NC-ND 2.0)
Depuis la révolution industrielle et jusqu’à 2020, l’espérance de vie en Belgique n’a cessé d’augmenter. Par définition, l’espérance de vie estime l’âge moyen au décès d’une génération fictive si cette dernière était exposée toute sa vie aux conditions de mortalité d’une période et d’un lieu particulier. Ainsi, en 1885, l’espérance de vie à la naissance était de 45 années en Belgique. En 2019, cette espérance de vie s’élevait à 81,8 ans[1.Statbel, Tables de mortalité et espérance de vie.].
Cet article a été publié originellement sur le site de Politique le 18 juillet 2022.

Cette survie plus longue, qui s’ajoute à une fécondité – un nombre moyen d’enfants par femme – plus faible engendre un vieillissement progressif de la population. L’âge moyen de nos sociétés avance, la part des personnes âgées de 65 ans et plus s’accroît et les jeunes représentent une part plus faible de la population. Il s’agit de l’un des grands défis du XXIe siècle dans les sociétés post-industrielles, et l’un des sujets majeurs des politiques. Nos rapports intergénérationnels changent et la survie plus longue de nos aînés s’accompagne à la fois d’une joie de les avoir plus longtemps à nos côtés, mais aussi de responsabilités et d’une prise en charge de leurs besoins. Notamment, la part de la population bénéficiant d’une pension de retraite s’accroît tandis que la population active qui soutient ces politiques solidaires connaît un déclin démographique. Naturellement, l’allongement de la vie active et le recul de l’âge à la retraite apparaissent comme une solution logique à cet enjeu. Cela dit, elle oublie d’autres grands enjeux actuels et futurs qu’il convient de rappeler.

Pourquoi et comment vit-on plus longtemps ?

L’évolution de l’espérance de vie peut se comprendre en quatre étapes, selon la théorie de la transition sanitaire[2.F. Meslé et J. Vallin, « Transition sanitaire : tendances et perspectives », Médecine/Science, 2000, 16, p.1161-71.]. Tout d’abord, le recul des grandes épidémies précédant le XVIIIe siècle a pu être possible grâce aux progrès de l’hygiène et de l’alimentation, au développement de la médecine moderne et aux découvertes scientifiques, ainsi qu’à l’urbanisation progressive des lieux de vie (système d’égout, gestion des intempéries…). Deuxièmement, le recul des maladies infectieuses a laissé place à d’autres maladies, dites de société, et liées aux excès de la vie moderne. Une alimentation trop riche, un mode de vie trop sédentaire, la pollution liée aux activités industrielles et des consommations excessives de certaines substances peuvent engendrer des maladies cardiovasculaires, du diabète, et certains cancers responsables d’un grand nombre de décès. Troisièmement, la mise en place d’une prévention accrue, autour de l’activité physique régulière, de la consommation de fruits et légumes et d’une nourriture plus saine, ainsi que de l’importance de limiter l’alcool et le tabac, ont permis de réduire drastiquement la mortalité dite évitable, c’est-à-dire les décès avant l’âge de 75 ans. Enfin, la quatrième et dernière étape de cette transition sanitaire tient compte d’une population de plus en plus présente, celle des grands, voire très grands âges[3.Omran AR. The epidemiologic transition: a theory of the epidemiology of population change. Milbank Mem Fund Quart, 1971 ; 49, pp. 509-538.]. Les octogénaires, nonagénaires et centenaires n’ont jamais été aussi nombreux et sont soumis à des soucis de santé particuliers, notamment les maladies dites dégénératives. On peut citer les maladies d’Alzheimer et de Parkinson, qui sont de plus en plus présentes dans le paysage épidémiologique occidental.

En 2020, l’espérance de vie a diminué, pour rejoindre le niveau qu’elle avait en 2015 : 78,5 ans pour les hommes, et 84 ans pour les femmes[4.Statbel, loc.cit.]. D’une part, cette perte d’un an d’espérance de vie est exceptionnelle : la Belgique n’avait plus connu d’évènement aussi meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, ce chiffre peut sembler dérisoire face aux pertes humaines et aux destins écourtés à cause du coronavirus. Il ne faut, cela dit, pas oublier que l’espérance de vie est une moyenne d’âge au décès. Cette perte d’un an s’explique par une surmortalité massive des personnes relativement âgées, notamment de 70 ans et plus, soit une population un peu plus jeune que l’espérance de vie. Dans l’hypothèse où une maladie similaire aurait touché des populations plus jeunes, l’impact sur l’espérance de vie aurait été plus marqué.

Le genre au cœur des inégalités d’espérance de vie

Les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes. En 2019, l’espérance de vie des femmes s’élevait à 84 ans et celle des hommes à 79,6 ans[5.Idem.]. Les facteurs explicatifs de cet écart entre les genres sont multiples[6.P. Kolip et C. Lange, « Gender inequality and the gender gap in life expectancy in the European Union », European Journal of Public Health, 2018, 28(5), pp. 869-872.]. Ils sont d’abord d’ordre biologique : certaines hormones et conditions génétiques peuvent expliquer une longévité féminine plus importante. Ils sont également liés aux comportements et aux consommations des hommes, qui sont plus souvent fumeurs ou consommateurs excessifs d’alcool que les femmes. Ensuite, les valeurs typiquement associées à la masculinité – telles que la force physique et la spontanéité – peuvent engendrer des prises de risques et des situations dangereuses. Les hommes, et notamment les jeunes hommes, sont plus susceptibles que les femmes de mourir de cause accidentelle, ce qui inclut aussi les accidents du travail. Les hommes ouvriers rencontrent les conditions de travail les plus pénibles, mais aussi les plus dangereuses. Enfin, les comportements de santé diffèrent entre les hommes et les femmes : ces dernières sont plus assidues en matière de santé, avec des suivis et des dépistages plus fréquents, une meilleure communication de leurs problèmes physiques mais aussi mentaux. La difficulté des hommes à se tourner vers le corps médical peut mener à des diagnostics tardifs de maladies.

Depuis les trois dernières décennies, cet écart de genre tend à diminuer, notamment du fait d’un accroissement plus rapide de l’espérance de vie des hommes[7.K. Aerden et al., Causes of health and mortality inequalities in Belgium: multiple dimensions, multiple cause, 2019, pp.106.]. En effet, l’amélioration de la sécurité et de l’hygiène dans les travaux manuels, mais aussi une classe ouvrière masculine moins nombreuse – du fait de l’automatisation de nombreux métiers et des délocalisations des industries – ont permis de réduire les accidents professionnels. De plus, il apparaît une forme de convergence des comportements et des consommations (de tabac et d’alcool notamment). Les femmes consomment de plus en plus d’alcool et de tabac et ces comportements auraient des conséquences particulièrement néfastes sur leur risque de développer certaines pathologies[8.K. Allel, F. Salustri, H. Haghparast-Bigdoli et al. « The contributions of public health policies and healthcare quality to gender gao and country differences in life expectacnct in the UK », Population Health Metrics, 2021, 19(40).].

Les inégalités sociales de santé et de mortalité

L’allongement de l’espérance de vie touche l’ensemble de la population, mais à des vitesses différentes selon l’appartenance sociale. En 2011-2015, entre les 5% les plus défavorisés et les 5% les plus favorisés de la population, on estime un écart de 13 années d’espérance de vie chez les hommes, et de 10 ans chez les femmes[9.Pour mesurer l’appartenance sociale des personnes, un indice multidimensionnel a été mis en place par Eggerickx et al. Il comprend plusieurs indicateurs : le niveau d’instruction, le statut socioprofessionnel, le niveau de revenus et les conditions de logement. Pour plus d’informations sur la méthode employée : T. Eggerickx, J.-P.Sanderson, C. Vandeschrick, « Les inégalités sociales et spatiales de mortalité en Belgique : 1991-2016 », Espace populations sociétés, 2018/1-2.]. Depuis les dernières décennies, un écart d’espérance de vie ne cesse de se creuser ; entre les 25% les plus favorisés et les 25% les plus défavorisés, cet écart est passé de 8,4 années en 1991-1995 à 9,1 années en 2011-2015 pour les hommes. Il suit la même tendance pour les femmes : de 4,8 années d’écart en 1991-1995 à 6,6 années en 2011-2015[10.K. Aerden et al., 2019.].

Cette croissance de l’écart entre favorisés et défavorisés peut se comprendre comme la suite logique de l’évolution sanitaire des populations. Si les épidémies des siècles derniers faisaient rage en Europe et tuaient de manière aveugle les riches comme les pauvres, les maladies chroniques et non transmissibles sont associées – en plus d’une part génétique non négligeable – au mode de vie des individus et dépendent de leur accès aux moyens de prévention. Or, les progrès en matière d’hygiène, d’accès à l’alimentation, et de santé, ne se sont pas diffusés de manière égale dans la société[11.J. P. Mackenbach, «The persistence of health inequalities in modern welfare states: the explanation of a paradox». Social science & medicine, 2012, 75(4), pp. 761-769.]. L’accès à un mode de vie sain ne va pas de soi pour toutes et tous. Une alimentation de qualité – bio, sans pesticide, équilibrée et variée – coûte cher. L’activité physique nécessite du temps, de l’énergie et de la disponibilité d’esprit que tout le monde ne partage pas. La consommation de substances (notamment l’alcool et la tabac) sont également variables selon les catégories sociales. Les lieux et occasions de socialisation des individus sont différents d’une catégorie sociale à l’autre. L’accès aux soins de santé, notamment à la prévention médicale, est aussi lié à l’appartenance sociale.

Divers éléments expliquent cette relation entre position socioéconomique et niveau de santé. D’une part, le rapport aux corps entre les classes ouvrières, pour qui le corps est un outil de travail, et les cadres, qui travaillent « avec la tête », est différent. La douleur fait partie intégrante du quotidien des premiers, et doit s’accompagner d’une acceptation, puisqu’elle est dans l’ordre des choses[12.A. Bihr, R. Pfefferkorn. Le système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008.]. Au contraire, les détenteurs d’emplois intellectuels considèrent la douleur ou la gêne physiques comme pathologiques et inhabituels, et tendent à consulter plus souvent des médecins spécialistes. En outre, le niveau d’instruction indique, en partie, le rapport entre le patient et le corps médical. Des capacités d’argumentation, des tournures de langage plus soutenues, mais également une forme de confiance en soi va changer le rapport entre les interlocuteurs. Le médecin est une figure d’autorité, qui peut être vécue comme un assouvissement par certains, comme un dialogue pour d’autres, rendant l’échange plus ou moins facile et agréable. Enfin, la qualité de l’environnement de vie est aussi fortement associée à la mortalité des personnes. Un logement de bonne qualité est synonyme, en plus d’un bon niveau de vie par ailleurs, de meilleure protection vis-à-vis de l’humidité et des températures extrêmes. La cadre de vie joue aussi sur le risque d’accident, notamment d’accidents ménagers ou de la route, lié aux infrastructures dans et aux abords du logement. La sécurité liée à l’environnement de vie passe aussi par un quartier où l’on se sent serein, au-delà de la stigmatisation de certains lieux de vie ou du manque de ressources politiques et sociales pour défendre ses intérêts. L’accès à la propriété, notamment grâce à la stabilité et au statut social qu’il confère, est également associé à une espérance de vie plus longue.

Une vie plus longue, mais quelle qualité de vie ?

Le nombre d’années vécues n’est pas le seul indicateur à prendre en compte, puisque la qualité de ces années importe tout autant. L’espérance de vie en bonne santé est un indicateur qui se définit comme le nombre d’années qu’un individu peut s’attendre à vivre en pleine possession de ses moyens physiques ou mentaux, et sans incapacité. Sur base des enquêtes de santé par entretien menées par Sciensano (Institut de santé publique belge), il a été estimé en 2018, qu’à l’âge de 65 ans en Belgique, un homme peut s’attendre à vivre encore 12,5 ans en bonne santé, contre 12,4 ans pour une femme, soit respectivement 68% et 57% de leur vie[13.Vers une Belgique en bonne santé, « Espérance de vie en bonne santé », 2022]. Depuis les dernières décennies, ce nombre augmente, et montre que les femmes, bien qu’elles vivent plus longtemps que les hommes, ne présentent pas une espérance de vie en bonne santé plus longue.

Là aussi, toutes les catégories sociales ne sont pas égales et les inégalités sociales de santé ne touchent pas que les personnes les plus âgées. A l’âge de 25 ans, on estime que les individus détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur (court ou long) peuvent encore bénéficier de presque 50 années en bonne santé. Au même âge, les personnes les moins instruites – jusqu’au secondaire inférieur – ne peuvent prévoir qu’en moyenne 35 années en bonne santé, c’est-à-dire, en moyenne, une santé dégradée ou un décès avant l’âge de 60 ans[14.Idem.].

Une politique des retraites plus inclusive des parcours de vie

Les politiques liées au travail et au système de pensions ne peuvent pas faire l’économie d’une prise en compte des parcours de vie sociaux et professionnels dans leurs décisions, au risque d’amplifier les inégalités de santé et de mortalité qui existent dans la société. Élaborer un unique âge seuil d’accès à la retraite pour toutes les catégories sociales revient à générer un système de pensions à plusieurs vitesses. Sur la période 2011-2015, les hommes âgés de 65 ans peuvent encore espérer vivre 13,6 années s’ils sont défavorisés, contre 20,7 années s’ils sont favorisés. Chez les femmes de 65 ans, être défavorisée est associé à une espérance de vie restante de 17 ans, contre près de 24 ans pour les femmes les plus favorisées[15.K. Aerden et al., 2019.]. En Belgique, les politiques actuelles, basées sur la possibilité de ne prendre sa retraite à taux complet qu’à partir de 65 ans, peut-être bientôt 67 ans, condamnent alors les individus à des durées et des qualités de retraites inégales selon le groupe social.

Avec un risque de chômage accru, des contrats courts qui deviennent la norme, les reconversions professionnelles voulues ou subies, mais aussi les temps partiels choisis ou imposés, il devient nécessaire de redéfinir la signification du travail et sa valorisation au moment de la retraite. La question de l’impact du vieillissement sur l’économie et sur les politiques de solidarités doit également se recentrer sur le partage du travail et la réduction du chômage. D’une part, le chômage est un réel enjeu de santé public. La catégorie des demandeurs d’emploi est en réalité l’une des plus touchées par le risque de décès évitable[16.D. Roelfs, E. Shor, K. W. Davidson., et al. « Losing life and livelihood: a systematic review and meta-analysis of unemployment and all-cause mortality », Social science & medicine, 2011, 72(6), pp. 840-854.]. La perte d’emploi et le chômage à long terme sont une épreuve. Au-delà du possible traumatisme du licenciement lui-même, la perte de repères, la stigmatisation, l’incapacité de se projeter dans le futur et les conséquences sur l’estime de soi ne sont pas négligeables et peuvent montrer des conséquences lourdes pour la santé physique et mentale des personnes. D’autre part, la participation du plus grand nombre d’actifs à la cotisation des retraites, et la réduction des dépenses liées au soutien des demandeurs d’emploi ne peuvent être que bénéfiques au budget relatif aux politiques de solidarité, notamment depuis l’instauration d’une gestion financière globale de la sécurité sociale[17.Vivre Ensemble Education, « Allonger les carrières… ou partager le travail ? », Accord de gouvernement, 2014, p. 8.].

En plus de l’exemple de la perte d’emplois, d’autres cas de figure peuvent être soulevés. Les parents, femmes et hommes au foyer et aidants familiaux, dont le travail n’est pas valorisé par le marché de l’emploi, n’obtiennent pas de reconnaissance de leurs activités pourtant essentielles à la société, le moment de la retraite venu. L’idée de donner un statut particulier à ce travail du care, souvent bénévole, permettrait d’intégrer ces activités à la cotisation pour la retraite et de réduire les inégalités, notamment entre les sexes. Dans une même idée, garantir l’égalité de salaires entre les hommes et les femmes permettrait aussi aux actives de participer plus à la cotisation des retraites, tout en garantissant une meilleure justice sociale. Enfin, un dernier point sur lequel le législateur pourrait s’appuyer est l’intégration des jeunes actifs étrangers sur le marché du travail belge. En insérant ces populations dynamiques et parfois diplômées mais mal reconnues, la société belge pourrait contrebalancer, au moins partiellement, les effets du vieillissement sur l’économie. En conclusion, il convient d’encourager les politiques actuelles de retraites à tenir plus compte du nombre total d’années passées au travail, de la grande variété de formes que peut prendre ce travail et de sa pénibilité. Il est temps de garantir à chacune et chacun un droit équitable à la retraite, cette étape importante de la vie qui symbolise le repos mérité pour chaque individu ayant participé activement à la société.

(Image dans l’article et en vignette sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; manifestation pour la réforme de la retraite à 60 ans à Lyon en 2010, prise par Aurélien Callamard.)