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Violences policières : paroles des jeunes et des mères

28 octobre 2021, c’est la stupeur dans la commune de Saint-Gilles (Bruxelles). Suite à une sixième interpellation citoyenne du Collectif des Madrés au conseil communal concernant l’évaluation du projet-pilote de police de proximité Uneus, le bourgmestre Charles Picqué annonce que cette brigade – controversée – a été dissoute. « Cela s’est fait presque en cachette, sans aucune information officielle préalable », s’insurge Claudine Van O, membre de ce collectif qui rassemble une vingtaine de femmes – et quelques hommes – de tous horizons et de tout âge contre les violences policières que subissent les jeunes.

Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).

L’histoire du Collectif des Madrés remonte à 2017, lorsque Latifa Elmcabeni et Julia Galaski le fondent contre les discriminations que subissent les jeunes dans les quartiers populaires du bas de la commune bruxelloise de Saint-Gilles, en particulier contre les violences policières. La mission du collectif est claire : sensibiliser le public au sujet des difficultés que rencontrent ces jeunes, également en matière de réinsertion, d’emprisonnement, d’emploi… Autant de problématiques qui sont liées entre elles. Selon le Collectif, ces discriminations et ces violences touchent les jeunes – parfois dès 12 ou 13 ans ! – à un moment de leur vie où ils construisent leur identité. Elles ne sont pas sans conséquence sur leur santé physique et mentale. « Il s’agit de faire comprendre pourquoi les jeunes courent quand ils voient la police arriver », explique Latifa Elmcabeni au journal Bruxelles en mouvements[1.S. De Laet, « S’approprier les quartiers de façon politique », Bruxelles en mouvements, janvier-février 2021, p.8-9. ]. « Pour moi il faut s’approprier les quartiers de façon politique, développer notre pouvoir de lutter ensemble, sans se diviser. […] Ça passe par plein de choses : aller voir les gens qui ne subissent pas de discrimination et leur expliquer ce qui se passe qu’ils ne voient pas. Aller voir les écoles, et les sensibiliser aux questions de traumatismes qui peuvent être vécus par les jeunes en rue. Amener les parents à parler avec leurs enfants, et à les croire. Du côté des jeunes, il faut aussi leur faire connaître leurs droits. Puis il ne faut pas oublier que le pouvoir c’est nous, que si on se met ensemble pour se défendre, quelle que soit notre origine, on gagnera. […] », continue la maman. « Il y a différentes sensibilités dans le collectif, certaines sont plus radicales, d’autres moins. Cette diversité d’opinion et de manière de lutter est notre force. La plus jeune membre a 25 ans et la plus vieille, c’est moi, j’ai 63 ans ! J’habite Ixelles et mes enfants ne sont pas concernés par les violences policières. Mais je peux amener autre chose au collectif. Nous passons beaucoup de temps à nous parler et nous avons appris à nous écouter », souligne Claudine Van O à Politique.

Différentes formes d’actions sont utilisées par les Madrés : outre des manifestations, comme lors de la Fête des mères cette année, elles donnent des formations pour expliquer aux jeunes leurs droits face aux violences policières. Dès leur création, elles ont aussi utilisé l’outil de l’interpellation citoyenne au sein du conseil communal de Saint-Gilles pour demander une évaluation objective de la police de proximité Uneus et d’un débat public quant à son avenir dans la commune. Ce projet-pilote devait être évalué en 2017. En février 2018, le délégué général aux droits de l’enfant, Bernard Devos, rapportait des faits de violences graves et appuyait également la demande d’une évaluation externe et indépendante. Cette demande fut ensuite relayée par la Ligue des droits humains. Depuis, le Collectif des Madrés ainsi que des habitant·es, collectifs et associations, n’ont eu de cesse de rappeler les élu·es à leurs engagements. Mais la fameuse évaluation s’est fait attendre.

Pleins feux sur Uneus

Le projet-pilote Uneus (Union pour un environnement urbain sécurisé) a vu le jour en 2012 à Saint-Gilles. Composé de la brigade de police dite le « Koban », il visait à « l’amélioration de la qualité de vie » et « le maintien d’un cadre de vie harmonieux ». Il rassemble la commune, la zone de police Midi, la police fédérale et le parquet de Bruxelles et il a souvent été pris en exemple par le bourgmestre socialiste de la commune, Charles Picqué, qui se félicitait de l’importance d’une police de proximité et qui lui avait dégagé une somme annuelle de 400 000 euros de dotation supplémentaire[2.M. Mormont et M. Legrand, « Uneus : cow-boys de proximité », Alter Échos, 15 novembre 2018.]. En 2015, le projet reçoit d’ailleurs le prix « David Yansenne » qui récompense les « projets remarquables en matière de prévention et de sécurité ». Depuis 2017 pourtant, les témoignages de violences verbales, physiques et psychologiques s’accumulent. Après l’observation de comportements racistes, classistes et sexistes de la part des policiers de la brigade, le Collectif des Madrés estime de leur côté que cette volonté d’« amélioration de la qualité de vie » n’était pas destinée à l’intégralité des habitant·es du quartier. Les interpellations citoyennes du Collectif se succèdent au sein du conseil communal. En juin 2020, en réponse à la mobilisation citoyenne contre ce projet-pilote, une motion a été votée par le conseil communal reconnaissant des abus de la part de la police. Deux mois plus tard cependant, de nouvelles agressions ont eu lieu sur le parvis, notamment ces trois jeunes femmes qui avaient cherché de l’aide auprès de policiers et policières après avoir été harcelées par un homme au Parvis de Saint-Gilles et qui avaient terminé leur soirée au commissariat, où une commissaire leur avait rétorqué qu’il était normal qu’elles se fassent harceler vu leur manière de s’habiller. Une manifestation rassemblant plusieurs centaines de jeunes avait suivi[3.J. Bodereau, « « Féministes, radicales et en colère » : Manifestation à St-Gilles samedi soir contre les violences policières », La Libre, 24 août 2020. ].

Ce que disent les jeunes

La lecture du rapport[4.Délégué général aux droits de l’enfant, « Pour un apaisement des relations entre les jeunes et la brigade Uneus de la Commune de Saint-Gilles », février 2018.] du délégué général aux droits de l’enfant permet de se faire une meilleure idée de ce que dénoncent les jeunes. Morceaux choisis : « Comme dans un film. Ils m’ont arrêté devant tout le monde, par les cheveux, ils m’ont plaqué. Ils m’ont dit : “aujourd’hui, c’est ta fête, tu vas mourir !”. […] J’ai vu mon petit frère avec des ouvertures, avec des bleus, il était gonflé de partout. Moi aussi. Je comprends pas pourquoi. », « Ils vous arrêtent, ils vous balaient. Ils m’ont cassé mon appareil dentaire. Des pêches, des frappes, dans les côtes, du sang. […] Quand on conteste, et qu’on a des coups au visage, ils la préviennent déjà, ils disent “rébellion, c’est lui qui n’a pas voulu se laisser faire et donc, c’est parti en bagarre”. », « J’étais assis normalement, posé. Il n’y avait que des policiers. Ils ont attrapé un petit, je ne sais pas pourquoi. Alors, j’ai été chez eux et je leur demande “pourquoi vous l’avez pris ?”et ils commencent à s’énerver. Et de là, la vérité, il est venu chez moi. Un policier, il me dit “viens” avec sa matraque. Il m’insulte et quand je viens vers lui, direct, il me gaze et je tombe par terre. C’est la première fois qu’on m’a gazé, moi, je croyais que j’allais devenir aveugle. Je criais, je criais. Mes lunettes se sont envolées, et tout. », « Au début, il y a un policier, il est venu m’attraper et son collègue, il est venu pour me taper dans la rue. Et l’autre, il lui a dit : “Non, le touche pas, on est dans la rue’’ et après, ils m’ont fait monter dans la voiture, il y avait le policier qui avait essayé de m’attraper, celui qui courrait derrière moi et puis, comme il ne m’avait pas attrapé, il avait la haine sur moi, il a commencé à frapper. Ils étaient 10 – 15 policiers. Ils ont fermé les portières, ils ont commencé à rouler pour aller au poste. Et puis, dans la rue, ils se sont encore arrêtés, ils y avaient des patrouilles, ils sont descendus, ils ont ouvert les portières et ils ont commencé à taper, taper. » « Ils (les policiers) disent “vous êtes des p’tites merdes !”. C’est tout, ils nous taquinent. Ils parlent comme si… ils se la pètent. Ils aiment bien manquer de respect. C’est la police, ils aiment bien mettre des tartes ! Ils sont au commissariat, ils peuvent tout ».

Le 28 octobre 2021, alors qu’elles interpellent le conseil communal pour la sixième fois concernant le manque d’évaluation d’Uneus, les membres du Collectif des Madrés apprennent par le bourgmestre Charles Picqué que la brigade a tout simplement été dissoute mais que son évaluation, elle, aura toujours bien lieu. Un appel d’offre a été lancé par la commune pour un bureau d’étude. Latifa Elmcabeni s’est rendue sur le terrain pour discuter avec des jeunes concernés. « S’ils constatent effectivement que la violence a diminué ces derniers temps, ils alternent entre colère et découragement. Parce la problématique plus large des violences policières est mise sous le tapis. Nous nous sommes demandé ce que sont devenus les policiers qui étaient accusés de violences ? », résume Claudine Van O. Charles Picqué a répondu à cette question : le groupe a été disséminé au sein de la zone de police Midi, qui rassemble les communes bruxelloises de Saint-Gilles, Forest et Anderlecht. Le bourgmestre explique à BX1[5. S.R., « Sécurité : la brigade Uneus a été dissoute mais son évaluation est toujours attendue », BX1, 28 octobre 2021.] que la décision de cette dissolution a été prise « pour apaiser les esprits ». « [La brigade] a très bien fonctionné à certains égards, mais l’une des erreurs que nous avons relevée par exemple, c’est une tendance à parfois mêler police de proximité et service judiciaire, ce qui a pu générer des tensions. C’est un projet-pilote, qui a amené de bons résultats sur le plan de la lutte contre la criminalité mais qui a suscité, il est vrai, des plaintes, qui ont été transmises au parquet. Il se pourrait qu’il y ait eu parfois des maladresses verbales. Mais nous n’avons aucune preuve qu’il y ait eu des faits délictueux. Nous attendons les résultats de l’enquête judiciaire », estime encore le bourgmestre, interrogé par BX1.

Inquiétudes pour l’avenir

Pour le Collectif des Madrés, les inquiétudes demeurent. D’abord sur le cahier des charges de l’évaluation de la brigade : elles se demandent quelle sera la composition du comité de sélection et du comité d’accompagnement et si des citoyen·nes seront bien impliqué·es dans la réflexion. Les Madrés dénoncent plus largement « la politique sécuritaire » prise par la commune, qui n’est pas résolue par la seule dissolution d’Uneus. Elles font, par exemple, remarquer qu’alors que les secteurs de la santé et de l’aide sociale sont plus que jamais dans le besoin, le budget communal alloué en 2021 à la sécurité et à l’ordre public, dépasse les 20,5 millions d’euros[6.Budget 2021 de la commune de Saint-Gilles, https://urlz.fr/gS5e, p. 132, tableau récapitulatif.]. Les budgets sont déjà votés, et la commune a choisi de munir les policiers de bodycams. Les autorités communales ont expliqué que « la police n’a toujours pas compris que la bataille de la communication s’engage aussi sur les réseaux sociaux »[7.PV du Conseil communal de Saint-Gilles du 10 septembre 2020, p. 3, https://urlz.fr/gS5h.]. « Il est clair que les images enregistrées par une caméra déclenchée au bon vouloir de celui qui la porte et dont l’accès sera limité aux personnes assermentées, ne serviront pas à défendre les victimes de violences policières. Une “bataille de communication sur les réseaux” est entamée alors que l’urgence est à la lutte contre l’impunité des forces de l’ordre », écrivent-elles dans leur communiqué du 28 octobre 2021.

Une lutte à l’échelle européenne

Les violences policières existent dans d’autres communes et ne sont pas cantonnées à Saint-Gilles. Dans notre pays, des jeunes sont morts après avoir eu affaire avec la police : Adil, Ibrahima, Mehdi, Mawda ou encore Lamine. En 2020, les acteurs de terrain dénonçaient des violences policières contre des mineurs d’âge, dont la section jeunesse du Barreau de Bruxelles qui avait interpellé le parquet à ce sujet[8.L. Wauters, « Les acteurs de terrain dénoncent des violences policières contre des mineurs d’âge », Le Soir, 9 juillet 2020. ]. Le mouvement de protestation initié par les Madrés s’est quant à lui étendu et diversifié. Les militantes énumèrent d’autres types de violences dans leur communiqué publié le 28 octobre : « Nous nous souvenons de la pluie d’amendes administratives qui ciblaient majoritairement les personnes arabes, noires et les sans-abris. Nous nous souvenons des répercussions qu’ont subi des personnes impliquées dans des initiatives de solidarité durant la pandémie. Nous nous souvenons de ces jeunes filles tabassées par des policiers durant une marche féministe. Nous nous souvenons de ces deux enfants arrêtés pendant le confinement. L’un d’eux menotté en pleine rue. » Récemment, ce sont les tensions autour du parvis de Saint-Gilles, lieu de sortie abritant de nombreux bars et restaurants, qui ont été dénoncées par le Collectif. Des personnes, notamment sans-abri, s’y sont vues interdire l’accès. « Face à cette période de pandémie, plutôt que d’investir dans des politiques sociales durables, l’aide à la jeunesse, et les soins de santé, la commune mise sur la répression. Ce dispositif violent qui s’attaque aux plus précaires témoigne bien d’un système dysfonctionnel et discriminant », observe le Collectif qui est désormais devenu une référence sur la question des violences policières ; son travail s’étend à toute la région de Bruxelles et participe même à des réflexions et des actions à l’échelle européenne.

Si vous êtes victime ou témoin des violences policières, vous trouverez des informations et un site où déposer votre témoignage sur www.policewatch.be et sur https://obspol.be.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-ND 2.0 ; photographie de la rue de la Filature à Saint-Gilles, prise en août 2018 par Linda De Volder.)