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Voir Bologne et mourir

Le «processus de Bologne» est amené à bouleverser profondément l’enseignement supérieur. Ses objectifs, en bon jargon issu des nouvelles formes de gouvernance, se résument en trois mots : mobilité, compétitivité et employabilité.

Mobilité tout d’abord. Il s’agit, pour les promoteurs du processus, de créer un «espace européen ouvert de l’enseignement supérieur» dans lequel pourront se mouvoir étudiants, chercheurs et diplômés. Le maître mot sera donc la compatibilité des différents systèmes nationaux d’enseignement supérieur. Pour ce faire, il est proposé d’instaurer de manière générale un système de crédits permettant de transférer et d’accumuler des morceaux de formation. Ces crédits portent le doux nom d’ECTS pour european credits and transfert system que l’on a traduit en français par «unité de valeur». Par ailleurs il sera joint aux diplômes un «supplément» spécifiant précisément le cursus suivi par l’étudiant. Enfin, il est fortement souhaité d’harmoniser la durée des formations autour d’un modèle 3-5. Soit trois ans pour un premier cycle sanctionné par le titre de bachelier et deux ans pour le second sanctionné par le titre de maître. Compétitivité ensuite. Ce terme est particulièrement ambigu. Selon une première interprétation, cela consiste à accroître l’attractivité pour les étudiants, principalement non européens, de l’enseignement dispensé sur le Vieux continent face à la concurrence des universités d’Outre-Atlantique et donc d’attirer (ou de garder) en Europe les étudiants les plus brillants. Une seconde interprétation y voit la volonté de renforcer la compétition des institutions d’enseignement par une politique libérale de mise en concurrence des «fournisseurs» de formations. Des procédures d’évaluation de la qualité et d’accréditation des formations proposées sont par ailleurs encouragées afin de pousser les établissements vers des niveaux «d’excellence». Employabilité enfin. Ce néologisme s’inscrit dans un débat presque aussi vieux que l’enseignement lui-même sur les exigences de la société vis-à-vis de son système d’éducation. A travers ce terme se cristallise la volonté d’une rentabilité de l’investissement consenti par la société et par l’étudiant pour la poursuite d’études supérieures. Du point de vue de l’«employeur, qu’il soit privé ou public, cette rentabilité se mesure par l’adéquation entre les exigences du marché de l’emploi et les compétences et aptitudes, y compris comportementales, acquises par les jeunes au cours de leur scolarité. Pour reprendre les termes de la Table ronde des industriels européens, il s’agit de former « ce dont l’industrie et le business ont besoin : des entrepreneurs et non des robots» Education for Europeans, ERT, 1994, p.14. Ce discours est particulièrement valable pour l’enseignement supérieur. La recherche incessante de l’excellence et les partenariats entre universités et entreprises privées en matière de recherche comme d’enseignement sont censées donner un contenu opérationnel à ce discours. Du point de vue de l’étudiant, cette rentabilité est perçue comme le critère prépondérant du choix des études. Celle-ci pourrait se calculer, selon cet avatar un peu caricatural de la théorie du choix rationnel, en mettant en balance ce que la formation peut apporter en salaires ou positions sociales futurs et ce qu’elle coûte en investissement financier et en efforts consentis aujourd’hui. Dans cette perspective, il s’agit de maximiser la valorisation professionnelle des études. Cette double logique parfaitement compatible se retrouve dans le processus de Bologne. Celui-ci promeut par exemple des formations donnant accès au marché de l’emploi dès la fin du premier cycle de trois ans. Le cadre est ainsi posé. Voilà notre enseignement supérieur à la conquête de la mobilité, de la compétitivité et de l’employabilité. Mais qu’en penser ?

Un pas vers la marchandisation

Premièrement, le processus de Bologne, s’il ne remet pas explicitement en cause les systèmes publics d’enseignement supérieur.Voir à ce sujet .l’article de Jean-Marie Vanlathem, ci après , les menace malgré tout par l’atomisation du paysage institutionnel qu’il risque fort d’instaurer. En effet, les règles d’harmonisation sont d’ordre strictement formel et favorisent sans le dire l’émergence d’un marché de la formation. Le système de crédits ECTS est emblématique de cette évolution. L’instauration de cette nouvelle norme, sous couvert de compatibilité entre les systèmes d’enseignement, masque en effet un modèle de divergence et non de convergence entre les types d’enseignement. Aucune règle n’assure la normalisation et l’équivalence des crédits ECTS attribués à un cours ou à un module de cours. Une unité de valeur attribuée dans un établissement n’aura donc pas nécessairement la même valeur que l’unité attribuée dans un autre établissement. Cette valeur dépendra dès lors principalement de la réputation des différentes universités. Ce système ne favorisera donc pas une capitalisation de crédits de formation reconnus équivalents et ouvrant aux mêmes possibilités (tant en ce qui concerne l’enseignement que le marché de l’emploi). A l’inverse, il risque fort de déboucher sur des poches d’universités connectées entre elles (reconnaissant mutuellement la qualité et la compatibilité de leurs formations) mais étanches par rapport au reste du système éducatif. On assistera alors à la formation de pôles d’excellence à côté de pôles faibles mettant ainsi en péril le niveau général de l’enseignement supérieur et la liberté d’accès aux formations les mieux cotées. Au passage, constatons que la mobilité sera alors réservée à une minorité. Il y a là un premier risque de marchandisation dans le sens où, en l’absence de cadre et de missions clairement attribuées par l’autorité publique aux universités et aux institutions d’enseignement, la régulation pourrait très bien se faire suivant les règles du marché. Et il reviendra à chaque établissement ou autre fournisseur d’éducation de viser son public-cible. Deuxièmement, le processus de Bologne est une occasion parmi d’autres pour accroître la présence des milieux professionnels dans la définition et l’organisation de l’enseignement. L’exigence d’employabilité en est la matérialisation directe, soutenue par des Etats soucieux de diminuer la charge financière que représente l’organisation d’études supérieures, parfois longues. Et le mode de définition des critères qui prévaudront à l’évaluation et à l’accréditation des diplômes ainsi que la composition des organes habilités à cette fin pourraient fort bien en être les leviers. Il est évident que la tendance est dangereuse. Elle occulte toutes les autres missions d’éducation que l’enseignement, y compris supérieur, remplit en dehors de la formation professionnelle, que ce soient l’éveil à une citoyenneté responsable, la transmission et la vie de la culture d’une société ou tout simplement la quête proprement humaine de compréhension critique du monde dans lequel nous sommes plongés. Cette mise entre parenthèses de rôles pourtant essentiels de l’école et à plus fortes raisons de l’université permet de réduire à fort peu de chose la notion de service public de l’enseignement et de justifier l’immixion sur le «marché de l’enseignement» d’opérateurs commerciaux. Nous en arrivons ainsi à un deuxième risque de marchandisation dans un sens quelque peu différent du précédent. Il s’agir cette fois d’accepter comme unique critère d’évaluation de l’enseignement celui de son adéquation aux débouchés professionnels offerts par le marché de l’emploi. Cette logique des débouchés amène d’ailleurs très vite à limiter l’accès aux études en fonction des besoins du marché estimés par les professionnels en place. La place attribuée à la professionnalisation au cours des études est cepandant principalement une affaire d’arbitrages. En effet, les études doivent demeurer un droit à l’émancipation sociale et culturelle. De même, les missions des universités et des Hautes Ecoles dépassent de loin le seul cadre de la formation professionnelle. Mais on ne peut pour autant nier la présence forte au cours des études supérieures d’une préparation à l’intégration sur le marché du travail voire même de la répartition des positions sociales futures dans la société, quoi qu’en dise le mythe du self-made-man. C’est dès lors la manière dont se font ces arbitrages ou pour le dire autrement le fonctionnement des structures de pouvoir dans et autour de l’enseignement qui doivent retenir notre attention.

Déni de démocratie

Le processus de Bologne est à cet égard un exemple emblématique de ce que l’on appelle aujourd’hui la gouvernance. Le processus de Bologne se caractérise ainsi par un cadre légal extrêmement ténu. L’enseignement supérieur ne fait pas partie des compétences de l’Union européenne. L’harmonisation est donc pilotée par des accords passés entre Etats. Mais ce processus intergouvernemental s’est limité à la publication de quelques déclarations d’intention sans aucun effet obligatoire et à la constitution de groupes d’experts de préparation, d’évaluation et de suivi des épisodiques rencontres ministérielles. En fait, l’ensemble de l’application des réformes est laissé aux soins des acteurs eux-mêmes. En l’occurrence les Etats pris individuellement et les institutions d’enseignement supérieur elles-même sont amenés à suivre le mouvement des réformes sous peine d’être marginalisé dans un paysage européen harmonisé. C’est là un bel exemple de benchmarking. Ce phénomène consiste à imiter ou à anticiper ce que font d’autres acteurs dans un espace de compétition. Et du fait de l’uniformisation croissante de l’espace de jeu stratégique qui résulte des imitations mutuelles, la compétition se renforce indéfiniment. Ce mode d’exercice du pouvoir est remarquablement efficace. Mais (ou peut-être à cause de cela) il permet d’éluder totalement la discussion sur la légitimité des objectifs poursuivis et les moyens d’y parvenir. C’est par l’implication des acteurs de terrain qui auront mené à bien le processus de réformes que celui-ci sera justifié, après coup. Tout le monde aura en effet accepté d’y participer… Mais ni le choix des acteurs ayant voix au chapitre, rebaptisés aussitôt du terme flatteur de « société civile », ni les modalités des discussions décentralisées ne sont jamais mis en question. Et a fortiori pas les influences et les rapports de force qui président au déroulement d’un processus de décision non-formalisé. C’est ainsi qu’un secteur aussi fondamental dans la société que celui qui touche au savoir, à sa construction et à sa transmission échappe presque entièrement au contrôle du citoyen. Ce débat reste possible et des marges de manoeuvre existent grâce au cadre légal extrêmement vague du processus de Bologne. Mais le temps presse…