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Votons !

Les promoteurs de la fin du vote obligatoire avancent souvent l’argument de l’absence de liberté du citoyen. Mais le droit d’intervenir dans les affaires publiques, via le vote, n’est-elle pas une forme de liberté ? L’absence d’intérêt des citoyens pour les affaires publiques est un autre argument. Mais mettre à l’écart ceux qui se désintéresse de la politique est-il un objectif démocratique ?

Le vote est obligatoire en Belgique, mais les Belges sont de plus en plus nombreux à se dérober à leur devoir d’électeurs. Ils en avaient sans doute l’envie depuis longtemps, mais le mouvement s’amplifie à mesure que les Parquets renoncent à poursuivre les délinquants, et le font même savoir. Cela enclenche fatalement un cercle vicieux, qu’il n’est pas dans le rôle des Parquets d’enclencher : ce serait forcer la main au législateur. Car c’est là ce que certains proposent : supprimons l’obligation de vote. Au nom de la liberté, disent-ils, en citoyens individualistes qu’ils sont. Ce qui les situe à la droite de l’échiquier politique et fait soupçonner une arrière-pensée politicienne : ce sont en effet les petites gens, comme on dit, qui se désintéressent d’une politique dont ils ne maîtrisent ni les enjeux ni les jeux. Il en résulte une spéculation électorale, comme on voit aux États-Unis où aucun deS deux grands partis n’a généralement de programme d’assistance aux plus faibles : ils ne votent quand même pas… Le débat tourne autour de trois enjeux-clés : la liberté, la représentativité et la motivation. C’est surtout la dernière qui fait difficulté, mais ils sont tous ambigus.

Liberté

Est-il sain qu’un mandataire politique puisse dire : « Je suis un libéral, je suis donc attaché à la liberté », en la réduisant à une absence d’obligation ? Benjamin Constant distinguait la liberté « des Anciens », droit à intervenir dans les affaires publiques (une liberté pour) et la liberté « des Modernes », liberté de faire ce qui me semble bon. La liberté des Anciens : mon droit à la participation démocratique en est aussi ma responsabilité. Elle n’est pas seulement dans le fait d’aller « remplir mon devoir de citoyen », mais dans le choix que je fais d’attribuer ma voix à tel ou autre candidat ou parti. Tel qu’il est couramment allégué, l’argument de la liberté est donc fallacieux. Premièrement, parce qu’il s’agirait d’une simple liberté « négative », une simple latitude qui n’a en soi aucun contenu éthique ni donc politique. Deuxièmement, parce que nos libertés sont toutes soumises aux droits d’autrui et de la collectivité ; elles sont toutes encadrées et donc limitées par la loi au nom de l’intérêt général : dans le cas présent, l’enjeu est une vision correcte du paysage politique et des priorités des citoyens. Ce qui ne dépend pas de la motivation politique de l’électeur. Comme la liberté existe de voter blanc, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de permettre la démission citoyenne. On fera valoir qu’on peut « voter avec ses pieds », l’absentéisme serait à interpréter comme une contestation globale du régime en vigueur. L’infraction serait alors, en soi, politiquement significative et elle aurait valeur de protestation. Ce n’est pas toujours vrai, et il est souvent difficile d’interpréter le silence des électeurs. Le désintérêt ne devient clairement contestation que si le taux d’absence grossit d’élection en élection : cela révèle un malaise, qui doit préoccuper. C’est vrai aussi quand une abstention massive répond à un appel au boycott, mais cela ne s’est jamais passé chez nous et est d’une inefficacité politique totale : je n’ai le souvenir d’aucun boycott électoral dans le monde qui ait jamais empêché les élus d’occuper leur siège ou leur fonction. Sauf ces cas dramatiques, où le refus de voter prend l’allure d’une désobéissance civile et constitue dès lors un geste politique interprétable, la liberté de ne pas voter n’est pas une liberté responsable. Comme le vote populaire est censé révéler des préférences collectives, et non de délibérer sur une décision, il est responsable d’en assurer une expression collective.

Représentativité

Ce qui précède pose la question de la représentativité. Si beaucoup d’électeurs choisissent d’« aller à la pêche à la ligne », un sondage sérieux pourrait être jugé plus significatif que le vote secret… Est-il sain qu’on ait pu écrire que « le parti vainqueur des élections européennes est celui des abstentionnistes » ? L’expérience vécue dans des pays où l’obligation n’existe pas En Europe, l’obligation est de règle en Belgique, au Luxembourg, en Grèce, au Liechtenstein et dans quelques provinces d’États fédéraux. Elle prévaut dans un certain nombre d’autres pays : Australie, Argentine, Brésil, Costa Rica, Sri Lanka, Turquie. La liste montre assurément qu’il ne suffit pas d’un vote obligatoire pour obtenir une maturité politique….. montre les effets pervers d’une liberté réduite à une latitude sans responsabilité. Il n’est pas rare que, dans un face-à-face entre deux partis dominants, ou au deuxième tour d’une élection présidentielle, le vainqueur représente (un peu) plus de 50% des votes exprimés, mais seulement un tiers des citoyens disposant du droit de vote. Faute de savoir pour qui les absents auraient éventuellement voté, les spéculations sont ouvertes et l’autorité des élus est d’emblée hypothéquée. La représentativité des résultats électoraux est au contraire liée à l’obligation de voter, lorsque celle-ci soustrait les personnes, notamment impotentes, aux pressions de leur entourage. S’il y a obligation, les personnes peu valides pourront accepter sans gêne l’aide de leur entourage pour aller voter, ou résister aux pressions de cet entourage pour éluder la « corvée ». Notons que cela concerne aussi les votes par procuration ou par correspondance, dont l’usage devrait rester limité et réglementé. Lorsque l’usure du pouvoir diminue la popularité des élus, l’ambiguïté de leur majorité conduit les opposants, devenus plus nombreux, à en questionner la légitimité : si les élus ne le sont que d’une minorité de citoyens, peuvent-ils conserver le droit de gouverner contre une prétendue « majorité silencieuse », affirmée par une « minorité active » de citoyens ? Dans la négative, peut-on simplement renvoyer les absents (anonymes) d’un haussement d’épaules, parce « qu’ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes » ? Là où le vote est obligatoire, ses résultats peuvent raisonnablement être tenus pour représentatifs du corps électoral, même si la majorité révélée est étroite et ne peut donc se prétendre à elle seule significative de l’ensemble de la population.

Motivation

L’argument de motivation vise la responsabilité de l’électeur, et il est à double tranchant. Pour les avocats de la libéralisation, l’opinion qui compte est celle des citoyens qui en ont une. Ce qui omet le fait que le recours direct aux citoyens a son sens pour identifier des préférences, pas pour confronter (?) des opinions. Mais il est vrai qu’en laissant libre de voter ou non, on fait place aux citoyens conscients (ou qui croient l’être) et on évite de devoir compter les votes émis par des personnes indifférentes qui votent dans des conditions perverses : pour un parti parce qu’il a subi son matraquage ou sa démagogie ; par un conditionnement familial ou social ; pour un candidat parce qu’il le connaît un peu – et il suffit parfois qu’il l’ait rencontré ou qu’il lui ait serré la main… Ceci est un argument sérieux, mais il se heurte à deux objections. Première objection : l’argument repose sur une hypothèse implicite et douteuse, qui est qu’en cas de liberté de vote, les électeurs se seront mieux informés et pourront se montrer effectivement plus mûrs, plus critiques. Or, le coup d’œil le plus distrait sur ce qui se passe dans les pays où le vote est libre suffit hélas à nous ôter toute illusion, malgré l’absence des citoyens les moins citoyens… Deuxième objection, plus fondamentale : la bonne information et motivation des citoyens serait un argument crucial s’il s’agissait de faire prendre une décision. Il s’agirait alors d’un vote par référendum Je plaide contre le référendum, qu’il soit ou non obligatoire d’y participer, parce qu’il instaure une dictature de la majorité et n’est donc pas démocratique. Prôné lui aussi par les courants les plus individualistes, il fait fi des structures intermédiaires et des mouvements qui tissent la société, y compris les partis politiques qui négocient dans nos démocraties représentatives. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’exprimer son opinion mais de marquer ses préférences, et celles des analphabètes comptent autant que celles des politologues. Ces derniers sont seulement mieux informés – et c’est important ! Mais la réponse correcte, dans une démocratie qui se réfère au suffrage universel, est dans une amélioration de l’information plutôt que dans une mise à l’écart, même volontaire, de ceux qui « ne font pas de politique ». Le problème est clairement d’éducation. Les uns escomptent qu’en laissant le vote libre, on induira un effort des candidats et de leurs partis pour motiver les électeurs. Effort qui ne pourrait pas être limité à une efficace de marketing en campagne. Les autres disent qu’au contraire, le fait de devoir voter oblige, ou au moins incite, les électeurs les plus indifférents ou les plus sceptiques à s’informer si peu que ce soit, ce qui laisserait des traces au-delà des saisons électorales. Beaucoup craignent qu’à laisser aux gens la liberté de ne pas aller voter, on offre aux partis extrémistes la possibilité de faire le plein de leurs militants, très motivés ceux-ci, et de grossir indûment leur représentation. En revanche, un sondage récent suggère qu’en Flandre, le Vlaams Belang et la Liste Dedecker seraient les grands perdants d’une libéralisation, parce qu’ils se nourrissent des votes de protestation d’une masse d’électeurs qui s’absenteraient s’ils le pouvaient car ils ne partagent pas vraiment les positions de ces partis, pour lesquels ils votent surtout par dépit. Sans doute l’effet sur les partis extrémistes ne sera-t-il pas toujours ni partout le même, et il sera souvent peu prévisible – ce qui n’est pas loin de signifier qu’il serait irrationnel. Ne compterait-on pas plutôt sur l’éducation et l’information pour prévenir ces réactions peu réfléchies ? Et que les électeurs mécontents seraient incités à voter blanc ou nul plutôt que de mettre en selle des extrémistes ou des farfelus à la Jean-Pierre Van Rossem ?

Fermer le débat avant de l’ouvrir ?

Le vote obligatoire prévient des discriminations sociales dans l’électorat effectif et il n’em-pêche pas l’abstention, par bulletin blanc. Il assure que la majorité parlementaire correspond à la majorité de l’électorat. Il responsabilise tout le monde – oui, même les imbéciles, qui ont aussi le droit de faire valoir leurs préférences. (Pour ce que les autres montrent de discernement et de souci de l’intérêt général, d’ailleurs…) Ne parle-t-on pas aussi d’un devoir civique, d’un devoir de citoyen, dans les pays où le vote est facultatif ? Quel que soit le régime, notons-le, le résultat est décevant. Ni les pays où le vote est obligatoire, ni les autres ne constituent un ensemble repérable de sociétés politiquement mûres… Le régime électoral n’est qu’une brique parmi d’autres d’un édifice démocratique qui reste à construire. Mais dans l’état actuel de notre société, avec son individualisme et son mépris de la politique, les raisons de maintenir l’obligation de vote me semblent les plus fortes. Lever l’obligation serait une libéralisation de plus, comme c’est de mode, nourrie de calculs électoralistes et entachée d’idéologie : la mesure serait dite libérale, mais en prenant le mot pour la chose. Ce serait en fait un élitisme ou une résignation. S’il y a désinvestissement du politique dans la population, combattons-le et ne le favorisons pas. Et ne confondons pas une liberté juridique, simple latitude, avec une liberté morale ou civique, qui implique une prise de responsabilité à la mesure de sa liberté. Dès que cette distinction est prise en compte, les arguments en faveur d’un vote facultatif perdent de leur poids. Ne sortons donc pas de la démocratie et ne nous laissons pas dériver le suffrage universel vers un vote censitaire de fait… Ceci ne clôture pas la réflexion. Les arguments de part et d’autre méritent débat – mais un débat sérieux, pas les matchs de boxe médiatiques qui en tiennent lieu trop souvent. Pour qu’il soit possible, on demandera aux protagonistes responsables que sont les mandataires politiques de ne pas se coincer d’em-blée dans une position qu’ils n’ont pas encore eu le loisir de vraiment étayer, en confrontation avec d’autres. En attendant d’avoir rediscuté de tout cela, gardons nos lois et faisons donc payer l’amende légale aux absents : « la peur du gendarme » n’est assurément que le degré-zéro d’une éducation citoyenne, mais nous devrions nous interdire de contribuer officiellement à déprécier le devoir civique en ne poursuivant pas ceux qui l’esquivent.