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Wallonie-Bruxelles, une exception européenne

Aux élections de mai 2019, en Wallonie et à Bruxelles, les gauches sont devenues majoritaires. Dans un petit territoire situé au cœur de l’Europe, entre une Flandre, une France, des Pays-Bas et une Allemagne qui évoluent en sens inverse, ce résultat est exceptionnel.

Comment va l’Europe ? Le scrutin du 26 mai en donne une idée. Quelques grandes tendances se dégagent.

Le « centre d’équilibre », celui de la grande coalition des sociaux-démocrates et de l’aile « sociale » de la droite (Parti populaire européen), est en recul partout. Elle incarnait l’Europe triomphante du « capitalisme rhénan » supposé profiter à tout le monde. Depuis les années 1980, celui-ci s’est transformé en un néolibéralisme sapant ses propres fondamentaux et provoquant le désamour des peuples pour le projet européen. La social-démocratie a encaissé ce désamour de plein fouet, notamment en France, en Italie et en Allemagne.

Mais ce ne sont ni les écologistes, sauf dans de rares pays, ni les gauches alternatives qui ont profité de ce désamour. Celles-ci ne sont pas épargnées par la balkanisation du paysage politique. Ses composantes les plus originales (Podemos en Espagne, France insoumise dans l’Hexagone, où la gauche de gauche est un champ de ruines) sont en net recul, tandis que l’ancienne locomotive grecque Syriza – dont le leader Alexis Tsipras fut en 2014 la figure de proue de la gauche radicale pour les élections européennes – a été lourdement pénalisée en même temps qu’elle s’est largement discréditée aux yeux de ses propres camarades européens.

Non : le désamour pour une utopie européenne qui n’a pas tenu ses promesses a gonflé partout les voiles d’un populisme identitaire qui recrute désormais ses électeurs dans les couches populaires, d’est en ouest du continent. Le Vlaams Belang, le Rassemblement national en France, la Ligue italienne de Mateo Salvini triomphent, entraînant un peu partout dans leur sillage des formations encore minoritaires mais qui se sentent pousser des ailes en tirant le spectre de la vieille droite toujours plus vers la droite. Partout, sauf en Wallonie et à Bruxelles. Dans nos Régions, si le « centre d’équilibre » des formations traditionnelles sort fortement affaibli du scrutin, il ne s’est pas effondré, puisque le Parti socialiste, pourtant en net recul, reste premier parti et plus incontournable aujourd’hui qu’hier. Mais le plus remarquable, c’est que, ni en Wallonie ni à Bruxelles, ce recul ne profite à des formations relevant du populisme identitaire. Celles-ci restent inexistantes et ce sont deux partis nettement progressistes qui sortent vainqueurs des élections : Ecolo, parti écologiste que la plupart des commentateurs classent à gauche, même s’il a lui-même des pudeurs à s’y situer, et le PTB, variante locale de la gauche radicale, un parti qui s’assume marxiste et communiste, des qualificatifs qui sonnent aujourd’hui un peu rétro. Comme les progrès de ces deux formations dépassent sensiblement le recul socialiste, le résultat est que, en Wallonie et à Bruxelles, les gauches sont devenues majoritaires.

Dans un petit territoire situé au cœur de l’Europe, entre une Flandre, une France, des Pays-Bas et une Allemagne qui évoluent en sens inverse, ce résultat est exceptionnel.

On peut l’attribuer à deux traits singuliers qui n’existent nulle part ailleurs. Le premier : l’absence, en Wallonie comme à Bruxelles, de toute possibilité de nationalisme identitaire. Le sentiment identitaire bruxellois est bien réel, mais il est d’emblée cosmopolite et multiculturel. Cette ville, d’abord composée de migrants de l’intérieur venus de Flandre ou de Wallonie, doit désormais son dynamisme démocratique aux migrations internationales. Ici, on sait qu’on n’a pas de passé commun, mais qu’on partage le présent et, si tout va bien, l’avenir. Deux chiffres : 56% des Bruxellois ne sont pas nés belges, et 52 % des enfants qui fréquentent l’enseignement public y suivent un cours de religion musulmane. En Wallonie, le sentiment wallon, qui transcende difficilement les identités sous-régionales, n’a été formulé qu’au XIXe siècle avec l’émergence d’une classe ouvrière qui allait incorporer après la Libération des vagues de travailleurs italiens, polonais, espagnols.
Or, tout populisme identitaire doit pouvoir s’enraciner dans un récit historique où une identité collective fantasmée peut se construire contre d’autres. Impossible chez nous.

Le second trait renvoie à la réalité, trop mal perçue, de la social-démocratie. Celle-ci n’est pas d’abord une variante modérée du socialisme – au sens où un François Hollande pouvait de déclarer « social-démocrate » à contresens. La social-démocratie est une manière d’organiser la société à travers de multiples structures collectives qui tissent du lien social et accompagnent les individus de la naissance à la mort. En social-démocratie, le parti politique n’est que le couronnement de tout un échafaudage qui intègre des mouvements de jeunes et d’aînés, des mutuelles et des assurances coopératives, des réseaux scolaires et d’hôpitaux, des troupes de théâtre et des clubs sportifs… En outre, en Belgique, il n’y a pas une social-démocratie, mais deux. En effet, pour contenir le développement du mouvement ouvrier socialiste, l’Église catholique a encouragé la création d’un mouvement ouvrier chrétien sur le même modèle capillaire. Petit à petit, ce mouvement ouvrier chrétien s’est émancipé de ses tuteurs pour épouser les intérêts de classe de son public. Contrairement à la plupart des autres pays d’Europe du nord à forte tradition social-démocrate, la Belgique compte ainsi deux syndicats de masse de force équivalente, l’un d’obédience socialiste, l’autre nominalement chrétien, celui-ci étant nettement dominant en Flandre où un parti démocrate-chrétien a été longuement hégémonique. Ce système a été particulièrement performant pendant les Trente Glorieuses où il a su amortir le choc des tensions sociales.

À partir des années 1980, du fait de la crise économique et de la rupture de l’équilibre des forces sociales qu’elle a entraîné, les divers gouvernements sous hégémonie néolibérale ont pu s’attaquer aux corps intermédiaires pour réduire leur influence. Ça a bien marché… en Flandre, car ces attaques se sont alors conjuguées avec la rapide déconfessionnalisation d’une des populations les plus catholiques d’Europe
occidentale. Le remplacement du CD&V par la N-VA comme parti dominant témoigne de ce basculement.
Du côté wallon, les structures issues du mouvement ouvrier, socialiste ou « chrétien », même affaiblies, ont résisté.

Même en colère, les travailleurs wallons ne sont pas désaffiliés, contrairement aux travailleurs flamands.
Les gilets jaunes locaux ne se sentent pas abandonnés face à un État qui les déçoit. En l’absence d’une offre populiste d’extrême droite, le PTB a parfaitement su profiter de sa bonne insertion dans les mouvements sociaux et du fait qu’il était le seul vote antisystème disponible.

Ainsi, on peut affirmer que c’est l’exceptionnelle vigueur de la société civile et de sa tradition d’éducation permanente en milieu populaire qui a empêché que des « passions tristes » ne canalisent les colères et les rancœurs vers les boucs émissaires habituels.

Qu’en conclure ? Que cette société civile est un trésor démocratique dont on mesure aujourd’hui la richesse. Que ce middenveld (champ intermédiaire) est l’interface indispensable qui fait tenir l’édifice de la société entre une sphère politique entrée en sénescence et une masse de « citoyens » lambda sans
conscience collective.
Ce trésor est aujourd’hui menacé. Mais sans lui, il n’y a pas de gauche qui tienne.