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Bruxelles fracturée. Quand les déclassés filment les beaux quartiers

Ils et elles se prénomment Aayoub, Benoit-André, Charles, Daniel, Ghizlane, Isabelle, Jonathan, Liévin, Martin, Mohamed, Roberto et Yldiss. Ils et elles sont des Immenses du « Syndicat des Immenses » ou leurs compagnes et compagnons de route. Ils et elles ont réalisé un film sur Bruxelles, qui ne ressemble à aucun autre. Cela s’appelle Escapades chez les Escapés, ça met des mots sur des maux, sur les cloisonnements de la ville et les processus d’exclusion.

Mais qu’est-ce qu’un Immense ? Un Immense est un « Individu dans une merde matérielle énorme mais non sans exigences ». Par définition, il est nettement distinct de l’Escapé qui, lui, est un « individu enclos dans le système mais capable aisément et périodiquement de s’en échapper ». En clair, un Immense est une personne sans-chez-soi, sans logement stable et sûr, et trop souvent dans la rue. Un Escapé est quant à lui une personne qui s’en sort et aura toujours la possibilité de trouver une porte de sortie aux situations difficiles.

Être un Immense, c’est tout un travail, cela prend du temps, beaucoup de temps. Celui de trouver où dormir, où manger, où se réchauffer, où se laver… et de recommencer, parfois tous les jours. Être un Immense demande beaucoup d’énergie, notamment pour se « caméléoner », c’est-à-dire consentir de grands efforts juste pour passer inaperçu. Mais être un Immense cela peut aussi signifier se retrouver avec d’autres pour réinventer la langue française, afin qu’elle dise mieux les réalités vécues1. Cela peut conduire à réaliser un film sur les inégalités sociales et la crise du logement à Bruxelles, une crise qui ne concerne d’ailleurs pas que les Immenses. En effet, face à la pénurie de logements abordables et salubres à Bruxelles, de nouvelles catégories sociales sont aujourd’hui touchées par la difficulté de trouver et de garder un toit. Elles aussi se sentent menacées. Sont-elles à deux doigts de devenir Immenses ? C’est l’une des questions qui traverse le film.

C’est comment chez les riches ?

S’appuyant sur les cartes des inégalités de santé à Bruxelles produites par le journal Médor en 2022, ils et elles sont ainsi parties ensemble, caméra à l’épaule et micro à la main, pour enquêter dans les beaux quartiers de l’Est de Bruxelles, chez les riches Escapés. Ce faisant, ils et elles interrogent, depuis le beau côté, la fabrique d’une ville qui ne leur fait pas de place. Dans leur camionnette rouge, en tram ou à pied, ils et elles sillonnent les rues et se laissent aller aux réflexions personnelles, poétiques, politiques, sur ce qui différencie le parcours d’un Immense de celui d’un Escapé. Peut-on vraiment passer d’une catégorie à l’autre ? Dans les deux sens ? Et si l’on est femme, et virée du jour au lendemain de la dépendance d’un mari, et si l’on est étranger sans papiers, et si l’on est un vieux de la « classe moyenne » ? Est-ce qu’on est heureux quand on est un Escapé, quand on est riche ? Plus heureux que quand on est un Immense ? Ca se discute… et les réponses données dans le film ne sont pas toujours celles attendues ; elles nous surprennent, elles nous décalent et c’est tant mieux.

À Woluwe-Saint-Pierre, le film questionne le devenir du terrain dit des Dames blanches, 10 ha à bâtir situés en bordure de Forêt de Soignes, depuis longtemps promis à la construction de logements sociaux, mais contre lesquels les autorités locales ont réussi à faire blocage. Cherchant à comprendre les raisons de ce blocage, alors qu’il y a 55 000 ménages inscrits sur les listes d’attente pour un logement social, des compagnons des Immenses interviewent le bourgmestre de la commune. Sans sourciller, celui-ci leur sert, droit dans les yeux, la mixité sociale comme seule alternative au « ghetto » et la théorie du ruissellement comme garante de la redistribution des richesses, des classes aisées vers toute la société. Sur les 1000 logements sociaux prévus, ils n’en restera donc que 120.

Voir la ville autrement

À Watermael-Boitsfort, ils et elles s’intéressent au terrain de golf, qui a pris place sur l’ancien hippodrome, au cœur des beaux quartiers, ici aussi en bordure de la forêt. Ils y apprennent de la bouche d’un des administrateurs, que certains riverains, au nom de la quiétude, s’opposent à l’aménagement plus poussé du site. La quiétude, un bien à haute valeur ajoutée ! Ce n’est pas les Immenses, à la rue et chahuté·es, qui les contrediront. Car au bord du même golf, d’autres riverains sans-chez-soi, probablement inconnus de ceux et celles qui fréquentent les lieux, cherchent la quiétude. Ils y vivent, mais passent inaperçus, comme Martin qui chaque nuit loge sous la tente, sous les arbres et les oiseaux de la forêt. Invisibles ici, les Immenses sont pourtant rapidement repéré·es, quand elles et ils partent à l’aventure dans les beaux quartiers : la police est vite appelée car souvent, instantanément, les Immenses attirent la méfiance des Escapés.

Partout dans la ville, ils et elles ont le regard fin et aiguisé. À l’avenue de la Toison d’Or, ils et elles observent le jeu des subtiles différences qui, d’une rive à l’autre de l’artère, performe les distinctions sociales, tandis qu’à Tour et Taxis, ils et elles ne restent pas dupes face aux grands jeux urbanistiques, qui mangent l’espace des pauvres pour le donner aux riches.

Ce joli film n’est pas une leçon de morale, ni un outil pédagogique militant. Il fait voir la ville à travers les yeux de celles et ceux qu’on n’entend que trop rarement. Dans une ville qui exclut chaque jour des personnes et des familles d’un droit élémentaire – le logement –, il rappelle en filigrane que « le sans-chez-soirisme est un crime contre l’humanité »2.

Escapades chez les Escapés (72’, 2023) sera projeté en avant-première au Cinéma Aventure le 27 novembre 2023 et sera suivi d’un débat animé par le Centre Vidéo de Bruxelles et Politique.