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ChatGPT. Des journalistes remplacés par la machine (2/6)

(Steve johnson – Unsplash)
(Steve johnson – Unsplash)

La quatrième révolution industrielle est en cours. Celle de l’intelligence artificielle. Comme pour les précédentes, certains emplois disparaîtront, d’autres se transformeront, et d’autres apparaîtront. Jusqu’il y a peu, le secteur de l’information était resté préservé, mais les craintes exprimées par les professionnels sont devenues une réalité.

La puissance de calcul et la rapidité des IA génératives impressionnent, au point que l’on dit d’elles qu’elles finiront pas remplacer le travail humain, y compris dans ses tâches les plus créatives, dès lors qu’elles sont capables de produire du texte, des images, des vidéos et même de la musique. Surtout, elles rendent accessibles des tâches qui supposaient auparavant la connaissance d’un langage de programmation. Pour autant, peut-on estimer qu’il s’agisse de contenus de qualité ? N’oublions pas que les IA génératives sont d’abord des perroquets statistiques et probabilistes. À ce titre, elles ne peuvent être considérées comme créatives, toujours au sens « humain » du terme, dès lors qu’un processus de création se rapporte à un processus cognitif complexe que même la neuroscience peine encore à décrire. Et pourtant, elles ont réussi à tromper les membres du jury d’un prestigieux prix de presse photo ou encore celui d’un concours de peinture dans l’état du Colorado.

Les deux principaux avantages des IA génératives sont ceux de leur faible coût et de leur rapidité de production. Dans une logique de marché où la maximisation des profits dépend aussi de celle de la minimisation des dépenses, elles sont donc particulièrement tentantes, et tant pis si la qualité n’est pas au rendez-vous. Aux États-Unis, les journalistes du site d’information spécialisé en technologies numériques, CNET, se sont organisés en guilde face à la menace ChatGPT, qui avait été utilisé pour rédiger des articles sans que la rédaction en ait été informée.

Quantité ne veut pas dire qualité, mais qu’importe pour les médias du buzz dont les revenus sont directement proportionnels à leurs résultats dans la course au clic.

Toujours aux États-Unis, Buzzfeed a licencié 180 journalistes pour les remplacer par le chatbot. Gizmodo, un site dédié aux informations technologiques qui compte également trois éditions en Europe (Italie, France et Allemagne), a licencié l’ensemble de sa rédaction hispanophone pour la remplacer par un système de traduction automatique. En Allemagne, le tabloïd Bild a annoncé son intention de remplacer des dizaines de journalistes par une technologie générative. Pour Axel Springer, CEO du groupe de presse du même nom, il ne fait aucun doute que l’avenir du journalisme passera par des systèmes de type ChatGPT.

Quantité ne veut pas dire qualité, mais qu’importe pour les médias du buzz dont les revenus sont directement proportionnels à leurs résultats dans la course au clic. Jusqu’à l’arrivée de l’IA générative, les discours à propos du remplacement de journalistes par des programmes informatiques relevaient d’une angoisse professionnelle bien compréhensible dans le contexte d’une quatrième révolution industrielle. Éditeurs et acteurs du secteur des technologies de génération de contenus clamaient à qui mieux mieux qu’il fallait s’affranchir de toute vision dystopique, et que les avancées numériques permettaient d’améliorer les processus journalistiques, de libérer les journalistes de tâches répétitives et chronophages, et de développer des produits de niche. En termes de bénéfices, c’est un avenir radieux qui s’annonçait (enfin) pour un secteur à la santé économique fragile.

Les faits prouvent que ce type de discours est désormais à prendre avec des pincettes. Dans le même temps, il convient aussi de reconnaître les nombreux bénéfices de l’intelligence artificielle dans les processus informationnels : traduction audio ou transcription automatique de textes, génération de résumés ou de titres, gestion des publications sur les réseaux sociaux, ou encore analyse de grands ensembles de données pour soutenir un travail d’investigation. Ici, on ne parle pas de substitution, mais bien d’augmentation.

Encadrer des usages responsables

L’utilisation de technologies de l’intelligence artificielle n’est pas neuve dans les rédactions, mais les IA génératives et les questions éthiques qu’elles soulèvent – de l’opacité des systèmes aux biais dans les données de formation en passant par la la production de contenus inventés de toutes pièces (lire le quatrième article de cette série) – nécessitent de baliser clairement des usages responsables. En France, plusieurs médias d’information (dont Le Figaro) ont également provoqué la polémique en utilisant une image générée par un système d’IA pour illustrer un article. La question éthique est donc aussi celle de se passer de professionnels spécialisés.

Face à la relative inertie des instances d’autorégulation en Europe, une vingtaine de rédactions et groupe de presse européens – parmi lesquels El Pais en Espagne, ANP et De Volkskrant aux Pays-Bas, l’agence DPA en Allemagne, ou encore The Guardian au Royaume-Uni – ont décidé de formuler leurs règles de bonnes pratiques. Leur point commun : leur insistance sur la nécessité de validation et de contrôle humains. La transparence est un autre fil rouge de l’ensemble de ces textes, considérant qu’il s’agit également d’une question de confiance envers les audiences, à une époque où celles-ci s’érodent graduellement. À ce propos, les données du dernier rapport du Reuters Institute à l’Université d’Oxford démontrent l’urgence à (ré)agir : en Belgique, seulement 44% des personnes feraient encore confiance aux médias d’information.

En Europe, on compte seulement deux instances d’autorégulation professionnelles à avoir publié des recommandations (période pré-ChatGPT) et deux à avoir adapté leur code de déontologie (en Flandre et au Royaume-Uni). En la matière – tout comme en matière de données et de développements numériques – la Belgique francophone est encore et toujours à la traîne, contrairement à la Flandre qui a décidé de réguler en promouvant également le concept de transparence. Pour Colin Porlezza, chercheur à l’Université de Lugano (Suisse), il y a danger à ne pas prendre position : « Si les autorégulateurs ne réglementent pas, d’autres institutions le feront, avec le risque que les organes de presse soient contraints de prendre des décisions sur la base de cadres réglementaires qui ne sont pas destinés en premier lieu au journalisme ».

Le travailleur humain obsolète ?

Le secteur des médias d’information n’est pas le seul concerné par les conséquences des IA génératives tant sur l’organisation du travail que sur celui du volume (humain) de l’emploi. Selon un rapport publié par Goldman & Sachs au printemps 2023, pas moins de 300 millions d’emplois sont menacés rien que par les technologies génératives : journalistes, programmeurs informatiques, graphistes, assistants juridiques, analystes, traders ou comptables, tous sacrifiés sur l’autel de la productivité ?

Pour Aída Ponce Del Castillo, chercheuse à l’ European Trade Union Institute (ETUI), les IA génératives changent la donne, dès lors qu’elles prennent en charge un travail créatif en apprenant de leur expérience. De plus, « avec l’IA générative, des millions de travailleurs risquent de tomber dans la précarité », alerte-t-elle. Le danger est également celui de « décomposer » le travail en un ensemble de petites tâches pouvant être automatisées. « De nombreux emplois risquent d’être dépouillés de ce qui les rend dignes », souligne la chercheuse.


Des questions politiques et philosophiques essentielles se posent en filigrane du développement des IA génératives, et elles concernent aussi notre relation au travail.

Les scénaristes et acteurs sont également dans le collimateur d’un remplacement par le « tout génératif ». À Hollywood, c’est une grève historique qu’ils ont engagée par crainte de se faire remplacer par des systèmes moins coûteux, qui ne tomberont jamais malades (quoique, les pannes, cela existe) et qui, surtout, ne remettront jamais en question leurs conditions de travail.

Si l’humain ne se trouve plus au centre des processus de production, qu’ils soient manuels ou intellectuels, quel avenir pour une économie de marché fondée sur des échanges moyennant monnaie sonnante et trébuchante ? Faudrait-il introduire un revenu universel garanti pour éviter un effondrement du système? Ou initier un grand chantier pour passer à un autre modèle d’organisation de la société ? Des questions politiques et philosophiques essentielles se posent en filigrane du développement des IA génératives, et elles concernent aussi notre relation au travail. S’agit-il d’une aliénation ou, au contraire, d’une libération ? Le travail est un grand impensé de nos sociétés, affirmait le philosophe Pascal Chabot , et c’est peut-être par ce vaste chantier qu’il faudrait déjà commencer.

L’obsolescence de l’homme, c’est aussi le questionnement des relations humaines dans un monde social. Il y a près de 70 ans, le philosophe allemand Ghünter Anders écrivait : « Même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos copains portatifs » (G. Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, 1956). Anders dénonçait alors cette atomisation de la société qui caractérise si bien nos sociétés contemporaines, dès lors que la technologie nous connecte autant qu’elle nous déconnecte.