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Confédéralisme ?

C’est un pays doublé de régions transitoires
Je dirais même plus que ce sont deux pays
Tombés par accident dans un trou de l’histoire…
Le pays petit, Claude Semal (Les convoyeurs attendent, 33T, 1982)

La bizarrerie de ce pays, la Belgique, nous explose à la figure lors d’épisodes de plus en plus rapprochés. Un pays artificiel ? Pas complètement. Le trou de l’histoire qu’évoque Claude Semal est creusé depuis plus de deux mille ans. Les tribus de la « Gaule belgique » – puisqu’à l’origine, le nom de ce futur pays est un adjectif – parlent probablement toutes un sabir celtique. Mais celles du sud seront romanisées par effet de proximité avec la France. Tout ce paquet retrouvera un semblant d’unité au XVe siècle sous les dominations bourguignonne, espagnole puis autrichienne. La Révolution française y incorporera la Principauté de Liège. La fusion forcée avec les Pays-Bas lors du Congrès de Vienne (1815) déboucha sur l’indépendance belge en 1830. La Belgique naîtra au début de la vague romantique de ce XIXe siècle où tant de peuples européens dominés ou divisés accèdent à la conscience nationale et aspirent à se constituer en États souverains.

Dans les nouvelles nations en formation, les mouvements nationaux étaient souvent portés par une intelligentsia étroitement connectée avec les aspirations populaires. Mais en Belgique ? 1830 ne mobilisa pas les foules. L’aspiration à l’indépendance belge, qui pouvait s’appuyer sur quelques siècles d’unité administrative, ne fut vraiment désirée que par une minorité qu’on peut qualifier de réactionnaire. Ce qui la soudait : la foi catholique et l’usage du français. La première la rendait légitime au nord, le second au sud.

Depuis ce temps-là, la Belgique est devenue un cas d’école de ce qu’on appelle, dans le jargon marxiste, le « développement inégal et combiné ». Deux protagonistes principaux ont émergé de part et d’autre d’une frontière linguistique qui s’est figée. Alternativement, tous deux ont joué le rôle de locomotive économique et sociale entraînant l’autre dans son sillage. Rationnellement, l’alliance fut sans doute profitable. Dans tous les pays, le leadership se déplace d’une région à l’autre. Ainsi, du point de vue de la gauche et du mouvement ouvrier flamand, le socialisme wallon fut longtemps un point d’appui bienvenu. Pas question d’un repli sur la Flandre au nom d’un « canon flamand », comme dirait aujourd’hui Bart De Wever.

Mais le développement des consciences nationales n’a rien de rationnel. Entre l’universalisme abstrait des citoyens du monde et les solidarités chaudes du cercle familial élargi, les êtres humains semblent avoir besoin d’un puissant « nous » intermédiaire qui leur permet d’apaiser leurs angoisses, d’éprouver des émotions collectives et de communier ensemble : le peuple. Celui-ci est soudé par une « culture » dont la langue est le véhicule. Dans la Belgique aristocratique, ce fut le français, au nord comme au sud. Mais cette époque est bien révolue. La longue domination culturelle francophone a nourri le mépris de la culture dominée qui prend aujourd’hui sa revanche. Désormais, quand des universitaires flamands et francophones montent un projet ensemble, ils se parlent anglais.

Au fil de l’histoire, il y eut des moments où un des deux principaux protagonistes eut le sentiment de ne plus trouver son compte dans le « développement inégal et combiné » de la Belgique, tandis que l’autre composante s’y accrochait. Dans l’après-guerre, la Flandre était majoritairement belgicaine, catholique et royaliste, tandis qu’en Wallonie, bastion d’un syndicalisme de combat, on avait le sentiment que cette Belgique empêchait d’avancer vers les profondes « réformes de structure » à laquelle une majorité de la population aspirait. L’échec de la grande grève de 60-61 déboucha sur l’exigence du fédéralisme porté par la gauche wallonne.

Puis tout bascula. La crise économique frappa durement la vieille industrie wallonne – le charbon, puis l’acier – et, à la suite du choc pétrolier de 1974, la récession mondiale mit en évidence le nouveau leadership économique de la Flandre. Une Wallonie plus autonome n’aurait plus été en mesure de financer une initiative industrielle publique ainsi que des politiques sociales généreuses. L’idée fédéraliste – dans le sens de cette époque – reflua et la gauche francophone commença à manifester un attachement à la Belgique et à la monarchie qu’on ne lui avait jamais connu. Du côté flamand, ce fut l’inverse. L’idée que la Wallonie était devenue un boulet empêchant la Flandre de goûter aux fruits de son nouveau dynamisme s’imposa. Il fallait mettre fin à cette Belgique, devenue entre-temps fédérale : par le confédéralisme.

La primauté politique conquise par la N-VA suggère que cette option l’a emporté dans l’opinion publique flamande contre l’ancienne option incarnée par le CVP/CD&V, pour qui la Flandre peut conserver la Belgique à condition de la faire tourner à son profit. Le résultat des dernières élections a confirmé son argument majeur : avec cette Flandre toujours plus à droite et cette Wallonie toujours plus à gauche, la Belgique rassemblerait bien deux démocraties qui sont obligées de trouver de mauvais compromis pour faire tourner l’État fédéral. Celui-ci est bien dans l’impasse[1.Voir C. Sägesser, « “Négociations fédérales” : ceci est
bien une crise », p. 77 dans ce numéro.]. Si un gouvernement à base PS-N-VA se constitue, le PS se fera défoncer en Wallonie et à Bruxelles par le PTB et Ecolo. Si un gouvernement sans la N-VA se constitue, les partis flamands qui y siègeraient subiront les foudres de la N-VA et du Belang qui, à deux, sont à un souffle de disposer d’une majorité en Flandre. Et si on retourne aux urnes, il est probable que les tendances actuelles en sortiront renforcées.

Deux démocraties[2.Enfin, plutôt quatre, pour être complet. Mais là on suit le raisonnement de De Wever.] ? Sans doute, si on considère, comme De Wever, que la nation ethnique est le sujet indépassable de la démocratie. Bien entendu, ce n’est pas notre point de vue. Les plus belles traditions du socialisme et de l’écologie politique sont internationalistes. Nous tirons de là notre adhésion au projet européen comme dépassement des nationalismes. Les espaces de la solidarité doivent s’élargir, la sécurité sociale devenir continentale en se rêvant mondiale, et sûrement pas se fractionner toujours plus. Malheureusement, l’obsession ethnique gagne du terrain partout en Europe. Les migrants et leurs descendants en savent quelque chose…
Ni les socialistes, ni les écologistes, ni le PTB[3.Voir M. Jacquemain, « PTB en Wallonie : la règle ou le siècle », p. 89 dans ce numéro.], ni les organisations syndicales et de la société civile ne sortent indemnes de cette réalité centrifuge. Il leur faudra – il nous faudra – réussir à mieux apprivoiser l’inévitable « développement inégal et combiné » en profitant de toutes les possibilités d’avancées, comme l’occasion en a été ratée en Wallonie, et en les combinant avec le maintien d’une solidarité et d’une coordination maximales dans l’espace fédéral.

Sur le même sujet, relire l’analyse (2014) de Caroline Van Wynsberghe : Vous avez dit confédéralisme ?