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« Consentir n’est pas désirer »

(Odile Brée)
(Odile Brée)
Après #metoo et la mise en avant des problématiques du harcèlement sexuel et du viol, de nombreuses voix se sont élevées pour parler du consentement comme solution pour protéger les femmes. Il nous suffirait donc simplement de consentir… Mais consentir à quoi ? Et comment ? Haro sur cette notion qui peut se retourner contre les femmes.

Cet article a paru dans le n°109 de Politique (septembre 2019). Nous le republions ce 8 mars 2023 à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

Quelles conclusions tirez-vous, deux ans plus tard, de l’influence de #metoo sur le sort des femmes victimes de violence ou de harcèlement ?

VALÉRIE LOOTVOET : En Belgique, seules deux affaires sont sorties : celle du théâtre des Tanneurs[1. En décembre 2017, la direction de ce théâtre bruxellois se sépare de son directeur, David Strosberg, pour cause de harcèlement (pendant plusieurs années), principalement sur quatre femmes actives dans le théâtre (NDLR).] et celle de la VRT. La première ne sort que grâce au bon vouloir d’une journaliste et après un temps assez long, puisqu’il a quand même fallu un texte collectif de femmes et d’hommes du monde du théâtre. Je doute que ce soit le seul cas de violences sexuelles dans le milieu artistique. Les réactions à la seconde affaire[2. En novembre 2017, le contrat entre la VRT et Bart de Pauw, célèbre réalisateur et présentateur de télévision en Flandre, est rompu par la chaîne publique à la suite de plusieurs accusations de harcèlement émanant de collaboratrices de la chaîne (NDLR)] furent très bonnes, bien meilleures que de l’autre côté de la frontière linguistique. Ceci montre donc deux types de réactions intéressantes en termes d’appréhension institutionnelle de ce genre de fait. Mais ne nous leurrons pas : #metoo, je ne suis pas sûre que cela ait changé quoi que ce soit dans les tribunaux, et je ne pense pas non plus que cela ait changé les hommes que nous connaissons.

Nous pouvons dénoncer des hommes que nous connaissons peu, mais nous sommes moins enclines à dénoncer nos pères, nos frères, nos amis, parfois même – malheureusement – nos fils. On a tendance à continuer à les défendre. Je dis ça parce que nous connaissons, dans les milieux féministes, un nombre d’affaires « en sous-marin » qui existent et qui ne sont pas encore sorties. Je pense donc que ces deux affaires-ci sont les poussières au-dessus du tapis et que les autres sont glissées en dessous.

En dehors de la Belgique, on a vu des choses très diverses, dans des milieux très différents aussi. S’il y a eu des affaires dans de nombreux pays et dans tous les milieux professionnels, à chaque fois, une particularité revient systématiquement : celle de toucher le corps des femmes. C’est un phénomène massif et transversal dans une société dans laquelle les hommes sollicitent en permanence les faveurs sexuelles des femmes. Les femmes ne sont jamais tranquilles, où qu’elles soient, ni chez elles, ni dans le milieu professionnel, ni dans la rue, ni avec des hommes inconnus, ni avec des hommes connus. Aucun homme n’est susceptible de les laisser tranquilles. C’est une situation intolérable, qui doit être renvoyée aux hommes, et cela ne pourra se faire que par des collectifs de femmes et par l’institution juridique. La prise en compte par des collectifs de femmes, elle est maintenant faite. Comment les institutions juridiques vont-elles appuyer cela ? C’est encore la grande inconnue. Il faut aussi se rendre compte qu’on est rarement seule : l’agresseur a souvent fait d’autres victimes. Comment mettre ces victimes en lien ? C’est une vraie question.

Comment définiriez-vous le rôle de #metoo ?

VALÉRIE LOOTVOET : Pour moi, ce n’est pas une libération de la parole. À l’intérieur des milieux féministes, nous avons l’habitude d’entendre ces histoires. Nous avons aussi l’habitude de voir la cloche qui étouffe tout ça. Depuis #metoo, on a l’impression que la cloche est un peu moins solide, mais elle reste bien présente. Quand ils sont mis en cause, les agresseurs ont recours à quantité d’instruments pour se protéger. Je pense notamment à l’affaire Baupin[3. En mai 2016, 8 élues et collaboratrices d’Europe Écologie-Les Verts accusent le député Denis Baupin de harcèlement et d’agressions sexuelles. Les faits (dont certains relevaient du Code pénal) sont corroborés par la justice, qui classe néanmoins l’affaire sans suite pour cause de prescription. Mais l’élu contre-attaque et assigne ses accusatrices pour diffamation. Il est débouté en 2019 et ses accusatrices relaxées. Denis Baupin a été député (2012-2017) et adjoint au maire de Paris (2001-2014) (NDLR).], en France, où l’agresseur a poursuivi en diffamation les femmes qui l’ont accusé. On connaît d’autres cas, dans beaucoup de domaines, y compris des cas d’inceste concernant des enfants, où les mères sont accusées de diffamer les auteurs. Le mouvement #metoo a concerné les femmes, mais il reste l’enjeu des enfants, qui sont nombreux et nombreuses à être agressé∙e∙s sexuellement. Les enfants, plus encore que les femmes, appartiennent à la famille. De nombreux cas de violences sexuelles sur les femmes ont lieu quand elles sont mineures. Il ne faudrait pas ne s’y intéresser qu’à partir de 18 ans.

Par contre, quand il est dit que #metoo serait une quatrième vague du féminisme[4. Les trois vagues sont une manière courante de parler de l’histoire du féminisme et des différentes revendications qui se sont succédé. La première vague concernait les droits juridiques, tels que le droit de vote. La deuxième s’intéressait aux droits sexuels et reproductifs (IVG, pilule, etc.) alors que la troisième est la vague intersectionnelle, le féminisme à la croisée des autres oppressions : de sexe, de classe, d’origine, d’orientation sexuelle… (NDLR).], je ne suis pas d’accord. Outre le fait que je n’aime pas parler du féminisme en termes de vagues – comme si ces vagues étaient coupées les unes des autres, comme s’il n’était question que de chronologie –, c’est simplement l’expression enfin publique de ce que disent les femmes, et surtout les féministes, depuis 40 ans. Et je pense que cela est aussi dû à l’outil informatique, aux réseaux sociaux.

#Metoo pose aussi la question des relations hommes-femmes au travail…

VALÉRIE LOOTVOET : Il y a la question du travail, mais aussi celle de la formation, dont on ne parle jamais. #Metoo pose bien la question du croisement entre les rapports sociaux des sexes et la hiérarchie dans le monde du travail et de la formation. Je reste ahurie de voir qu’il y a encore des professeurs qui sollicitent sexuellement leurs élèves et qui peuvent casser leur carrière future, notamment dans le milieu artistique. On sous-estime totalement à quel point les violences sexuelles peuvent éloigner les femmes du monde du travail. En Nouvelle-Zélande, les femmes pourront recevoir des jours de congé spécifiques si elles sont victimes de violences. C’est une manière de reconnaitre ce qu’elles vivent. On constate que des femmes violées arrêtent leurs études, c’est-à-dire que toute leur vie, toute leur autonomie financière et intellectuelle, tout leur parcours en est affecté. C’est pour ça que je plaide pour prioriser les aspects réparatoires, qui n’existent pas en Belgique. Les agresseurs peuvent être condamnés, mais il n’y a pas de réparations envers les victimes. Je demanderais la création d’un fonds pour les victimes, un fonds qui ne serait pas alimenté par le public, car ce n’est pas à nous à payer pour ça. Il faudrait que dans les tribunaux, les auteurs soient forcés d’alimenter ce fonds, qui pourrait payer le soutien psychologique, les soins médicaux, l’éloignement professionnel, tout ce qui fait que des femmes sont coupées de leur vie. C’est d’ailleurs une des recommandations du rapport alternatif fait par les associations de terrain sur la mise en application de la Convention d’Istanbul[5. Convention du Conseil de l’Europe qui concerne la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et contre la violence domestique (NDLR).].

Les agresseurs leur volent leur vie, or c’est encore sur la victime que tout se focalise. La société continue à être décérébrée par rapport aux enjeux présents dans les rapports sociaux de sexes, de telle manière que quand un groupe – les femmes, en l’occurrence – est traité de manière particulière, on ne se demande jamais comment le groupe en face est traité par rapport aux mêmes problématiques. Ce n’est pas pour rien que le viol est un crime : il empêche les femmes de continuer à vivre. On sait bien aussi qu’un certain nombre de femmes qui ont été victimes de violences ont fini par se suicider. C’est de l’incitation au suicide, mais ce n’est jamais nommé comme tel.

D’un côté, il y a les femmes qui parlent, qui sont entendues, et puis, de l’autre, ce backlash[6. Le backlash est un terme sociologique utilisé pour la première fois avec un sens féministe dans l’essai de l’Américaine Susan Faludi, Backlash : The Undeclared War Against American Women (“Backlash : la guerre froide contre les femmes”) paru en 1991. Elle y analyse comment des vagues d’avancées féministes dans la société sont suives par des retours en arrière, aussi bien politiques que médiatiques. En français, le terme est souvent traduit par « retour de bâton ».], ce retour de bâton qui s’exerce sur elles…

VALÉRIE LOOTVOET : Oui, on le voit beaucoup sur les réseaux sociaux. C’est aussi à mettre en lien avec le fait que, de manière générale, les femmes subissent de la violence économique. La situation est si déséquilibrée qu’elles sont dans l’incapacité de recourir aux institutions pour faire respecter leurs droits. D’où la renonciation à porter plainte, ou à prendre un avocat, un choix qui coûte cher. Il serait intéressant, aussi, d’avoir des chiffres classés par sexe dans les plaintes en diffamation. Je pense que les femmes déposent plainte pour faire respecter leurs droits et qu’en retour les hommes déposent plainte pour confirmer leur domination et défendre leur réputation qu’ils estiment salie dès qu’on évoque ce qu’ils ont fait. Ce sont des choses qu’il faut remettre à l’ordre du jour : parler, c’est bien, entendre, c’est une chose, réparer, c’est encore autre chose. On dit souvent : « Les auteurs ont payé leur dette à la société ». D’abord, la justice n’est pas une dette. On ne répare pas une faute en allant en prison, on purge une peine. Ce n’est pas la même chose et cela répare peu par rapport à la victime, même si cela peut avoir un côté rassurant pour elle de savoir qu’elle est protégée de l’auteur. Ensuite, ceux qui commettent ces actes sont dans un sentiment général d’impunité. La psychologue sociale et professeure Patrizia Romito en parle bien dans Un silence de mortes[7. P. Romito, « Un silence de mortes, la violence masculine occultée », Nouvelles questions féministes, 2009/1, vol. 28, p. 120-123.]. Après la réparation, il faudrait donc aussi réfléchir à réformer les agresseurs.

Du mouvement #metoo a émergé la notion de consentement. Qu’en pensez-vous ?

VALÉRIE LOOTVOET : Je pense que le consentement est une fausse bonne idée. Si on regarde ce qu’il se passe dans les tribunaux, ce sont les agresseurs qui s’emparent de cette idée du consentement. On a vu ça en France : un homme qui avait mis enceinte une enfant de 11 ans a été relaxé parce que l’enfant était « consentante ». Le consentement de quelqu’un, c’est impossible à prouver. L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu le dit déjà en 1991[8. N.-C. Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir », in C. Lesselier et N.-C. Mathieu, L’anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté Femmes, 1991.] : « Céder n’est pas consentir ». On peut céder par besoin d’argent, par emprise, par peur, ou bien encore parce qu’il y a un rapport hiérarchique avec un père, un professeur… C’est impossible de s’y soustraire, donc on cède. À l’origine, le consentement vient de la théorie des contrats. Il est compliqué de l’appliquer à la sexualité. On peut aussi faire remarquer que consentir, ce n’est pas désirer. Il faut déplacer le focus. Le consentement est revenu à la mode, parce que c’est assez consensuel, alors qu’il faut absolument parler du désir. On ne peut pas échanger le désir contre de l’argent ou contre de la violence. On ne peut échanger du désir que contre du désir. À ce moment-là, on est dans une érotisation de l’égalité, une expression qu’emploie Manon Garcia[9. Philosophe française, auteure de On ne naît pas soumise, on le devient, Paris, Flammarion, «Climats », 2018.]. Au contraire, les hommes érotisent la violence, surtout quand ils sont dans des contextes de sociétés complètement pornographiées.

Tant qu’on ne repasse pas par une approche philosophique et humaniste d’érotisation de l’égalité, on reste dans des approches de la sexualité de type consumériste et violent. Quand on est dans une approche de désir mutuel, s’il y en en a un∙e qui désire et l’autre pas, il n’y a tout simplement pas de rencontre. Et le désir, ça peut évoluer : il peut y avoir du désir qui émerge ou du désir qui disparaît. L’idée, ce serait d’éduquer les gens à éprouver et à prendre soin de leur désir en interconnexion avec les autres. Prendre soin de soi tout seul, cela n’a pas d’intérêt. La question est de savoir comment nous pourrions avoir une sexualité réellement humaniste. Nous, on veut du sexe gratuit, on veut du sexe désirant et mutuel. Les hommes ne veulent pas de sexe désirant et mutuel, ils veulent du sexe qui fasse l’objet d’échanges économiques et de domination.

Effectivement, #metoo n’a jamais fait émerger la question du désir des femmes, alors qu’on parle pourtant de sexualité…

VALÉRIE LOOTVOET : On ne parle jamais du désir des femmes. Cela reste indiscuté. Les femmes parlent de leurs agressions mais pas de leurs désirs. En patriarcat, les femmes n’ont pas de désir. Il n’y a que le désir de domination des hommes qui compte. Ça avance lentement, notamment par le biais de la santé ou de valorisation des organes féminins, comme toutes les campagnes sur le clitoris. C’est très chouette ! Mais quand on a parlé du clitoris, on n’a pas encore parlé du désir ou du plaisir. Il faudrait parler du goût qu’on a pour les autres. Ça, c’est aussi une vision humaniste, au lieu de brandir un charabia économique et juridique avec cette notion de consentement. On entend des choses comme : « Elle a consenti ; elle a dit non mais je voyais bien dans ses yeux qu’elle disait oui ; elle ne peut rien prouver parce que c’est sa parole contre la mienne; j’ai cru qu’elle avait 18 ans alors qu’elle en avait 13 », etc.

Donc, on ne serait pas libre de consentir ?

VALÉRIE LOOTVOET : Pour moi, il n’y a pas de liberté à consentir à ce qui nous oppresse. De quoi est-on libre ? Pour être totalement libre, il faut cumuler l’ensemble des avantages liés à sa position sociale. Par définition, les femmes ne sont pas libres puisqu’elles ont un gros désavantage : celui d’être des femmes. Si, en plus, elles n’ont pas la bonne couleur de peau et si elles sont pauvres, elles risquent encore plus d’être exploitées. Nous ne sommes pas libres parce que nous vivons dans des structures sociales que nous ne choisissons pas en tant que femmes et en tant que féministes. Cela ne veut pas dire que nous avons une enclume sur la tête et qu’il faut cesser de respirer. Le féminisme doit nous aider à respirer, en envisageant des choses qui vont nous permettre de transformer ces structures sociales.

Ce qui est intéressant aussi, c’est que cette notion de liberté va permettre de moins en moins de réglementer les questions de mœurs. Il y a notamment l’inceste, qui n’est toujours pas dans le Code pénal [La réforme de juin 2022 a introduit la notion d’inceste dans le Code pénal, NDLR]. Il y a l’abaissement de la majorité sexuelle aussi. Sur toutes ces questions, on nous réplique la notion de liberté, mais si on laisse les questions de mœurs à la liberté individuelle de chacun∙e, alors on laisse jouer les rapports de forces et de pouvoirs. Ce sont des choses qui ne sont plus débattues de manière politique. Ce serait intéressant de déplacer la notion de liberté, par exemple, à la fiscalité. Imaginons quelqu’un dire : « Moi, je paie l’impôt uniquement si j’en ai envie, il faut laisser les gens tranquilles, ils sont libres ». Cet exemple montre à quel point ce qui serait dérangeant ailleurs ne dérange pas quand il s’agit du corps des femmes et des enfants. Ils doivent être mis à disposition des sexes masculins de manière constante.

Changeons de paradigme avec cette idée de liberté. Il ne faut plus se demander qui est libre de se prostituer. Demandons-nous qui est libre de ne pas se prostituer. Bill Gates n’a jamais fait le trottoir.

Quand on parle de liberté et de choix, on se concentre sur l’individu et pas sur le collectif…

VALÉRIE LOOTVOET : Tout à fait. C’est cette idée populaire de « c’est mon choix ». Qu’est-ce que ça dit en termes de projet social, de projet politique ? Est-ce que c’est un projet émancipateur ? Ce n’est pas un projet qui mobilise les structures ou les rapports sociaux. Quand je dis « c’est mon choix », je suis toute seule. Toute la société contemporaine a tendance à se reposer sur les individus. C’est le cas aussi pour l’écologie par exemple. On te demande de faire attention à ne pas acheter des produits suremballés alors que d’un autre côté, les politiques ne régulent pas les voitures, les avions… Si on utilise un coton-tige ou un tampon, ou si on prend la pilule, c’est très grave, par contre! Tout semble reposer uniquement sur l’individu.

Les féministes critiquent-elles depuis longtemps cette notion de consentement ?

VALÉRIE LOOTVOET : Oui, déjà avant #metoo, et ce qui est intéressant c’est que des femmes qui défendaient le consentement ont nuancé leur approche, notamment Geneviève Fraisse[10. Philosophe et historienne de la pensée féministe. Dernier ouvrage paru : La sexuation du monde, réflexions sur l’émancipation, Paris, Presses de Sciences Po, 2016 (NDLR).]. Je pense qu’il y a eu aussi des changements de contexte qui font qu’il était plus intéressant de parler de consentement auparavant, parce qu’aujourd’hui on voit comment c’est traité et utilisé par les agresseurs. On peut se poser la question de savoir si c’est encore un outil qui peut nous servir. Je pense qu’on peut encore l’utiliser mais pas comme la seule solution.

>>>Lire aussi : Les arcanes du consentement

Pourquoi la notion de consentement a-t-elle été réutilisée dans le mouvement #metoo, ainsi que par de nombreuses femmes et féministes ?

VALÉRIE LOOTVOET : Je n’ai pas de réponse définitive. Peut-être parce que ce sont beaucoup de jeunes femmes qui viennent au féminisme, que tout est à refaire et qu’elles refont les mêmes faux-pas que nous avons faits, parce qu’on ne sait pas ce que c’est que de penser en dehors du patriarcat. On est dedans et il est beaucoup plus difficile pour les femmes de comprendre de quelle manière elles sont décérébrées par le patriarcat que de le comprendre pour le capitalisme, par exemple. Si on reprend cette fameuse phrase de Patrick Le Lay, ex-patron de TF1 : « Nous vendons du temps de cerveau disponible » [à Coca-Cola, comme métaphore de l’annonceur publicitaire, NDLR], et si on la déplace au patriarcat en disant : « Notre temps de cerveau disponible est dédié aux hommes, le mien y compris », là c’est plus compliqué à faire passer. C’est pour cela que les débats doivent continuer, mais ils doivent avoir lieu dans une transmission entre les ainées et les jeunes, sinon il y a des pertes terribles. Les femmes doivent se parler en verticalité d’âge, mais aussi en horizontalité, dans la même génération.

Elle ne se fait pas, cette transmission entre femmes ?

VALÉRIE LOOTVOET : La poétesse Maya Angelou disait : « Je serais stupide de ne pas être de mon propre côté. » Ça ne se fait pas chez toutes les femmes, surtout chez les jeunes femmes nées dans des sociétés plus libérales, qui pensent pouvoir se faire seules. Quand les femmes comprennent qu’elles doivent créer une culture commune, alors elles vont voir les anciennes, elles se parlent entre elles, elles vont voir leurs paires, et commencent à s’inscrire dans une dynamique dans laquelle il y a des passations. Elles commencent alors à former des collectifs forts pour contrer toutes ces attaques permanentes sur les femmes.

C’est la même idée avec ce slogan « mon corps est à moi, mon ventre est à moi ». On se trompe à nouveau. Non, il n’est pas à toi : ton corps, c’est toi, et si on te retire ton ventre, tu meurs. On manque d’historisation et de contextualisation des concepts qu’on utilise, notamment parce qu’il n’y a pas d’argent pour financer des chercheurs et des chercheuses qui travaillent d’une manière féministe. Par rapport à cette transmission, il ne faut pas oublier que les femmes sont victimes de violences, qu’elles soient noires, blanches, chicanas, natives américaines, majeures, mineures, riches, pauvres…

Être féministe toute seule, ça n’a pas de sens.

Voyez-vous d’autres solutions pour sortir de l’aporie de la notion de consentement ?

VALÉRIE LOOTVOET : On n’a pas encore parlé de la question du juste. Est-ce que ce qu’il se passe est juste ? Comment est-ce qu’on pense ce qui est juste ? Je crois que la société, et les gens qui la composent, doivent l’envisager autrement : comment est-ce que l’on appréhende ce qui est en face de nous ? Je suis pour un retour à la pensée marxiste. Selon moi, il n’y a que les structures qui comptent, et pas les individus. Est-ce qu’on va en venir à penser qu’il nous faut des sociétés séparatistes ? Ce serait dommage parce que ce n’est pas ce que nous voulons. Nous voulons une société pacifiée. Ce n’est pas la guerre des sexes à cause des féministes, ce sont les hommes qui nous font la guerre. Il faut à nouveau retourner la critique.

Propos recueillis par Camille Wernaers.

(Tous les dessins de ce dossier ont été créés pour Politique par la dessinatrice Odile Brée).