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Les arcanes du consentement

(Odile Brée)
(Odile Brée)
La notion de consentement ne met pas tout le monde d’accord et soulève de nombreux enjeux. Au sein de l’asbl Garance, qui apprend aux femmes à se défendre, la notion de consentement n’est pas d’emblée utilisée, mais plutôt celle de limites subjectives.

Cet article a paru dans le n°109 de Politique (septembre 2019).

Pour de nombreuses féministes, le terme de consentement peut évoquer différentes luttes, comme celles pour la définition juridique des violences sexuelles (définition juridique du viol ou de l’exploitation sexuelle), celles pour le droit à disposer librement de son corps (avortement, contraception, pratiques sexuelles, port du foulard, prostitution, identités de genre), ou encore celles pour le développement de relations affectives et sexuelles égalitaires (éducation à une « culture du consentement », éducation non sexiste). Le recours à cette notion n’est pas sans histoires (au pluriel) et ne met pas toujours tout le monde d’accord. Elle interroge nos conceptions de l’aliénation et de l’émancipation (de qui, de quoi ?) ainsi que la place de chacune et de chacun dans une relation (qui consent, qui désire?). Elle demande de préciser de quel consentement on parle (libre, éclairé, contraint, mutuel ?) et dans quel type de rapport social (égalitaire ou de domination ?). Il est donc indispensable d’avoir à l’esprit que les enjeux que le terme de consentement soulève varient en fonction du contexte historique, économique et social, des rapports de pouvoir et des objectifs de son utilisation, qui sont toujours à préciser.

À Garance, notre objectif, depuis près de vingt ans, est de contribuer à la prévention primaire des violences faites aux femmes en Belgique francophone. Par prévention primaire, on entend « tout ce qu’il est possible de faire pour gagner en pouvoir avant que la violence ne survienne ». Notre public-cible inclut toutes les filles et femmes (cisgenres et transgenres), qu’elles aient déjà été confrontées à de la violence ou non. Notre activité de base est l’organisation de stages d’autodéfense féministe dans lesquels nous partons des ressources, du vécu et des connaissances des participantes pour aborder des stratégies de défense verbale, physique et mentale. Nous écrivons donc à partir de notre expérience de travail de terrain et sur la base du constat que la grande majorité des violences faites aux femmes sont commises par des hommes cisgenres. Par conséquent, nous utilisons un « nous » générique pour parler du groupe social dominé des femmes, mais nos identités, nos réalités de vie, les oppressions systémiques et la nature des violences auxquelles nous avons à faire face peuvent être très différentes. De plus, nous utilisons le terme « d’agresseur » au masculin car nous traitons la question du consentement sous l’angle de l’organisation hétéropatriarcale de la société. Cela n’empêche pas que des femmes puissent transgresser les limites des autres ou prendre le rôle d’agresseur, et que la question des violences se pose également dans les couples non hétérosexuels.

Les violences faites aux femmes s’inscrivent dans un continuum et dans un contexte de dominations structurelles multiples (classe, genre, race). Elles peuvent avoir lieu dans toutes les sphères de la vie sociale (privée, domestique, professionnelle, publique, politique), sur différents niveaux (interindividuel, collectif, sociétal) et elles peuvent prendre différentes formes (verbale, physique, psychologique, économique, sexuelle). Ceci rend particulièrement difficile, pour nombre d’entre nous, de repérer ce qui est acceptable ou non, ce qui nuit à notre intégrité physique et psychique, ce qui relève d’un dépassement ponctuel de nos limites subjectives ou d’une violence basée sur des inégalités de pouvoir et exercée par un agresseur pour asseoir sa domination. C’est logique, car ces compétences ne sont pas naturelles et elles impliquent de déconstruire beaucoup de mythes et de stéréotypes qui peuvent influencer nos façons d’être, d’agir et de penser. Elles demandent aussi de comprendre le lien et la différence qu’il peut y avoir entre un conflit, une transgression de limite, une agression ou de la violence. Elles nécessitent aussi de pouvoir faire la distinction entre différents types d’agressions (frustration, instrumentale, basée sur un rapport de pouvoir inégal).

Les limites de l’approche judiciaire

Le groupe social des femmes – et particulièrement celles qui se situent à la croisée de multiples oppressions – a été historiquement dépossédé des moyens de se défendre. Matériellement, pour la grande majorité d’entre elles, par leur exploitation et leur précarisation économique (dépendance forcée au patron au père et au mari). Physiquement, par la monopolisation de la violence légitime par l’État. Symboliquement, par les stéréotypes selon lesquels les femmes ne peuvent pas se défendre sans homme, qu’elles dramatisent, qu’elles sont responsables des violences qu’elles subissent, que ce n’est pas féminin de ne pas sourire ou que c’est égoïste de penser à soi.

Dans ce contexte, il arrive fréquemment que les débats publics se concentrent uniquement sur les définitions juridiques des violences pour départager les actes socialement condamnables de ceux qui ne le sont pas, au lieu de prendre au sérieux les plaintes et les vécus d’agression. Or, si la lutte pour la construction d’une justice égalitaire est absolument fondamentale, le système judiciaire, même amélioré, ne constitue pas en soi un moyen de prévention et reste focalisé sur la répression[1.« Justice ≠ Prévention», Garance : https://urlz.fr/adms]. D’abord parce que les définitions juridiques sont souvent spécifiques, morcelées et expriment l’état de rapports de forces. Elles sont donc difficilement à la hauteur de la lutte contre les violences systémiques. Mais surtout parce qu’elles ne font pas office de stratégies d’autodéfense : les critiques féministes de la loi contre le sexisme en sont une bonne illustration[2. « Une loi contre le sexisme? », Garance, https://urlz.fr/admu].

Les lois ne nous aident pas à repérer quand et comment réagir lorsque quelque chose nous dérange dans une relation, ni à faire face aux multiples formes que peuvent prendre les agressions dans nos vies quotidiennes. Ces dernières années – et de façon accélérée à la suite du succès international du hashtag #metoo et de ses multiples dérivés locaux –, le terme de consentement est particulièrement mis en avant comme l’outil-clé de la lutte contre les agressions sexuelles et pour le développement de relations égalitaires.

D’un point de vue juridique, la considération du consentement de la plaignante est un levier pour la reconnaissance – voire, dans le meilleur mais le plus rare des cas, la condamnation – des viols et des agressions sexuelles[3.« Les 1001 visages du viol », Garance, https://urlz.fr/admw]. En effet, dans de nombreux pays, le viol n’est pas condamné en tant que tel : seule la violence physique est passible de sanction. Dans d’autres législations, le viol est reconnu comme une violence spécifique, mais il ne peut être condamné que lorsque des preuves attestent de l’usage de force physique et de la résistance de la victime, comme le rappellent deux affaires de viol collectif sur des jeunes filles mineures en Espagne.

Enfin, le gouvernement grec vient de s’aligner, il y a quelques mois, sur la plupart des législations européennes, qui intègrent la notion « d’absence du consentement » pour condamner un viol. De la même façon, en Belgique, depuis 1989, le viol est défini comme « tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne qui n’y consent pas » (art. 375 du Code pénal). Cette définition donne plus de valeur aux accusations des personnes plaignantes. Elle est aussi plus proche de la réalité des agressions sexuelles, majoritairement commises par des hommes connus des victimes. Il n’en demeure pas moins que les condamnations restent rares[4.E. Blogie, « La lutte contre le viol reste faible », Le Soir, https://urlz.fr/admB.] par rapport au nombre de plaintes, et que ce nombre est lui-même loin de correspondre au nombre réel de viols [Depuis juin 2022, la réforme du code pénal a défini encore plus clairement la notion de consentement, NDLR]. La Suède utilise désormais la notion de « consentement explicite » selon laquelle l’absence de « non » ne suffit pas pour estimer le consentement de l’autre, car « seul un oui veut dire oui ».

Au contraire, il est intéressant de noter que dans les cas de « viol comme arme de guerre » ou de « traite à des fins d’exploitation sexuelle », la Cour pénale internationale considère que la notion de consentement n’est pas pertinente, car les personnes qui en sont victimes ne sont pas considérées comme libres de le donner. Cette remarque permet d’introduire la question des rapports de pouvoir dans l’utilisation qui est faite de la notion de consentement.

Se donner le choix des stratégies

L’objectif de la prévention des violences de genre est de mettre fin le plus rapidement possible aux situations d’agression pour assurer sa sécurité. Par conséquent, l’autodéfense féministe ne se base pas sur la condamnation juridique ou sociale de certains actes pour déterminer quand réagir. Elle s’appuie plutôt sur des exercices qui permettent de prendre conscience de l’activité de nos signaux d’alarme (physiologiques, mentaux et comportementaux) lorsque nos limites subjectives (physiques ou mentales) sont transgressées.

Nous n’utilisons pas d’emblée la notion de consentement, mais plutôt celle de limites subjectives. Cet angle d’attaque permet de considérer la multitude de situations qui ne relèvent pas nécessairement d’agression sexuelle, de viol ou de harcèlement sexuel au sens juridique, mais dans lesquelles nos limites sont transgressées à des degrés divers par l’autre. Si nos signaux nous avertissent d’un danger, nous avons la possibilité de poser nos limites tôt dans la relation, avant qu’un rapport de domination ne puisse s’installer et que nos choix en termes de stratégies de défense ne se restreignent. Ça peut aussi nous permettre d’observer si l’agresseur continue ou s’arrête et d’adapter en conséquence nos stratégies de défense. Dans les situations qui le permettent et en fonction de nos objectifs, nous pouvons aussi choisir de ne pas réagir ou de fuir. Dans tous les cas, l’intentionnalité de l’autre n’est pas le curseur déterminant pour réagir. En effet, nous avons souvent tendance à considérer qu’on exagère, qu’on invente, que l’autre ne fait pas exprès ou qu’on risque de le mettre mal à l’aise. Nous pouvons également craindre que l’autre ne mette fin à la relation si nous nous exprimons. L’autodéfense nécessite de nous préoccuper avant tout de nous-mêmes dans une situation d’agression. Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut choisir la stratégie que l’on souhaite adopter.

>>>Lire aussi : Céder n’est pas consentir

Dans une société patriarcale où le sexisme est omniprésent, nous sommes encouragées à accepter une série de façons d’être en relation. Que nous ayons été consentantes ou non, que nous ayons le souvenir d’un désir mutuel ou pas, à travers d’autres rencontres ou d’autres expériences, nous pouvons prendre conscience des dynamiques sexistes à l’œuvre dans nos relations. Il arrive souvent que des participantes à nos stages aient la confirmation – ou réalisent en parlant avec d’autres personnes – que leur malaise provient d’une agression.

C’est pourquoi l’autodéfense féministe intègre à sa réflexion le sexisme dans l’éducation et la socialisation actuelles. Problématiser uniquement le consentement des femmes quand on aborde la question des violences de genre peut avoir un effet retors, en mettant toute la responsabilité sur les victimes d’agression : pourquoi consentent-elles ? Pourquoi n’osent-elles pas dire « non » ? Pourquoi ne mettent-elles pas fin à la relation? Pourquoi n’en parlent-elles que des années plus tard ? Les effets de processus de domination (conjugale) ou encore le mécanisme de dissociation psychique donnent des réponses, mais nous devons être attentives à ne pas évacuer le constat relationnel de base : pour qu’il y ait agression sexiste ou sexuelle, il faut un agresseur.

Ces dernières années, des ouvrages critiques de la masculinité (comme ceux de Francis Dupuis-Déri[5. Écrivain et enseignant québécois. À lire notamment : Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2019.]), des ateliers de déconstruction de ses codes dominants, ou encore des pages sur les réseaux sociaux suivies par de nombreuses personnes qui remettent elles aussi en cause les préjugés sexistes sur ces questions[6. Par exemple, @tubandes ou @tasjoui sur Instagram.] ont ouvert des possibilités intéressantes sur la responsabilisation des hommes cisgenres dans la lutte contre les violences de genre à l’échelle relationnelle. Une vidéo qui aborde très simplement la notion de consentement sexuel en utilisant l’image de la tasse de thé a eu aussi beaucoup de succès. Elle constitue un outil pédagogique parmi d’autres pour déconstruire la façon dont les garçons sont socialisés, interroger les masculinités et combattre les processus de domination dans les relations. Ces démarches montrent aussi le lien entre nos relations, nos interactions et les violences.

Les chemins de l’empowerment

Les agressions sont très fréquentes dans les relations affectives et sexuelles, notamment familiales, de couple ou amicales. Le harcèlement sexiste n’est pas de la drague, le viol ou les féminicides ne sont pas des excès d’amour passionné. Cependant, cela n’empêche pas de problématiser le sexisme dans la drague et dans les relations d’amour ou affectives. À ce sujet, questionner le consentement de l’autre est nécessaire mais trop limité si ce sont les hommes qui restent à l’initiative et les femmes qui restent en position de consentir. Il y a toute une lutte à mener pour construire une vision émancipatrice de la sexualité, pour nous permettre de découvrir, d’être à l’écoute, d’affirmer nos désirs, nos envies et nos plaisirs dans chaque interaction, au gré de nos expériences et de nos relations.

De façon générale, le risque, en se focalisant sur la notion de consentement comme un concept abstrait plutôt qu’une pratique qui s’actualise dans les rapports sociaux, c’est non seulement de faire porter beaucoup de responsabilités uniquement sur les groupes sociaux dominés, mais c’est également d’en défendre une acception individualiste, dépolitisée, qui se moule très bien dans la logique marchande et néolibérale. Par exemple, en insistant sur les pratiques de développement personnel pour « développer tout son potentiel », « être à l’écoute de soi », sans intégrer l’analyse des rapports de domination. En plus de la question complexe du « oui » et du « non », de ce qu’on « accepte» ou de ce qu’on « refuse», il faut agir sur ce qui nous permet de nous défendre.

La question du pouvoir se pose au niveau sociétal (« est-ce que j’ai les moyens financiers de quitter mon partenaire ? est-ce qu’on va me culpabiliser si je dénonce un viol ? ») et au niveau relationnel (« est-ce que l’autre va s’énerver, me crier dessus ou me frapper si je m’oppose à lui ? »). C’est pour cette raison que l’autodéfense doit surtout se penser collectivement. Renforcer nos solidarités, partager nos stratégies et participer à la construction d’un mouvement féministe sont des objectifs fondamentaux. Rappelons que la notion d’empowerment (« empouvoirement ») recouvre historiquement trois dimensions d’émancipation : individuelle, collective et sociale.

Le hashtag #metoo a principalement permis de rassembler des témoignages. De nombreuses femmes ont pu se rendre compte qu’elles ne sont pas seules, tandis que de nombreux hommes cisgenres ont été poussés à problématiser leurs actes, à s’interroger sur les conséquences de certains de leurs comportements et à réaliser l’impact des violences faites aux femmes. Mais le hashtag a aussi ouvert des questions importantes sur les outils de dénonciation et les processus de réparation, qui restent à travailler. Il a aussi montré ses limites du fait de la faible visibilité des violences visant les personnes trans et les femmes venant de milieux très différents.

Par ailleurs, il n’a pas, en lui-même, entraîné la construction de luttes collectives. Or la question du consentement est un front très spécifique d’une lutte féministe globale qui porte un projet de transformation fondamentale de la société dans son ensemble, à la maison, au travail et dans la rue. En fonction de son utilisation, la notion de consentement peut activement participer à la construction de relations égalitaires, mais elle est loin d’être suffisante. Elle ne peut pas non plus être brandie comme le terme-clé de la prévention des violences faites aux femmes.

Dans l’actualité des mouvements féministes, la multiplication internationale des grèves de masse – des femmes, des personnes transgenres et intersexuées – permet de transformer les consciences et de combattre l’oppression patriarcale et l’exploitation économique à leur source, sans relâcher la garde face aux réactions masculinistes et d’extrême droite qui ont, de plus en plus, le vent en poupe. C’est dans l’activité de ce mouvement global que le potentiel émancipateur de la notion de (non-)consentement va pouvoir se réaliser.

(Tous les dessins de ce dossier ont été créés pour Politique par la dessinatrice Odile Brée).