Europe sociale • Écologie
Contribution carbone : « C’est d’investissements dont nous avons surtout besoin »
09.05.2024
Entretien avec Nicolas Van Nuffel, président de la Coalition climat, autour de la « contribution carbone » ou « taxe carbone » et du bilan de la législature 2019-2024.
Politique : La Coalition climat ne parle pas de « taxe carbone ». C’est le mot qui vous fait peur ?
Nicolas Van Nuffel : Ce sont nos adversaires qui ont imposé le mot « taxe ». Mon grand-père parlait de « contribution ». Dans la Coalition climat, nous préférons aussi parler de « contribution à la transition ». Cela nous semble la meilleure façon de cadrer le sujet. Il va falloir contribuer, mettre une partie de nos moyens en commun. Il s’agit de dire : quand on émet trop de CO2 , on contribue. Et cette contribution peut être distribuée de deux façons : soit, pour permettre la transition ; soit, pour diminuer les inégalités.
« Taxe carbone » est donc un mot piégé ?
Exactement. L’avantage du mot « contribution » est d’en rappeler l’usage, contre l’équation de nos adversaires, avec la fameuse caricature : « taxe = écologie punitive ». À la Coalition climat, nous ne voulons pas d’écologie punitive.
Mais est-ce qu’elle n’existe quand même pas, cette écologie punitive ? Ou n’est-ce qu’un nuage de fumée lancé par les opposants aux mesures contre le réchauffement climatique ?
L’écologie punitive, ça peut exister. D’ailleurs pour moi, ce n’est pas « l’écologie », le défi. On a trop longtemps opposé l’environnement, l’économique et le social. Le défi aujourd’hui, c’est la réconciliation des trois. Je suis persuadé que c’est possible. Et s’il faut un nom, j’appellerais ça « justice sociale et environnementale ».
Dans ce cas, quelle vision pour atteindre la justice sociale et environnementale ?
On entend parfois certains discours, notamment d’économistes : « avec une bonne taxe carbone, on pourra se passer du reste ». Mais la fiscalité n’est qu’un des instruments aux mains des pouvoirs publics. Ce n’est pas le seul. Ce n’est ni la mesure à éviter à tout prix, ni celle qui va tout résoudre. Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de choisir un outil plutôt qu’un autre : réviser notre fiscalité fait donc partie des moyens essentiels pour permettre une transition juste. La première des priorités, en réalité, c’est l’investissement. Si on veut provoquer la transition, c’est d’abord par des investissements massifs dans le changement d’infrastructures. Car ces transformations donnent la possibilité de faire autrement.
« On ne peut plus se permettre de choisir : réviser notre fiscalité fait partie des moyens essentiels pour une transition juste. »
En Belgique, l’un des cœurs du problème est l’isolation des bâtiments. Si on veut changer d’échelle, il faut passer par de l’investissement massif, réinvestir dans les bâtiments et les transports. Le deuxième levier est celui de la réglementation. Les comportements les plus polluants doivent être interdits. Il ne suffira pas de mettre en place une taxe. Par exemple, un milliardaire qui voyage en jet privé aura les moyens de payer la taxe. C’est donc très important de réglementer. Le troisième levier est la sensibilisation. Et enfin, le quatrième enjeu est celui de la fiscalité.
La taxe carbone n’est donc qu’un élément parmi d’autres, d’un volet parmi d’autres, pour atteindre les ambitions de décarbonation ?
Exactement ! La contribution carbone n’est pas la solution miracle qui va sauver le monde. Si nous voulons une transition juste, il ne faut pas simplement une contribution carbone, mais une réforme fiscale globale, qui permette aussi aux gens d’avoir un revenu décent. Cela signifie une baisse de la fiscalité sur les plus bas revenus et une hausse de la progressivité de l’impôt. Une fiscalité qui assure un financement suffisamment important, y compris par de nouvelles formes de fiscalité, dont les taxes sur les patrimoines et les transactions financières ; et qui peut intégrer la taxation des comportements les plus polluants.
Sinon, nous retournons à « l’écologie punitive » ?
La « contribution carbone » est un piège pour les pauvres, si on ne leur offre pas d’alternatives. Au sein de la coalition, l’un des mouvements qui étaient les plus réticents sur cette question de ladite taxe carbone, c’était le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP). Et ça se comprend. Que ça soit les logements ou les transports en commun. Et je pense en particulier à la pauvreté en milieu rural, c’est une évidence qu’on met les gens dans des trappes à pauvreté. Ils n’auront pas le choix de payer cette taxe.
Ce serait donc en soi une taxe injuste ?
J’en viens à ce que nous dit la littérature économique sur ce point. Une taxe sur la consommation est effectivement une taxe injuste. Par définition, les plus pauvres consomment 100 % de leurs revenus, voire plus. Tandis que les riches consomment au fur et à mesure qu’ils s’enrichissent, une part de moins en moins grande. Une taxe sur la consommation est par conséquent régressive en elle-même. Mais la littérature économique met en évidence que si l’on isole les revenus de cette taxe, pour assurer une redistribution, on pourrait arriver à proposer une taxe qui, au contraire, enrichirait les 50 % les plus pauvres de la population.
Quel bilan tirez-vous de cette législature fédérale et des actions de la ministre fédérale du climat Zakia Khattabi ?
La Vivaldi s’était engagée à avancer sur cette question. C’est finalement le niveau européen qui s’en est chargé. C’est sans doute le meilleur niveau pour agir. Je ne vais donc pas critiquer le gouvernement fédéral de ne pas avoir avancé sur un dossier qui a avancé au niveau européen, c’est logique. Comme Coalition climat, nous n’avions pas pour priorité de faire adopter cette « taxe carbone », puisqu’elle fait éminemment débat et qu’elle doit être gérée avec beaucoup de précaution. Néanmoins, je dois bien constater que le résultat final de l’ETS2 prend au moins en compte une partie de nos préoccupations.
« Ça aurait pu être pire », comme on dit ?
Oui, on aurait franchement pu avoir une taxe qui aurait alimenté le budget général de l’Union européenne sans être attribuée spécifiquement aux enjeux climatiques par exemple, et sans les corrections sociales. On peut toujours mieux faire, mais je dois constater que des investissements massifs sont effectivement en cours. Donc le volet « investissement » avance – pas assez vite, certainement, mais il avance. Et sur le design de la taxe carbone européenne, si la porte est ou verte, le travail n’est pas fini…
On pourrait donc penser que les mesures européennes dites « ETS 2 », qui seront appliquées dès 2027, sont plutôt une bonne chose ?
Je répondrai quand je connaîtrai la façon dont l’argent est utilisé. On sait comment l’argent va être généré, mais on ne sait pas encore comment il sera employé.
Revenons au niveau belge, il n’y aurait rien à reprocher au gouvernement fédéral ou à la ministre fédérale du climat ? C’est un sans faute ?
Honnêtement, le gouvernement fédéral, la Wallonie et la Région bruxelloise n’ont pas fait du mauvais boulot. Et même la Flandre, qui bloque de toutes ses forces l’adoption d’objectifs en phase avec la science, ne fait pas du si mauvais travail dans ce qu’elle met en place concrètement.
« C’est la gouvernance climatique dans ce pays qui ne fonctionne pas. »
Ma principale critique ne porte pas sur l’action de la ministre du climat ou du gouvernement. C’est la gouvernance climatique dans ce pays qui ne fonctionne pas. Nous avons un mode de gouvernance qui permet à un seul de tout bloquer. Le fédéralisme belge ne permet aucune prééminence. Le fédéral n’a pas de capacité à imposer son point de vue quand les régions ne sont pas d’accord entre elles. Par conséquent, les mesures transversales sont toujours en retard.
Pas simplement une contribution carbone, mais une réforme fiscale globale, qui permette d’avoir un revenu décent.
C’est pour cela que nous réclamons une loi spéciale climat depuis 2019. Aujourd’hui, l’argent rapporté par l’ETS historique, celui de l’industrie, est bloqué sur un compte, parce que le fédéral et les régions n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les tâches et la répartition. Et la Flandre a déjà dit que pour le nouvel ETS, l’ETS2, qui arrivera en 2027, elle voulait uniquement l’argent et qu’on ne lui demande pas de rendre des comptes…
Maintenant que le principe est passé, est-ce que la priorité ne devrait pas être de plaider pour une redistribution suffisamment généreuse, ne pas laisser simplement les États décider entre eux ?
Selon mes observations, il y aura une assez grande marge de manœuvre pour les États membres, suivant le principe de subsidiarité. Il me semble donc essentiel de s’emparer du débat en Belgique : comment utiliser ces moyens pour garantir qu’ils répondent au double objectif de diminuer nos émissions de gaz à effet de serre et de diminuer les inégalités ?
Vous affirmez que la contribution carbone n’est qu’une mesure parmi d’autres pour réussir la transition et que la segmentation ne fonctionne pas. Cette dimension systémique du travail politique, ne faut-il pas l’appeler par son nom : la planification ?
Oui, il faut planifier. Aucun tabou là-dessus. Le mot de « transition » le dit bien, c’est un chemin. Nous avons exigé qu’on fixe un objectif, la décarbonation, et nous avons gagné. Maintenant, le combat est le chemin. On ne réussira pas en se disant : « gérons le marché à la petite semaine ». Donc oui, la transition écologique, c’est le retour d’une économie planifiée. Certains pourraient dire : « attention, c’est du soviétisme ». Rappelons que nous avons eu des « ministres du plan », en Belgique, jusqu’à la fin des années 1980. Y compris des ministres libéraux. Dans la logique keynésienne, celle des trente glorieuses, la planification économique avait du sens.
« La littérature économique met en évidence qu’on pourrait proposer une taxe qui enrichirait les 50 % les plus pauvres de la population. »
C’est dans le domaine de l’économie elle-même qu’il faut dessiner le chemin. Ce qui ne signifie pas que l’État doit le dessiner tout seul. La logique de transition juste, défendue par la Coalition climat et bien sûr principalement par les syndicats, c’est de dire « faisons fonctionner le système de concertation sociale à la belge » qui a quand même démontré son utilité.
« Oui, il faut planifier. Aucun tabou là-dessus. Le mot de “transition” le dit bien, c’est un chemin. »
Laissons les gens qui s’y connaissent, c’est-à-dire les patrons d’entreprise et les représentants des travailleurs et travailleuses, dessiner le chemin, par secteur, en commission paritaire, puis par entreprise. Penser où on en sera en 2050, quel chemin nous prenons, que voulons-nous construire comme alternative, que doit-on transformer, qu’est-ce qu’on doit arrêter, comment on va accompagner les personnes dont les qualifications ne seront plus nécessaires. La question de la formation, de la Sécurité sociale, etcétéra, c’est une logique de transformation économique qui ne peut fonctionner qu’avec de la planification.
Propos recueillis par Martin Georges.