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Taxe carbone ou justice sociale, pourquoi choisir ?

Dans le monde académique, la nécessité d’une taxation des émissions de CO2 fait l’objet d’un consensus écrasant, et le débat ne porte pratiquement plus que sur ses modalités particulières. Il en va tout autrement dans le débat public, où la discussion retombe généralement sur les anathèmes et caricatures habituelles. Faut-il vraiment choisir entre justice sociale et climatique ?

Tarifer le carbone consiste à augmenter le prix des biens et des services d’un montant proportionnel aux émissions de CO2 qu’ils induisent. Il s’agit d’une mesure incitative : l’objectif premier n’est pas de collecter des revenus pour l’État, mais de décourager la consommation de certains biens ou services fortement émetteurs, qui contribuent donc à aggraver un réchauffement climatique aux conséquences catastrophiques pour les droits humains, aujourd’hui et demain.

On peut tarifer le carbone de deux manières : via une « taxe carbone » proprement dite, comme le font des pays comme la France ou la Norvège, ou via un marché de quotas d’émission, comme le système européen ETS. Les deux approches présentent des différences sur lesquelles nous ne pourrons pas revenir ici, mais suivant leurs modalités, elles peuvent avoir des conséquences globalement similaires.

La situation actuelle

En Europe, il existe depuis 2005 un système d’échange de quotas d’émissions (ETS/SEQE). Celui-ci ne couvrait initialement que certains secteurs industriels, et de façon très insuffisante. De plus, il présentait de multiples lacunes qui ont considérablement nui à son efficacité. Par ailleurs, de nombreux pays participants à cet ETS ont adopté une taxe ou un marché du carbone national, ce qui leur a permis de porter sur davantage d’émissions. On peut citer la Suède, la Finlande, la Norvège, le Danemark, la France, la Suisse, l’Irlande, le Portugal ou l’Allemagne (mais pas la Belgique). Ces initiatives nationales ne sont évidemment pas irréprochables, et ont trop souvent négligé la justice sociale – d’où la colère des « gilets jaunes ».

Le fédéral prévoyait l’instauration d’un « instrument fiscal » contre les combustibles fossiles (2020). Il ne dépassa pas les déclarations d’intentions…

Côté belge, l’accord du gouvernement fédéral de 2020 prévoyait l’instauration d’un « instrument fiscal », pour décourager l’usage de combustibles fossiles, « par le biais de signaux de prix (…) dont les revenus seront restitués à la population et aux entreprises »1. Finalement, on ne dépassa jamais les déclarations d’intentions, et l’on préféra attendre l’aboutissement de la réforme « ETS 2 » au niveau européen, adoptée en mai 2023 dans le cadre du Green Deal. Cette seconde mouture, nettement plus ambitieuse que la précédente, corrige les plus gros défauts de l’ETS 1 (p. ex. en mettant fin graduellement au système des quotas gratuits), et étend sa couverture aux secteurs du bâtiment et du transport routier, pour couvrir 75 % des émissions européennes.

Pourquoi la tarification du carbone est-elle essentielle

Premièrement, la tarification du carbone permet de réduire simplement et efficacement l’utilisation des combustibles fossiles, comme le gaz et le pétrole. Elle favorise en effet la substitution de biens et de services très émetteurs par des alternatives décarbonées, et la diminution de la consommation de ceux qui seraient superflus. Pas besoin d’attendre des consommateurs qu’ils fassent l’effort, parfois considérable, de trouver l’information pour consommer « responsable » : si des alternatives vertueuses existent et que la tarification est suffisamment élevée, il leur suffira d’aller au moins coûteux.

Deuxièmement, la tarification du carbone permet de lutter contre le fameux « effet rebond ». Sans cette tarification, les efforts collectifs pour réduire l’utilisation de ressources fossiles tendront à faire baisser leur prix sur le marché, ce qui aboutira paradoxalement à un regain de leur consommation dans d’autres secteurs. Une tarification du carbone contribuera à rendre l’utilisation de ressources fossiles moins attrayante, quel que soit le secteur, en évitant ainsi cet effet rebond.

La tarification du carbone n’est pas une panacée, mais son efficacité fait l’objet d’un très large consensus scientifique.

Troisièmement, la tarification permet de « piloter » l’économie par les prix. Comme nos économies sont extrêmement dépendantes de l’utilisation des ressources fossiles, il est nécessaire de fixer un cap permettant d’en sortir graduellement. Une trajectoire d’augmentation du prix du carbone fixée à l’avance est un outil efficace pour respecter nos trajectoires de réduction d’émissions. En effet, si celle-ci est claire et prévisible, elle permettra aux producteurs de développer des alternatives et aux consommateurs d’adapter leurs modes de consommation.

Bien sûr, la tarification du carbone ne constitue pas une panacée, et devra évidemment être complétée par une batterie de mesures, qu’il s’agisse d’investissements, de normes ou d’interdiction. Mais l’efficacité de la tarification du carbone pour réduire les émissions fait néanmoins l’objet d’un très large consensus dans la littérature scientifique, attesté par les rapports du GIEC qui en font régulièrement état, se fondant sur des études empiriques dont les résultats sont jugés robustes et concordants (GIEC, AR6, WGIII, chap. 13).

Et pourtant, cet instrument essentiel est assez peu présent dans le débat public, en particulier en Belgique. Si ce relatif silence trouve en partie sa cause dans une technicité certaine du sujet, la persistance de certaines objections (qui n’ont pourtant rien de rédhibitoire) contribue à en occulter l’importance, même au sein de la gauche écologiste. Examinons-les brièvement.

Taxation régressive et justice sociale

Il est généralement admis que la tarification du carbone, en tant que taxe sur la consommation, a un effet régressif. Elle pèse proportionnellement plus sur le revenu des plus pauvres que sur celui des plus riches. De cette observation, certains en concluent que la tarification du carbone est inévitablement injuste. Or, tout instrument fiscal présente deux versants : d’un côté le prélèvement, et de l’autre l’affectation des recettes. On ne peut donc pas se focaliser uniquement sur l’effet régressif au niveau du prélèvement, en ne voyant pas – ou en feignant de ne pas voir – l’enjeu de l’affectation des recettes de la taxe sur l’autre versant. Or, il existe une littérature scientifique abondante sur les façons d’utiliser tout ou partie des recettes de la tarification du carbone pour neutraliser son effet régressif. Et suivant les propositions, l’incidence d’un paquet « tarification du carbone avec redistribution » sur les ménages les plus défavorisés peut très bien être neutre, voire positive.

Dans la littérature scientifique, le principal débat existant oppose les partisans d’une redistribution via des allocations ciblées, comme en Irlande, et ceux qui prônent une redistribution via un revenu universel, comme au Canada, en Suisse ou en Autriche (une formule défendue notamment par l’ONG Lobby climatique citoyen). Ces approches ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients, du point de vue de la lisibilité, de la facilité d’accès ou du caractère redistributif, mais elles peuvent tout à fait être combinées.

La tarification du carbone n’est en tout cas aucunement condamnée à être anti-redistributive, et la tendance est plutôt au développement de propositions intégrant l’enjeu de la justice sociale.

Taxer les plus riches d’abord ?

Une autre objection souvent entendue consiste à dire qu’il faut avant tout taxer les émissions des plus riches, et rejeter toute mesure qui ne s’attaquerait pas d’abord ou exclusivement aux plus hauts revenus. Le problème est que, même si d’un point de vue symbolique, il aurait sûrement été préférable de montrer qu’une petite classe d’ultrariches n’est pas exemptée de devoir faire des efforts, l’urgence climatique ne nous donne pas le luxe d’attendre de pouvoir agir dans l’ordre idéal. De plus, d’un point de vue absolu, les ordres de grandeur sont tels que s’attaquer aux émissions des plus milliardaires ne pourra pas servir de substitut à une politique environnementale complète.

L’urgence climatique ne nous donne pas le luxe d’attendre de pouvoir agir dans l’ordre idéal.

Enfin, il faut éviter les oppositions stériles. Opposer par exemple l’idée d’un impôt sur la fortune climatique à celle de tarification du carbone relève d’un faux dilemme. Les deux mesures ne sont pas mutuellement exclusives, et ne remplissent d’ailleurs pas la même fonction. Un ISF climatique pourrait permettre de collecter des recettes pour financer la transition, mais ne désinciterait pas aussi largement à l’utilisation des ressources fossiles qu’une tarification du carbone.

Quant à l’idée d’une taxe carbone progressive, proposée par exemple par Piketty & Chancel, sa mise en œuvre poserait tant de difficultés techniques que les auteurs suggèrent de s’en rapprocher approximativement « en imposant à des taux plus élevés les biens et services généralement associés à des émissions individuelles plus élevées » comme le kérosène, ou les billets d’avion en classe affaire2. On pourrait même ajouter une taxation spécifique concernant les jets privés ou les yachts de luxe, mais il n’y a aucune raison d’opposer ces mesures spécifiques à une tarification du carbone : les deux peuvent parfaitement être cumulées.

Pour une Belgique pionnière sur cet enjeu

Puisqu’il paraît un peu tard pour plaider l’instauration d’une taxe carbone nationale, qui serait de toute façon supplantée en 2027 par l’entrée en vigueur de l’ETS 2, l’enjeu est que la Belgique adopte à présent une attitude proactive dans la transposition de l’ETS 2, pour assurer sa justice et son efficacité.

Il y a d’abord l’importance d’un accompagnement social de cette réforme européenne. Car l’élargissement de l’ETS aux secteurs du bâtiment et du transport routier implique que ses effets se feront plus directement sentir par les citoyens. Si l’ETS 2 prévoit la création d’un Fonds social européen pour le climat, visant à « soutenir les citoyens et entreprises les plus affectés », de nombreux observateurs critiquent son in suffisance, avec un plafonnement à 87 milliards d’euros plutôt qu’un mon tant directement proportionnel aux re venus du marché du carbone.

La Belgique pourrait mettre à profit sa présidence du Conseil de l’UE pour appeler à renforcer ce Fonds, et s’assurer, dans sa transposition, qu’il bénéficie aux citoyens qui en ont le plus besoin. Certains acteurs belges se sont récemment prononcés pour une redistribution intégrale des recettes de cette tarification du carbone pour garantir la justice sociale du dispositif, comme le parti Écolo ou Les Engagés, ou au moins une redistribution partielle, comme la Coalition climat (Voir l’entretien ci-après avec Nicolas Van Nuffel). Il est encore temps de prévenir une recrudescence de la précarité énergétique et de mouvements de contestation de cette tarification du carbone à travers l’UE. Il serait trop facile de ne rien faire, et de blâmer ensuite « l’Europe » si cela tourne mal.

Enfin, la Belgique pourrait également jouer un rôle proactif dans la revendication d’un prix minimal du carbone, pour éviter que, comme par le passé, le fonctionnement de ce marché européen n’aboutisse à un effondrement du prix de la tonne de CO2 , au détriment de l’effet d’incitation. Comme l’ETS 2 prévoit déjà un plafond souple de 45 euros, qui est déjà dans le bas de la « fourchette » de ce que les experts considèrent comme un prix adéquat du carbone à l’horizon 20303, lui adjoindre un plancher permettrait de lui garantir une certaine efficacité, en plus de lui donner une prévisibilité bien nécessaire.

Plus le temps de tergiverser ! Qu’on le veuille ou non – et on a de bonnes raisons de le vouloir -, la tarification du carbone sera un ingrédient incontournable de la transition écologique européenne. Il est donc temps de cesser de considérer ce sujet comme étant hors de notre portée, et de s’en saisir de manière volontariste, pour assurer sa justice et son efficacité.