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Crise de la démocratie : faut-il se méfier de la méfiance citoyenne ? (1/2) 

Vectorjuice. Freepik
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Le discours dominant tend à s’affoler du scepticisme croissant des populations envers la démocratie libérale. Et s’il était en réalité le signe d’une forte demande citoyenne pour une démocratisation authentique des institutions ?

Serions-nous devenus trop méfiants ? Une enquête de la Fondation Jean Jaurès et de la Revue Civique de 2016, intitulée L’observatoire de la démocratie, s’ouvre avec le constat suivant : 60% de la population française déclare que la démocratie fait aujourd’hui gravement défaut (55% en 2017). Le constat est encore plus dramatique dans les trois pays les plus touchés par la crise des subprimes de 2008 : ainsi en 2017, 79% des Italiens sondés, 67% des Grecs et 60% des Espagnols, livrent ce même jugement. Pour 87% des citoyens européens, en 2017 « la plupart des responsables politiques défendent surtout leurs intérêts et ne se préoccupent pas des gens comme nous », et les responsables politiques sont considérés corrompus par 77% des citoyens de l’Union. 

Pour près de 50% des Français sondés en 2016, ce jugement se traduit par un évitement conscient de la politique : les personnes revendiquent une indifférence au monde de la politique, jugé distant et corrompu. Paradoxalement, cette indifférence est parfois justifiée par la volonté de ne pas participer à la décision publique, en en déléguant l’entière responsabilité à cette même classe politique que l’on juge déconnectée et que l’on considère avec méfiance. C’est alors l’abstention qui domine : elle concerne 70% des sondés de 18 à 35 ans, toujours selon l’enquête française. Une enquête postérieure du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), de 2019, confirme ces résultats.

Pour ce qui est des solutions à apporter à la « crise démocratique » – une expression largement galvaudée dans le débat public – une large majorité des personnes sondées en 2017 met en avant la perspective d’une réforme des institutions et des procédures démocratiques (la réduction des mandats, la révocabilité des élus, des référendums d’initiative citoyenne ou encore des référendums révocatoires de mi-mandat). 55% des sondés pensent que « multiplier les référendums serait utile à la démocratie, en particulier sur des thèmes assez inattendus, tels l’aménagement du territoire, les politiques sociales, l’éducation et la santé, ou encore les décisions de la France dans l’UE ». Mais plutôt que d’envisager les vertus et le sens intrinsèque de cette proposition, les auteurs de l’enquête la rabattent sur le compte de la crise démocratique elle-même, en considérant que le référendum n’est pas une procédure aussi digne et vertueuse démocratiquement que le choix des représentants sélectionnés par les partis.

La difficulté de comprendre les raisons de la désaffection pour la démocratie doit beaucoup à la manière dont on manie la catégorie de défiance.

Une telle conclusion en dit long sur la difficulté persistante de comprendre les raisons, déjà anciennes, de la désaffection des citoyens pour la démocratie, et la volonté de « faire la politique autrement ». C’est cette difficulté que je souhaiterais interroger ici. Selon moi, elle doit beaucoup à la manière dont on manie la catégorie de défiance pour occulter, au fond, les dynamiques à l’œuvre dans nos démocraties contemporaines.

Misères de la défiance

Comme l’indiquent les statistiques citées, le principal avantage de la catégorie de « défiance » est de promouvoir des indicateurs quantifiables, comme le Baromètre de la confiance du CEVIPOF, qui livrent une information synthétique et digne de… confiance du ras-le-bol citoyen. On place alors toutes les manifestations de la désaffection citoyenne sur un éventail de positions, et l’on cherche à en observer l’évolution dans le temps. C’est d’ailleurs pour cette raison que la question de la confiance intéresse autant les économistes. La défiance devient ici l’indicateur par excellence des pathologies démocratiques qui nous guettent : la raison pour laquelle les gens n’ont plus confiance en la démocratie, c’est qu’ils n’ont plus confiance envers les autres et face à l’avenir ; la distribution dans l’espace et entre les groupes sociaux de cette confiance interpersonnelle expliquerait la cartographie du vote « populiste » – un autre terme  servant généralement de cache-misère aux diagnostics simplistes.

Cependant si elle éclaire une partie du désenchantement démocratique contemporain, cette explication est assez réductrice. D’une part, on peut être défiant envers les institutions, le personnel politique et les procédures démocratiques pour de multiples raisons, à partir de lectures politiquement divergentes de l’ordre social, et suivant des principes de justice parfois opposés. Les enquêtes quantitatives sur la défiance ne se donnent pas les moyens d’observer ces nuances. Prenons la question clé de l’enquête de La Fondation pour l’innovation politique, de 2017, intitulée « Où va la démocratie ? » : « La démocratie est-elle le meilleur des systèmes ou un autre système pourrait-il être aussi bon que la démocratie ? ». L’ambiguïté de la question saute aux yeux. De quelle démocratie parle-t-on ? De l’idéal démocratique, dont la définition met toujours en jeu des interprétations conflictuelles de la liberté, de l’égalité, de la justice et des droits? Ou de nos systèmes démocratiques actuels, avec leurs promesses non tenues, leurs dysfonctionnements et leurs contradictions ? 

Quand la démocratie est critiquée, c’est au nom de la démocratie.

Il n’est guère étonnant, ni forcément inquiétant, à cet égard, que plus d’un Français sur trois ait répondu qu’un autre système pourrait être préféré à nos démocraties. En menant une enquête qualitative plus fine que ces sondages d’opinion, une équipe de sociologues a ainsi montré que, certes, de nombreux citoyens français sont mécontents vis-à-vis de la démocratie, mais qu’elle reste un horizon indépassable. En fait, quand la démocratie est critiquée, c’est au nom de la démocratie (Gourgues et al., 2021). L’enquête déjà citée du CEVIPOF allait dans le même sens : elle relevait un attachement majoritaire des enquêtés à la démocratie comme idéal politique.

Cela montre que la défiance envers la classe politique peut donner lieu à des constats critiques extrêmement différents au sujet de la démocratie. Mais il y a un deuxième problème dans cette explication par la défiance : on ne répond jamais à la question « qui fâche », à savoir : en quoi nos démocraties produisent structurellement cette défiance ? Pour le dire avec un jeu de mots : ce sont les citoyens qui se méfient de la démocratie ou nos systèmes démocratiques qui se méfient de leurs critiques ? Réduire ce problème complexe à un phénomène univoque, la défiance, revient à défendre implicitement la supériorité rationnelle de l’ordre en place sur les critiques citoyennes. C’est-à-dire fermer ses yeux et ses oreilles devant une demande sociale qui s’exprime.

Enfin, il y a un troisième écueil dans l’explication par la défiance, qui tient à la compréhension même du fait démocratique. En réalité, les démocraties libérales modernes sont fondées sur un principe de confiance relative – sans quoi la représentation s’apparenterait à la délégation pure et simple : « faites ce que vous voulez du moment où vous avez mon vote ». Et les démocraties sont aussi fondées sur le principe de défiance des gouvernés envers les gouvernants : ce que Pierre Rosanvallon (2006) avait appelé la « démocratie de surveillance », et qu’on a vu pour la première fois à l’œuvre sous une forme systématique, dans le principe de l’accountability des budgets participatifs de Porto Alegre. Ce n’est pas non plus un hasard si le contrôle démocratique de l’action des gouvernants passe par la possibilité d’un vote de défiance parlementaire (comme la « sfiducia » italienne ou la « motion de censure » française).La question de la confiance est donc une question piège, car elle décentre le regard du lieu où il faudrait le placer – à savoir nos systèmes démocratiques –, et elle nous conduit à une lecture partielle de ce qu’est la démocratie.

Crise démocratique… ou crise de l’hégémonie néolibérale ?

En réalité, du point de vue de l’évolution de nos démocraties, la défiance citoyenne s’explique par une multitude de raisons : les plus évidentes ont été mises en exergue depuis longtemps : la crise des organisations politiques traditionnelles – partis et syndicats – mesurée en nombre d’adhésions ; la crise des clivages traditionnels, avec la chute du mouvement ouvrier et l’affaiblissement du clivage gauche-droite ; la crise des grands récits politiques qui ne parviennent plus à structurer durablement la socialisation, et ce d’une génération à l’autre ; la professionnalisation croissante de la politique qui creuse un gouffre entre l’univers social des politiciens professionnels et celui des citoyens profanes : ce qu’on désigne dans le sens commun par l’idée de la « déconnexion » de la classe dirigeante ; enfin, la crise d’une certaine moralité publique, avec les scandales de corruption qui ont touché les classes politiques de différents pays occidentaux depuis les années 1980.

Que reste-t-il de la démocratie si ses principes deviennent solubles dans les « eaux glacées » de l’intérêt économique, si la politique est soumise aux impératifs du marché libre et concurrentiel, et de sa « gouvernance technocratique ».

Mais certaines des causes de la défiance citoyenne sont plus profondes et enracinées, et plus difficiles à identifier, car elles ne tiennent pas tant au désaveu de la démocratie comme idéal, qu’à celui de la façon dont le néolibéralisme nous a habitués à la concevoir. Ce néolibéralisme, dont la conception étriquée de la démocratie ne suscite plus aujourd’hui l’adhésion des gouvernés, traverse une crise profonde. L’opération d’évidement de la politique démocratique que le néolibéralisme a accomplie depuis une quarantaine d’années commence à être massivement visible, car les majorités sociales des pays occidentaux en ont fait l’expérience directe avec la démolition progressive des dispositifs de solidarité sociale. Que reste-t-il de la démocratie si ses principes deviennent solubles dans les « eaux glacées » de l’intérêt économique, pour reprendre l’expression de Marx, si la politique est soumise aux impératifs du marché libre et concurrentiel, et de sa « gouvernance technocratique » (Supiot, 2015) ?

Nous nous trouvons alors, pour suivre le penseur de l’hégémonie Antonio Gramsci, dans une configuration typique d’interrègne, ce moment où « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître », pendant lequel « on observe les phénomènes morbides les plus variés ». « Crise d’hégémonie » : voilà comment l’on peut bel et bien caractériser cette crise actuelle de la démocratie. Comme l’écrit Nancy Fraser dans son ouvrage au titre évocateur (The old is dying and the new cannot be born), quand bien même le terme « crise » soit galvaudé aujourd’hui, « tout se passe comme si les masses à travers le monde entier avaient cessé de croire dans le sens commun dominant qui avait sous-tendu la domination [néolibérale] pendant de nombreuses années. […]. En ce sens, on peut assumer que nous faisons face à une crise politique globale. […]. Dans le rejet massif des « politics as usual« , une crise systémique objective [qu’elle appelle ensuite une « crise d’hégémonie », nda] trouve progressivement sa voix politique subjective » (Fraser, 2019, p. 7-9. Ma traduction). En parallèle de cette crise du sens commun néolibéral, nous assistons à l’émergence de nouvelles représentations et pratiques de la démocratie, en lutte pour la conquête de l’hégémonie : de nouvelles visions contestataires de la démocratie, qui s’éloignent de la vision défendue par les classes dirigeantes néolibérales.

Première d’un article en deux parties consacré au désenchantement démocratique dans les démocraties libérales.