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Critique de l’animation culturelle urbaine

De nombreuses villes font actuellement reposer la réussite de leur développement au cœur d’une injonction paradoxale. D’un côté, elles s’emploient à renouveler les espaces, notamment festifs, dédiés à la célébration de la mixité et du «vivre-ensemble». De l’autre, elles promeuvent une gouvernance et un urbanisme attentifs à la planification, à la sécurité et au contrôle des publics susceptibles d’y être tolérés. Ces mélanges de planifications et d’animations festives ne manquent pas de masquer des intérêts privés alliés à des visées politiques, le promoteur marchant souvent la main dans la main avec le décideur public.

Dans ce contexte, chaque manifestation publique (un festival par exemple) met à l’épreuve un modèle de haute planification, recherchant à «prévoir» la fête et anticiper toute forme de surprise. Pourtant l’inattendu n’est-il précisément pas consubstantiel à toute forme de manifestation collective, surtout lorsqu’elle est, de surcroît, festive ? Est-il seulement possible de tout contrôler ? Dans des cadres aussi normés, quelle place est laissée à d’éventuels débordements ? Ne risque-t-on pas de neutraliser totalement les affects humains qui font d’un événement un événement «réussi» ? Par ailleurs, quand et comment dépasse-t-on le discours ? L’éloge du vivre-ensemble et de la diversité devient‑il un argument de marketing urbain ? À quelles conditions – et de quelles façons – sort-on de ces impasses lorsqu’on entend œuvrer d’une manière ou d’une autre sur le social et ses inscriptions territoriales ? Les réponses à ces questions impactent les manières de concevoir la communauté et le commun, les espaces publics et la diversité. Elles suggèrent des alliances, mais aussi des conflits. Ces interrogations sont également en relation avec des idéologies urbaines (créatif ou récréatif, «smart», vert, durable, transitionnel…) et les forces sociales et culturelles qui les portent.

La démocratie culturelle revendiquée par les «villes créatives» porte une seconde série de questions au premier rang desquelles se trouvent les publics ciblés et concernés de fait par cet élan participatif. Nos élus se targuent de vouloir attirer les créatifs dans nos villes car ce nouveau profil de classe contribuerait activement au redressement économique. Des «startupeurs» aux «incubateurs de com’» en passant par les porteurs de spin off, les artistes «autoentrepreneurs», voire même les « entrepreneurs sociaux », le nouveau lexique des politiques publiques regorge de qualificatifs pour désigner cette population que l’on rêve de voir investir les centres-ville. Mais ces populations, au capital social et culturel élevé, ressemblent peu à celles qui, il y a encore seulement quelques années, vivaient dans ces espaces. Sous couvert de «gentrification», quelle urbanité sommes-nous en train de produire ? Que deviennent les populations plus précaires refoulées toujours plus loin des espaces de visibilité publique ?
La ville, lieu emblématique de la mixité sociale, est-elle en train de se dénaturer ? À force de prétendre réenchanter la ville, ne finit-on pas par idéaliser une forme d’urbanité passée qui masquait mal les rapports de force entre classes opposées : les urbanistes et autres amoureux du patrimoine qui se pâment à visiter Saint-Pétersbourg feignent-ils d’oublier les centaines de milliers de moujiks sacrifiés pour construire les perspectives néoclassiques de cette ville ? Face à l’image d’Épinal des villes ou, mieux, des villages d’antan, quelles convivialités (re)créons-nous aujourd’hui ? Pour quels espaces de vie, quels espaces publics ? Et surtout : pour quels habitants et quelles classes sociales ?

Bien des projets de «co-créations» peinent à intégrer réellement les habitants des quartiers populaires ou à transcender les frontières qui se tracent naturellement autour de «porteurs de projets» aux profils socioculturels très analogues. Cette tension qui court entre enchantement et appropriation n’épargne pas les espaces vides ou évidés : friches urbaines, talus de chemin de fer, anciens équipements collectifs laissés à l’abandon. Les projets imposés par en haut, l’escompte de gains substantiels engrangés par la captation des plus-values foncières entrent en conflit avec les résistances des jardiniers urbains, les établissements des squatters, les mouvements associatifs et les citoyens qui proposent de nouvelles affectations et souhaitent conserver des lieux de mémoire collective.

Le succès actuel de manifestations variées, sociales ou culturelles, est-il lié à un besoin de réaffirmation «du collectif» mais un collectif choisi de «blancs» bien diplômés à l’imaginaire homogène ou repose-t-il dans une volonté de se frotter à une mixité sociale bigarrée, composite, forcément moins consensuelle et plus risquée ? Doit-on soupçonner des leurres de communautés destinés, en réalité, à nous conforter dans nos profils de consommateur et dans l’entre-soi de groupes issus des mêmes horizons ? La figure du citoyen fêtard peu politisé et désintéressé du questionnement public fait florès dans la littérature.
Doit-on craindre l’avènement d’une «ère de l’événementiel urbain» qui ne serait que l’écho moderne de l’ère du vide que Lipovetsky diagnostiquait il y a trente ans, caractérisé par le dépérissement des grands projets collectifs qui cèdent la place à des pratiques festives valorisant les Narcisse hyper-individualisés ? Ou est‑on en présence de manifestations qui témoignent de potentiels nouveaux élans politiques, éventuellement agonistiques, susceptibles de renforcer l’espace public dans la diversité des êtres qui le peuplent ? Les pratiques de (ré)enchantement n’excluent pas, loin de là, des luttes concurrentielles pour la réappropriation de la ville visée comme un ensemble d’opportunités auxquelles toutes et tous ont droit.
Ce dossier a été composé pour tenter d’alimenter la réflexion autour de ces différentes questions.

Jouir de la ville : qui et contre qui ?

Le dossier s’ouvre sur l’analyse du phénomène qu’on a nommé « gentrification » et dont Pierre Ansay démonte l’ambivalence.
Dans cette démonstration, des flâneurs gentrifiants font face à des classes populaires gentrifiées. Discutant cette analyse, Henri Goldman repère un tiers manquant.
À Bruxelles, le canal est une frontière qui fait penser au Mur de Berlin. C’est ce qu’a mis en scène Emilio López-Menchero en installant un checkpoint à la porte de Flandre.
Lutter et faire la fête : c’est devenu un alliage indispensable, comme le montre Luca Piddiu. Louise Carlier interroge le mode d’appropriation des espaces publics par différents groupes de la population qui sont parfois en concurrence.
Pour Jean-Paul Gailly, cette concurrence oppose également les usagers de divers moyens de locomotion.

Les instruments culturels du réenchantement

Depuis quelques années, de nouvelles traditions font défiler des parades dans nos rues. Myriam Stoffen, sa directrice, nous raconte la saga de la Zinneke Parade de Bruxelles. Celle-ci a fait des émules en Wallonie : à Charleroi (Alissia Raziano) et à Seraing (Marco Martiniello).
Des interventions artistiques peuvent aussi reconfigurer les espaces publics, comme celle de JR à Rio (Marjorie Ranieri) et de Francis Alÿs (Maud Hagelstein).

Les vertus paradoxales des espaces vides

Les friches urbaines sont des lieux privilégiés pour les interventions des habitants. C’est notamment le cas sur le site de Bavière, à Liège (Pavel Kunysz). Souvent il est question de réintroduire l’agriculture en ville, comme l’analyse Michel Ansay. On a fait aussi pousser des légumes à Schaerbeek, dans le jardin Navez qui a donné lieu à une longue bataille d’appropriation collective, racontée par Clémentine Delahaut, qui fut de cette bataille. À deux pas de là, dans le quartier Pogge, une population va transcender ses différences autour d’une ancienne bibliothèque. C’est un autre acteur, Emmanuel Massart, qui tient la plume.

Ces quelques expériences locales sont cadrées théoriquement par une analyse d’Éric Le Coguiec, chargé de cours à la faculté d’architecture de l’Université de Liège, intitulée « Vers une mise en scène de la subversion ». (Cette analyse, qui n’a pu être publiée faute de place dans ce dossier, est uniquement consultable sur ce site.)

Ce dossier a été coordonné par Pierre Ansay, Rachel Brahy et Bruno Frère, membres du collectif éditorial de Politique.