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Du régime « universel » de retraite

16 JANVIER 2020 : À LA GARE DE VAUGIRARD (PARIS), LE PHILOSOPHE JACQUES RANCIÈRE AFFIRME « SON SOUTIEN TOTAL À LA LUTTE EXEMPLAIRE » DES CHEMINOTS GRÉVISTES

[Chronique sociale publiée dans le numéro 111 de Politique, mars 2020.]

Le régime spécial des cheminots, dénoncé comme archaïque par le pouvoir et ses économistes zélés, n’est rien d’autre, explique Jacques Rancière, qu’un élément d’organisation d’un monde commun. À l’opposé du « régime universel » prôné par le pouvoir, un système de retraite démocratique et équitable ne serait-il pas fait plutôt de l’ensemble constitué par plusieurs régimes spéciaux, « propriété sociale » d’une collectivité de travailleurs et gérée par elle ? « La retraite de chacun, nous dit Rancière, serait alors le produit de la solidarité d’un collectif concret ».

La réforme des retraites voulue par le président Macron et son gouvernement préconise la mise sur pied d’un « régime universel » dans un souci d’égalité de traitement et pour accompagner les changements actuels de l’emploi. Chaque euro cotisé, martèlent les réformateurs, doit donner droit à un même nombre de points pour fixer l’âge de départ à la retraite. Aligner indifféremment l’âge de départ à la retraite des catégories de salariés dont l’espérance de vie varie de 10 à 15 ans – comme pour les ouvriers du bâtiment et les professeurs d’université par exemple – ne ferait que creuser davantage encore les inégalités, répondent ses opposants. La reconnaissance supposée de la pénibilité des métiers comme correctif, outre qu’elle n’a encore pu être objectivée, ne justifierait pas pour autant un tel « régime universel ». À moins qu’il ne s’agisse d’acter par cette (contre-)réforme la précarisation de l’emploi et la contractualisation des prestations sociales par la mise en place d’un système de retraite qui leur correspond.

Dans la visée du système de sécurité sociale, le droit à la retraite, généré par le travail, se veut aussi « universel ». Mais il désigne alors tout autre chose. « Universel » signifie ici l’élargissement progressif des prestations sociales à toute la population et à tous les risques. Par le principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », il affiche son ambition de redistribution des richesses et d’égalisation des conditions. L’universalité du régime sert précisément, dans le langage de la sécurité sociale, à assurer et étendre la solidarité.

Selon Rancière, c’est cet édifice solidaire que le gouvernement a entrepris de démolir. Comme ce dernier ne conçoit les salariés que comme des individus visant à faire fructifier leur capital humain, il ne peut tolérer leur « propriété collective ». Derrière « les acquis sociaux » que dénonce le pouvoir, il n’y a pas seulement des avantages acquis par les luttes de groupes particuliers, mais « l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité ». Toute la question consiste alors de savoir ce qui opère le lien social : la solidarité ou l’intérêt privé ? « La retraite c’est, pour Jacques Rancière, comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié au monde collectif ».

Vu les soucis de diffusion rencontrés suite à l’épidémie de coronavirus, nous proposons exceptionnellement un “exemplaire solidaire” à télécharger gratuitement (soit une sélection de 12 articles parus dans ce numéro 111).