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Emmanuel Kant, tendre glaive

« Arrière, fantômes ! je vais parler d’un homme dont le nom seul exerce une puissance d’exorcisme »1. À l’occasion du tricentenaire de la naissance de Kant (1724-1804), retour sur le portrait que dresse Heinrich Heine du penseur de la critique en révolutionnaire méconnu.

Qui se mêle d’idées aura, peu ou prou, déjà entendu parler d’Emmanuel Kant. Philosophe du « transcendantal », de l’« impératif catégorique », du « cosmopolitique », et de bien d’autres expressions barbares dont on préservera le lecteur, Kant est le nom d’une véritable « révolution dans la manière de penser »2 que nulle recherche philosophique se voulant originale n’a pu depuis lors éviter de discuter.

Un philosophe qui révolutionne la pensée

Pourtant, Kant ne présente guère l’apparence d’un révolutionnaire. Ennuyeuse et ascétique, sa vie fut comme celle de Socrate résolument casanière, avec en moins la malice – et comme l’espièglerie qu’apprécie quiconque suit les tribulations athéniennes du père de la philosophie. Le mot de Heine est d’ailleurs bien connu : « L’histoire de la vie d’Emmanuel Kant est difficile à écrire, car il n’eut ni vie ni histoire »3. Et quoi ? Naissance à Königsberg en 1724, mort dans la même ville en 1804. Et entre les deux ?

On sait que Kant n’interrompit sa célèbre promenade quotidienne qu’à l’occasion de deux évènements : un jour de 1762, pour la publication du Contrat social de Rousseau, texte de référence du club des Jacobins ; un jour de 1789, afin de ne pas manquer l’actualité des évènements révolutionnaires, à l’égard desquels Kant fut pris, une chips entre les doigts (le comique réside dans le choix de l’article indéfini), d’un sentiment qu’il qualifie lui-même « d’adhésion confinant à l’enthousiasme »4. Pour un philosophe méfiant de toute exaltation des passions, c’est dire que la Révolution française fût, en tant que signe des progrès moraux de l’humanité, l’objet de son plus grand intérêt.

Entre Kant et Robespierre

Si Heine insiste autant, dans De l’Allemagne, sur l’austérité biographique de Kant, laquelle s’étend selon lui à son style, empesé et obscur (une qualité bienvenue pour qui écrit en un temps de censure, note le postkantien Fichte5), c’est pour souligner, par contraste, la puissance destructrice de la pensée de Kant, au portrait duquel il se livre en croisant celui d’un autre révolutionnaire, peut-être plus dans les clous, Maximilien de Robespierre. S’adressant aux citoyens français, Heine écrit ainsi : « Nous eûmes des émeutes dans le monde de la pensée aussi bien que vous autres dans le monde matériel, et nous nous échauffâmes à la démolition du vieux dogmatisme autant que vous à l’assaut de la Bastille »6.

Mais à suivre Heine, Robespierre fait à vrai dire pâle figure face au vieux professeur de philosophie de Königsberg. S’il est vrai que l’Allemagne pense dans la théorie ce que la France réalise dans la pratique, les idées s’élèvent à un maximum que la réalité peine à atteindre – et si Robespierre doit être tenu responsable de la décapitation d’un Roi, c’est à la nuque de Dieu lui-même que la critique kantienne réussit à se hausser. Morale heinienne de l’histoire ? La Critique de la raison pure est « le glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes »7.

Kant, un dynamiteur ?

Kant déicide ? D’un déicide tout théorique, si l’on veut être rigoureux. Car l’entreprise que mène Kant dans le cadre de sa critique de la connaissance est essentiellement stratégique. Vider l’idée de Dieu de toute réalité concrète et palpable, et par suite de toute prétention à faire l’objet d’un véritable savoir, c’est d’un même geste le mettre à l’abri des potentiels dangers des progrès de la science, mais aussi appeler à son investissement par d’autres facultés de la raison. À ce petit jeu, en somme : qui perd gagne.

Un révolutionnaire avec des limites

 « Emmanuel Kant s’attendrit »8 alors, dit Heine. Il pose enfin le glaive et, attablé devant un verre de vin des Canaries, rentre pour quelque temps en lui-même. Que se passe-t-il ? Qui se trouve là ressent d’abord une forte pesanteur, regarde bientôt les poils de la perruque du philosophe se dresser sous l’attraction de quelques astres qui, entre cette tête blanche et le froid plafond, tournoient frénétiquement. Bientôt, une musique semblable à celles qui accompagnent le plus souvent au cinéma les scènes figurant une découverte scientifique se fait entendre et… Eurêka !

« La critique est un savoir des limites du savoir. Mais rien ne nous dit qu’il faille refuser de marcher au simple motif que nous n’aurions pas d’ailes ! » s’exclame avec bonheur Kant. Car au-delà de la question de dieu, la finitude humaine, sur laquelle insiste tant la Critique de la raison pure, a pour contrepartie positive d’ouvrir le champ des relations possibles que l’homme peut entretenir avec le monde : monde dans lequel il convient d’agir et qu’il nous revient peut-être également de changer, selon la Critique de la raison pratique ; monde en lequel résident des beautés qu’il convient de contempler, selon la Critique de la faculté de juger. Manière, en somme, de réconcilier le militant et le contemplatif.

Célébrer cet anniversaire

Alors, si la pensée de Kant fut sans doute aussi révolutionnaire, c’est peut-être parce que sa vie se présenta sous les abords les plus ennuyeux. Méthode transcendantale oblige, il fallait d’abord s’interroger sur la singularité de certaines expériences plutôt que de s’y livrer aveuglément. À nous de reparcourir par nous-mêmes ce trajet. Comment ? En lisant Kant, pour commencer ! Et pourquoi pas L’idée d’une histoire universelle9 ? Sur ce, bon anniversaire ! Alles Gute zum Geburtstag !