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Énergie : état des lieux et lieux de l’État

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37616810644_77c7a253fd_b © Philippe Clabots (#PhilippeCPhot
Les débats sur l’énergie semblent souvent se ramener au meilleur moyen de générer de l’électricité, que sa production soit éolienne, photovoltaïque ou nucléaire. Pourtant, l’électricité ne représente qu’environ 17 % de l’énergie finale consommée en Belgique. Interroger l’implication de l’État belge dans ce secteur nécessite une perspective plus large, en l’analysant sous l’angle d’un « système énergétique ». Les tendances de celui-ci livrent quelques perspectives d’intervention étatique.
Cet article a paru dans le n°116 de Politique (juin 2021).

Alors que les acteurs de la filière pétrolière présents en Belgique sont majoritairement intégrés, privés et étrangers[1. Depuis la revente de Petrofina à Total en 1999.], l’organisation des filières électrique et gazière répond à un schéma assez particulier. La directive européenne 96/92/CE a accompli un double mouvement en libéralisant et en partitionnant le système électrique[2. Le gaz suivra avec la directive 98/30/CE.], qui se retrouve depuis lors séparé en quatre volets : production, transport, distribution et fourniture.

La production est ouverte aux opérateurs privés et voit progressivement diminuer la part relative d’Engie[3. Anciennement Electrabel (propriétaire et exploitant quasi monopolistique sur l’ensemble du système électrique jusqu’en 2001), intégré en 1988 dans le groupe Suez, qui fusionne avec Gaz de France en 2008 et prend le nom d’Engie en 2015. Pour approfondir l’histoire particulièrement riche et complexe du système électrique belge, voir entre autres les Courriers hebdomadaires du Crisp n° 1684, n° 1689-1690 et n° 1695 d’A. Vincent et C. Declercq, parus en 2000.]. Le transport de l’électricité à haute tension est opéré de façon monopolistique par le gestionnaire de réseau de transport (GRT) Elia[4. Créée en juin 2001 par la fusion de la CPTE (Coordination de la production et du transport de l’énergie électrique) et de l’entité d’Electrabel gérant le réseau de 30 kV à 380 kV.], société cotée en bourse mais dont l’actionnaire principal est public. La distribution de la basse et moyenne tension est effectuée par des gestionnaires des réseaux de distribution (GRD) qui disposent de monopoles publics locaux, principalement par les intercommunales Sibelga (Bruxelles), Fluvius (Flandre), Resa et Ores (Wallonie).

À l’instar de la production, la fourniture est ouverte à la concurrence et fait le lien avec les consommateurs. Les fournisseurs – qui peuvent également être producteurs – revendent au détail l’électricité aux ménages et aux petites organisations. Si nécessaire, ils échangent sur le marché de gros de l’électricité, de gré à gré ou via la bourse d’électricité Belpex, à diverses échéances temporelles. D’autres acteurs, clients industriels importants ou opérateurs financiers, participent également au marché de gros, qui est couplé à celui des autres États membres de l’Union européenne. Enfin, des régulateurs, relevant du fédéral (la Creg[5. Commission de régulation de l’électricité et du gaz.]) ou des régions (la Cwape[6. Commission wallonne pour l’énergie.] en Wallonie, la Vreg[7. Vlaamse Regulator voor Elektriciteit en Gas.] en Flandre et Brugel[8. Bruxelles gaz et électricité.] à Bruxelles), contrôlent l’application des textes légaux en vigueur et valident les tarifs des GRT et GRD.

Faire système énergétique

Ce panorama brossé, plutôt que de prendre les besoins d’énergie comme une donnée et de se restreindre à un débat sur l’offre d’énergie, il nous semble pertinent d’élargir la focale au système[9. Le détail des constituants et propriétés d’un système sort du cadre de cet article. Pour l’approfondir, se référer à l’ouvrage de D. Meadows, Thinking in Systems, Earthscan, 2008.] énergétique pris dans son ensemble, sur les traces de Benjamin Dessus[10. B. Dessus, Déchiffrer l’énergie, Paris, Belin, 2014.]. Selon lui, « le système énergétique d’une société est constitué de l’ensemble des services requérant de l’énergie qui sont nécessaires à la satisfaction des besoins d’alimentation, de logement, d’éducation, de santé, de culture, de mobilité, de loisirs, etc. de ses membres et de l’ensemble des modalités par lesquelles ces services sont fournis ». Ce système se décrit par « l’explicitation de l’ensemble des liaisons s’établissant entre les besoins de services requérant de l’énergie d’une société et les ressources énergétiques dont peut disposer cette société » et se balise en quatre jalons. Du côté de la demande, il y a les besoins ; du côté de l’offre, on trouve les services, les vecteurs et les ressources, se combinant, chacun à leur niveau, avec divers types d’adjuvants.

Les besoins sont, par exemple, pour les ménages, le confort thermique résidentiel ou la mobilité et, pour le secteur productif, la transformation de matières premières, l’assemblage de pièces ou le transport de produits finis. Ces besoins peuvent être satisfaits de diverses manières, selon les infrastructures et outils mis à disposition, les modes de vie et de production, l’organisation sociale, l’aménagement du territoire, etc. Les services énergétiques sont la contrepartie des besoins du côté de l’offre. Ils sont fournis en mobilisant au passage divers vecteurs énergétiques : électricité, carburants alimentant des moteurs ou combustibles produisant de la chaleur. Chaque vecteur énergétique présente différentes caractéristiques : stockabilité, transportabilité, taux de retour énergétique[11. Également appelé Energy Return On Investment (EROI) en anglais. Ce paramètre rapporte le contenu énergétique d’un vecteur à celui qu’il a fallu dépenser pour l’obtenir.], diversité d’usages envisageables.

Ces vecteurs énergétiques sont obtenus par la transformation de ressources énergétiques naturelles, comme le pétrole brut, le vent ou l’ensoleillement. Ces ressources sont assujetties à des contraintes très diverses : contraintes physiques de localisation et de nature (flux comme le vent, stock comme les hydrocarbures), contraintes techniques d’extraction, transformation et transport, contraintes environnementales et sanitaires. Un exemple historique français permet d’apprécier cette perspective plus large et le rôle que peut y jouer l’État. À la suite des chocs pétroliers de 1973 et 1979 (chocs qui ont affecté les ressources), l’État français a implanté au pas de charge des réacteurs nucléaires sur tout son territoire, leur faisant assumer une proportion de l’ordre de 80 % de la production électrique. De plus, pour se garantir un surcroît de souveraineté vis-à-vis des exportateurs d’hydrocarbures, la France a choisi de recourir autant que possible à l’électricité pour satisfaire les besoins énergétiques (c’est un choix de vecteur), notamment en termes de chauffage résidentiel. Au prix d’un taux de retour énergétique dégradé, la chaleur des réacteurs est convertie en électricité, puis l’électricité en chaleur de chauffage.

Cela a pour conséquence que chaque diminution d’un degré de la température ambiante en hiver nécessite un supplément de production électrique de 500 mégawatts, soit un demi-réacteur nucléaire, restreignant d’autant les possibilités d’importation des pays frontaliers.

Tendances du système énergétique belge

Le système électrique ne représente en Belgique que 17 % des vecteurs énergétiques consommés, mais il joue un rôle névralgique : en cas de blackout prolongé, adieu éclairage, mais aussi hôpitaux, chaînes d’approvisionnement alimentaire et d’eau potable, thermostats, médias, moyens de communication, services financiers, stations-services et feux de signalisation. Si l’électricité se transporte facilement et quasi instantanément, son stockage est plus ardu[12. Pour s’en faire une idée concrète : la capacité de stockage de la centrale de pompage-turbinage de Coo représente 0,25 % de celle des quelque 3000 stations-services situées en Belgique.]. Dès lors, la contrainte d’un équilibre continu entre production et consommation implique un dimensionnement du réseau électrique et du parc de production basé sur la demande en période de pointe et de son évolution à moyen terme, étant donné l’inertie des infrastructures [13. Compter 40 à 60 ans pour les équipements à haute tension du réseau, dont le coût est le plus significatif.]. Débusquons maintenant les tendances à l’œuvre dans les différentes parties de notre système énergétique en remontant progressivement des ressources aux besoins.

Du côté des ressources, la consommation d’énergie primaire se découpe approximativement de la manière suivante[14. Chiffres AIE 2019.] : 70 % d’énergies fossiles (dont 27 % de gaz naturel), 20 % d’énergies fissiles (nucléaire) et 10 % d’énergies renouvelables. En 2018, la majorité du gaz naturel utilisé en Belgique était fourni par les Pays-Bas (46,3 %) et la Norvège (35,9 %). L’arrêt complet de l’exploitation du gisement néerlandais de Slochteren en 2030 va rebattre sensiblement les cartes. En complément aux gazoducs (par lesquels transitent 80 % des importations), la diversité d’origine des approvisionnements est rendue possible par le terminal GNL[15. Gaz naturel liquéfié, amené sous une forme plus dense par des navires méthaniers et reconditionné une fois livré.] du port de Zeebrugge (20 %), exploité par Fluxys[16. Société cotée en Bourse, chargée du stockage et du transport du gaz naturel en Belgique.], une société qui a cependant signé en septembre 2019 avec Qatar Petroleum Ltd un contrat de fourniture couvrant l’ensemble du volume des infrastructures existantes de 2028 à 2044.

Du côté des vecteurs, bien que la Belgique ne soit pas productrice de pétrole, ses raffineries en font une exportatrice nette de carburants à hauteur d’environ 40 % de sa production : les installations de raffinage du port d’Anvers fournissent 5 % de la capacité de l’Union européenne (des 28). Concernant le système électrique, nous faisons face à trois tendances, liées à la volonté politique de sortir du nucléaire et d’augmenter la part d’énergies renouvelables dans le mix électrique et faisant l’objet d’interventions économiques et législatives de l’État :

> l’augmentation de la part d’énergies renouvelables décentralisées[17. Raccordées directement au réseau de distribution plutôt qu’au réseau de transport.], qui pose des problèmes de stabilité aux GRD et suscite des besoins de renforcement des compétences et des infrastructures ;
> le doublement de 3 à 6 gigawatts de l’électricité issue de la mer du Nord (production éolienne et interconnexion avec le Royaume-Uni), actuellement acheminée par une ligne unique : sécuriser cet approvisionnement nécessite un renforcement du maillage ;
> le remplacement des sept réacteurs nucléaires belges par une puissance installée d’environ 3,85 gigawatts.

Enfin, bien qu’encore embryonnaire, une tendance s’amorce avec la mise en place de filières Power2molecules, consistant à produire des vecteurs énergétiques comme l’hydrogène à partir d’électricité et vice versa, de façon à utiliser les avantages de l’un (stockage, matière première, carburant) ou de l’autre (transport) selon l’adéquation du contexte. Divers acteurs y prennent part, tant académiques (projet interuniversitaire BEST), qu’industriels (coupole WaterstofNet en Flandre, John Cockerill en Wallonie) ou étatiques (gouvernements flamand et wallon). Du côté des services, les gouvernements régionaux misent sur le développement des réseaux de chaleur pour les secteurs résidentiel, industriel et tertiaire, en substituant aux combustibles fossiles les chaleurs fatales[18. La chaleur fatale est la chaleur secondaire produite par un site de production industrielle dont ce n’est pas l’objet premier. Il s’agit par exemple de la chaleur récupérée en aval d’une centrale nucléaire ou en sortie d’un incinérateur d’ordures. (NDLR)], la cogénération ou les sources renouvelables. Concernant la mobilité, l’électrification des véhicules[19. Qui n’est pas la panacée. Pour plus de détails, cf. F. Collard, « Automobile, l’électrification à marche forcée », Politique, n° 114, décembre 2020.] est attisée par les constructeurs, de même que par le gouvernement fédéral, qui projette d’exclure les moteurs thermiques du parc des voitures de société à l’horizon 2026. Enfin, du côté des besoins, on retrouve trois éléments notables : les infrastructures, l’aménagement du territoire et la précarité énergétique[20. Cf. J. Simon, « Bruxelles, précarité énergétique et changements climatiques », Politique, n° 114, décembre 2020.].

Les choix politiques relatifs aux infrastructures et à l’aménagement du territoire structurent largement les besoins en services énergétiques : règlementations PEB[21. Normes sur la performance énergétique des bâtiments.], densité d’occupation des territoires, mixité des fonctions, infrastructures de déplacement. Quant à la précarité énergétique, elle peut se définir de plusieurs manières. Elle peut être ressentie ou objectivée, à travers une part significative du revenu consacrée aux dépenses énergétiques ou, à l’inverse, un montant très faible alloué à ces dépenses. Cette précarité énergétique a été aggravée par la libéralisation des marchés de l’énergie et elle persiste par l’action – éventuellement combinée – de plusieurs facteurs : le non-recours des personnes concernées à des mesures ciblées comme les tarifs sociaux, une organisation de la rénovation énergétique manquant d’incitants pour les propriétaires non-résidents et conduisant à des problèmes de coordination dans les copropriétés, un parc de logements sociaux très énergivores.

Modes d’intervention des autorités étatiques

À travers les traits ébauchés ci-dessus, on constate que l’État intervient à chacun des étages et de plusieurs manières dans le système énergétique. Pour reprendre la typologie de Richard Musgrave[22. R. Musgrave, The Theory of Public Finance: A Study in Public Economy, New York, McGraw-Hill, 1959.], il agit principalement par le levier de l’allocation, dans une moindre mesure en recourant à la stabilisation et, à la marge, par la redistribution.

Ainsi, l’État régule le tarif des carburants comme celui de l’électricité (redistribution et allocation), il promeut de nouvelles filières énergétiques d’intérêt général mais – temporairement – insuffisamment concurrentielles (allocation et stabilisation), il est directement acteur dans les segments du transport et de la distribution du gaz et de l’électricité, il organise et choisit (allocation) la poursuite ou pas du recours à certaines filières (fin du nucléaire, création de zones à basse émission). Malgré cette diversité d’interventions, un effet univoque n’est pas aisé à percevoir. Cela s’explique, notamment, par le morcellement des compétences entre État fédéral et entités fédérées. Un morcellement qui, additionné de la diversité des coalitions à chaque niveau, estompe les synergies éventuelles par rapport à un État unitaire à scrutin majoritaire.

Perspectives

À gros traits, essayons de définir selon quels axes l’État devrait peser sur le système énergétique. L’approche de « l’économie du donut » avancée par Kate Raworth[23. K. Raworth, La théorie du donut : l’économie de demain en 7 principes, Paris, Plon, 2018.], s’attaquant d’une part au plancher (satisfaction des besoins fondamentaux) et d’autre part au plafond (protection des générations futures), nous fournit une heuristique intéressante.

Du côté du plancher, la lutte contre la précarité énergétique passe non seulement par un renforcement des mesures de rénovation du bâti et une réorientation qui puisse amenuiser les effets pervers mentionnés plus haut, mais aussi par une progressivité renforcée des tarifs. Avec une première tranche gratuite, une tarification progressive permet de satisfaire des besoins de base tout en rendant le mésusage plus coûteux[24.P. Ariès, Décroissance et gratuité, Paris, Golias, 2010.]. Par comparaison avec les mesures ciblées comme la tarification sociale, le caractère universel de la tarification progressive a l’avantage d’éviter le non-recours, de simplifier la gestion administrative, d’étendre la redistribution et de conférer une plus grande stabilité politique à la mesure.

Du côté du plafond, l’Union européenne ambitionne d’être neutre en émission de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. Il ne fait aucun doute qu’un découplage absolu[25. Croissance du PIB accompagnée d’une décroissance des émissions de gaz à effet de serre.] du PIB ne sera pas atteint d’ici là, a fortiori en tenant compte de l’effet rebond[26. L’effet rebond (ou paradoxe de Jevons) est le constat que les économies d’énergie induites par l’introduction d’une nouvelle technologie sont, à terme, compensées par une adaptation des comportements sociaux.] et des importations d’énergie. Au-delà des gains en efficacité énergétique et d’une proportion toujours plus grande d’énergies renouvelables dans les ressources énergétiques, une plus grande sobriété sera de toute façon indispensable.

Du point de vue de l’offre, l’association Négawatt[27. Association Négawatt, Manifeste Négawatt, Arles, Actes Sud, 2015.] propose des politiques de sobriété déclinées en plusieurs dimensions collectives : structurelle (organisation de l’espace et des activités visant à réduire les déplacements), dimensionnelle (dimensionnement des équipements correspondant à leur usage, comme le poids et la durée de vie des véhicules), d’usage (concevoir et utiliser les équipements en vue d’en réduire la consommation, par exemple limiter la vitesse sur les routes) et conviviale (mutualisation des équipements et de leur utilisation, comme la voiture partagée).

Du point de vue de la demande, une piste est proposée par D. Fleming et M. Hillman[28. M. Szuba, « Régimes de justice énergétique », in A. Sinaï, Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.] : la « carte carbone ». Un budget CO2 identique serait attribué à chaque membre d’une collectivité, conditionnant toute consommation de ressource énergétique fossile. Le montant du budget allouable serait recalculé chaque année et l’excédent serait échangeable de gré à gré, à un prix fixé par l’offre et la demande. Ce mécanisme de rationnement permettrait donc de satisfaire à une contrainte d’égalité tout en limitant le volume total de gaz à effet de serre émis.

Ces deux faisceaux de propositions, pour pertinentes qu’elles soient face aux défis auxquels nous sommes confrontés, n’en restent pas moins en rupture avec le paysage énergétique belge et européen, ses acteurs et ses pratiques. Si on les met en relation avec les travaux de la Convention citoyenne pour le climat en France, cela nous montre deux choses : 1) qu’une délibération menée par un échantillon représentatif de la population peut déboucher sur des mesures transformatrices ; 2) que leur mise en place effective par les pouvoirs publics demande une vigilance opiniâtre du plus grand nombre comme de la société civile.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie de la centrale électrique Drogenbos Engie Electrabel, prise en novembre 2017 par Philippe Clabots.)