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Fin du monde ou fin du capitalisme ?

Mine de charbon à ciel ouvert à Hunter Vallay en juillet 2011 (Max Phillips pour Jeremy Buckingham MLC. CC-BY 2.0)
Mine de charbon à ciel ouvert à Hunter Vallay en juillet 2011 (Max Phillips pour Jeremy Buckingham MLC. CC-BY 2.0)
Comment expliquer le fait que la multiplication des conférences internationales pour le climat, les actions pour la protection de la nature et les technologies « vertes » ne remplissent pas leurs promesses ? Quelles conséquences tirer de cet échec collectif ?

Le combat écologique est l’enjeu, par excellence, qui devrait rassembler toutes les forces progressistes de notre époque. La sauvegarde du vivant et des écosystèmes n’est pas, en soi, un enjeu moralement supérieur aux enjeux de justice féministe, décoloniale ou sociale. Mais si ces luttes sont tout aussi légitimes et respectables, aucun progrès humain véritable n’est envisageable sur une planète devenue inhabitable pour notre espèce. Comme l’ont compris, de façon consciente ou non, les milliers de jeunes manifestant·es pour le climat, la lutte écologique est une condition nécessaire à toute autre forme d’émancipation.

Le réchauffement climatique et l’écocide en cours rassemblent un potentiel destructeur inédit dans l’histoire de l’humanité. À ce titre, la pandémie du covid-19 qui a déjà fait près de 5,5 millions de morts dans le monde ne constitue qu’un épiphénomène d’une crise écosystémique bien plus large dont nous ressentons actuellement les premières secousses. Tous les scientifiques spécialistes du climat tirent la sonnette d’alarme pour dire que nous disposons d’à peine 10 ans pour préserver les conditions d’habitabilité de la Terre pour l’espèce humaine…

Alors que tous les feux sont rouges, brûlants même, somme-nous à la hauteur de notre époque ? Sur base du dernier rapport du Giec[1.Le Giec : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.] sorti en 2021, force est de constater que toutes les bonnes déclarations d’intention des chefs d’États, de Kyoto (1995) à Glasgow (2021), en passant par Copenhague (2009) et Paris (2015) n’ont pas permis d’infléchir d’un iota la courbe croissante des émissions de gaz à effet de serre, responsables de l’augmentation des catastrophes naturelles. Par ailleurs, à l’échelle globale, si l’on regarde la réalité en face, les milliers d’éoliennes, panneaux solaires ou autres voitures électriques qui ont fleuri dans notre paysage n’ont strictement eu aucun impact significatif. Enfin, les diverses mesures prises par les États en faveur de la biodiversité sont nettement insuffisantes pour enrayer le processus d’extinction des espèces vivantes, le plus rapide de l’histoire de la Terre selon IPBES[2.L’IPBES : Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques.].

Comment expliquer le fait que la multiplication des conférences internationales pour le climat, les actions pour la protection de la nature et les technologies « vertes » ne remplissent pas leurs promesses ? Quelles conséquences tirer de cet échec collectif ?

Le ciel n’est même plus la limite

Le rapport de production qui structure notre société constitue un régime qui se définit par sa logique d’accumulation infinie. Par essence, le capitalisme engrange, colonise, conquiert toujours plus d’espaces ou de richesses. Dès lors, toute forme de limite imposée, de règlements, de normes, d’aménagements est intrinsèquement incompatible avec ce modèle de production. Le capitalisme, force d’expansion infinie, ne tolère aucune limite finie.

Le capitalisme a colonisé tous les pays du monde, sans exception. Comme l’ensemble des travailleur·es salarié·es, l’ensemble des animaux, des plantes et des minerais forment de potentielles ressources exploitables. À peu près tout est matière à faire de l’argent pour les investisseurs. Le capitalisme colonise même le temps, en empiétant sur les conditions de bien-être ou de vie des générations futures. À mesure que la bourse s’emballe, l’humanité creuse sa dette à l’égard de ses enfants.

Enfin, le capitalisme s’étend sur des domaines aussi impalpables que nos rêves, nos désirs, notre imaginaire, à travers les objets de consommation que nous achetons, les projets personnels que nous auto-entreprenons ou le bonheur individuel dont chacun et chacune se sent responsable. Nos modes relationnels, notre rapport au temps, à l’espace, à la langue se trouvent également administrés ou gérés selon la fantasmagorie capitaliste. En tant qu’il façonne un type d’être humain bien particulier et étend sa logique à tous les domaines de la vie, le capitalisme a bien, d’un point de vue conceptuel, une dimension totalitaire.

Sur le plan économique, ce régime d’accumulation se traduit par l’obsession largement partagée, de droite à gauche, du nord au sud, de l’est à l’ouest, pour le culte de la croissance du PIB[3.L’omniprésence du PIB, comme indicateur de prospérité, est remise en question depuis quelques décennies par de nombreux auteurs comme Joseph Stiglitz aux États-Unis, Dominique Meda en France ou Isabelle Cassiers en Belgique qui proposent des indicateurs alternatifs. Toutefois, en dépit de ces critiques émanant du monde intellectuel, le PIB demeure, à de très rares exceptions près, la boussole privilégiée des politiques nationales dans le monde.], qui reflète la croissance des activités, mais également, de façon corollaire, la croissance des émissions de gaz à effet de serre. Avec le capitalisme, « le ciel n’est même plus la limite », des rêves mégalomanes d’Elon Musk à la destruction de la planète.

Le culte de l’innovation

Dans ce contexte, les technologies dites « vertes » n’offrent aucune porte de sortie pour deux raisons majeures.

D’une part, la production massive d’éoliennes, de panneaux solaires ou de voitures électriques dépend d’une quantité croissante de minerais dont l’extraction, l’une des activités les plus polluantes au monde, n’est possible qu’avec l’énergie générée par les combustibles fossiles comme le charbon. Selon un rapport du programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), sorti en 2019, l’ensemble des activités extractives (minérales, énergétiques et agricoles) sont responsables de plus de la moitié des émissions des gaz à effet de serre et de 90% de la perte de la biodiversité dans le monde[4.Perspectives des ressources mondiales 2019, mars 2019.]. Ne nous racontons pas d’histoires : comme le souligne Guillaume Pitron[5.G. Pitron, La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition numérique, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.], spécialiste en géopolitique des matières premières, à travers ces technologies prétendues propres, les pays européens ne font donc que délocaliser leurs émissions de gaz à effet de serre, dans des régions du monde éloignées des regards, essentiellement en Asie, en Afrique ou en Amérique latine. Dans la division du travail du capitalisme mondialisé, ces pays prennent en charge la quasi totalité des activités extractives et industrielles et, par conséquent, les pollutions associées.

D’autre part, dans un tel régime d’accumulation de richesses, les « énergies vertes » ne remplacent pas les énergies fossiles, elles s’ajoutent à ces dernières. Contrairement aux idées reçues, nous sommes toujours à l’ère du charbon. Disponible en abondance, l’exploitation de cette ressource fossilisée ne s’est jamais aussi bien portée. D’après un rapport de l’Agence mondiale de l’énergie (AIE), entre 2021 et 2024, la consommation mondiale de charbon devrait atteindre son plus haut niveau historique[6.AIE, Coal 2021, Analysis and forecast to 2024, décembre 2021.]. Selon Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialiste des questions relatives à l’énergie, la consommation mondiale d’énergie n’a jamais cessé de croître et les trois énergies fossiles (gaz, pétrole, charbon) composent toujours plus de 80% de la consommation mondiale[7.« Jancovici : Du business sans énergie et sans climat ? », 6/9/21]. Bref, la transition énergétique encouragée à l’unisson par toutes les « âmes vertes » n’a jamais connu un début de réalité. Au niveau mondial, il n’y a qu’une « accumulation énergétique » qui détruit peu à peu les conditions de vie humaine et animale sur Terre. À travers le capitalisme, force d’accumulation par excellence, tout gain d’efficience énergétique est toujours réinvesti et provoque, de cette manière, une chaîne infinie d’effets rebonds.

Lorsqu’un problème se présente, le capitalisme répond à ce problème par l’innovation, générant à son tour un nouveau marché et donc de nouvelles catastrophes environnementales, lesquelles entraînent, à leur tour, de nouvelles innovations… Comme le pointe avec justesse Frédéric Lordon : « De ses problèmes, le capitalisme fait des occasions de “relance”, des horizons pour ré-élargir encore l’accumulation du capital.[8.F. Lordon, Figures du communisme, Paris, La Fabrique, 2021, p. 38.] »

Un horizon de rupture

Face à ce sombre tableau, quelles perspectives s’offrent à la gauche véritable, à toute force, personne, association ou mouvement progressiste ? Le début de la réponse est simple : le capitalisme nous détruit ? Sortons donc du capitalisme.

Toute politique du « colibri », des petits pas, d’aménagements, de tentative de correction du système n’aura aucun effet réel tant que nous restons dans un système qui autorise une accumulation infinie de richesses. Au risque de se répéter, vouloir limiter, par une norme sociale ou environnementale ce qui, par définition, a une visée illimitée est contradictoire et donc inopérant. Jamais, depuis le début de l’histoire du capitalisme, il y a plusieurs siècles, ce système n’a ralenti sa force de conquête et de destruction. Les progrès sociaux acquis de haute lutte pendant l’entre deux-guerres et les Trente glorieuses au XXe siècle, n’ont été possible que par l’exploitation des populations colonisées et la délocalisation des activités industrielles hors de l’Europe. Il n’y jamais eu d’âge d’or du capitalisme qu’il s’agirait de retrouver. Il n’y a pas non plus de capitalisme qu’il s’agirait de réparer, corriger ou dont il faudrait contenir les effets indésirables. L’alternative qui s’offre à nous est claire : soit préserver l’humanité et ses conditions d’existence, soit préserver le capitalisme jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que quelques milliardaires, comme Elon Musk et Jeff Bezos, pour continuer à rêver d’immortalité ou de colonisation de l’espace.

Pour toute personne qui se dit « écologiste » ou de « gauche », il s’agit à présent d’assumer, sans ambiguïté et concession, son appartenance à un mouvement de dépassement du capitalisme. Concrètement, une politique sociale-démocrate visant à une simple redistribution plus équitable des richesses, aussi louable soit-elle dans l’intention, sans remettre en cause le rapport de production capitaliste, n’aurait non seulement peu de chances d’aboutir, mais en plus, elle ferait complètement l’impasse des limites planétaires. Aussi, toute visée de « décroissance », sans vision d’un modèle de dépassement du capitalisme, serait inopérante dans un système structuré « pour la croissance ». Ainsi, les appels incessants à «moins consommer » ou « moins produire », sans affirmation claire d’un projet anticapitaliste, donnent du grain à moudre aux défenseurs de l’ordre existant, lesquels ont tout le loisir d’affirmer que « la décroissance, c’est la récession et la perte de richesse[9.Interview de Georges-Louis Bouchez dans La Libre Belgique, le 4 juillet 2020.] », réalité incontestable dans le cadre des structures capitalistes.

Cet horizon de rupture a, en plus, un grand pouvoir de convergence des forces de gauche. Regardons ce système bien en face : le capitalisme est, par exemple, un système profondément « viriliste », basé sur les valeurs de force, d’exploitation, de domination ou de concurrence. Quel sens y a-t-il à éduquer les enfants dans des valeurs de coopération, d’écoute et d’attention, si, en même temps, on les prépare à intégrer un monde du travail intoxiqué par les valeurs patriarcales ?

Le capitalisme repose également sur des logiques coloniales. Quelle cohérence y a-t-il à mener des campagnes d’éducation contre le racisme, en faveur de la tolérance et, en même temps, de continuer à valoriser un modèle de développement qui s’est imposé, par la force, à l’ensemble des régions du monde, détruisant, au passage, d’innombrables peuples, cultures, sensibilités au monde, langues ou mouvements philosophiques et religieux ? Aujourd’hui encore, la surconsommation d’objets en tous genres n’est possible que par la mise en esclavage de populations éloignées des regards, dans les continents africains, asiatiques ou sud-américains.

Si on ajoute les inégalités abyssales creusées ces dernières décennies et la souffrance générée au travail par les mécanismes d’exploitation et de subordination, le capitalisme cumule donc toutes les qualités requises pour faire converger les multiples luttes contre lui… Il s’agit de faire la révolution, au sens premier terme : rendre révolu l’ancien monde.

Ouvrir des « communs »

Mais à quoi ressemblerait un monde « post-capitaliste » ? C’est là que la réponse gagne en complexité.

Vouloir rompre avec les rapports de production capitalistes suppose, entre autres, de militer pour la suppression de la propriété privée lucrative qui rend possible la finance, la spéculation et toutes les crises écologiques, sociales et économiques associées.

En lieu et place de la propriété privée des moyens de production qui fonde le pouvoir actionnarial et le rapport subordonné du salariat, la propriété d’usage des outils productifs permettrait d’organiser démocratiquement, d’une part, une répartition équitable des richesses produites et, d’autre part, une articulation de la production aux besoins réels de la population et aux conditions de soutenabilité des équilibres planétaires.

Au travers d’un « communisme refiguré » à l’aune des enjeux contemporains, Frederic Lordon, dans un récent essai[10.F. Lordon, Figures du communisme, Paris, La Fabrique, 2021.] inspiré en partie par le travail de Bernard Friot[11.B. Friot., Emanciper le travail, La Dispute, 2014.], propose que les agents de la production, sous contrôle citoyen, soient subventionnés en fonction de l’utilité sociale et environnementale de leur projet. La valeur ajoutée créée par la production, habituellement captée par les détenteurs de capitaux (les actionnaires), serait, dans ce monde débarrassé de la finance, entièrement reversée dans des caisses, contrôlées par des citoyen·nes tiré·es au sort, lesquelles serviraient à financer des services publics de qualité, des subventions pour de nouveaux projets et enfin, ce que Bernard Friot appelle un « salaire à vie », renommé « garantie économique générale » par Frédéric Lordon. Pour ce dernier, nous pourrions alors rêver « à la place de la vie comme quantité, de la vie comme qualité (…) la tranquillité matérielle pour tous, de vastes services collectifs gratuits, une nature restaurée et, peut-être par-dessus tout, du temps.[12.F. Lordon., op. cit., p. 99.] »

La reconquête de « communs » et la sanctuarisation d’espaces naturels pour renouer des liens d’interdépendance et de coopération avec l’ensemble du monde vivant constituent deux piliers, sociaux et écologiques, essentiels de la société de demain.

Plus qu’une proposition politique à peine esquissée, et insuffisante, cet article se veut surtout une invitation à toutes les forces progressistes à renouer avec un imaginaire de rupture et de formuler une proposition positive de dépassement du capitalisme. Le signifiant « communisme » étant à ce point entaché par son usage désastreux du XXe siècle, peut-être est-il souhaitable de fédérer les multiples luttes sous la bannière de « communs » ou « démocratie radicale » qui suppose la souveraineté totale des citoyen·nes sur ce qui organise la vie en société, en ce compris, les moyens de production. La marche vers ce nouveau monde ne fait que commencer…

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; mine de charbon à ciel ouvert à Hunter Vallay en juillet 2011, photographie prise par Max Phillips pour Jeremy Buckingham MLC.)