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G1000 : un retour critique

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La critique est facile… mais l’art est difficile. L’entreprise du G1000 est probablement une des tentatives les plus abouties de renouveler les procédures démocratiques. Bien promotionnée, l’initiative est-elle pour autant concluante ? (Une réponse à cet article est disponible ici.)

Le 11 novembre 2011, le rêve de David Van Reybrouck de voir mille Belges se rassembler à parité femmes/hommes, de toutes les Communautés et toutes les Régions, s’est réalisé. Non pas d’un coup de baguette magique mais grâce à la conviction et à l’enthousiasme des organisateurs, des volontaires, de donateurs et des participants au Sommet citoyen. La publication du rapport final du G1000 clôt la troisième étape de cette initiative citoyenne indépendante dont l’ambition était de redonner un souffle à notre démocratie[1. C. Bell, B. Derenne, M. Frattarola, J. Henneman, K. Lambeets, M. Reuchamps, L. Van de Broeck & D. Van Reybrouck, G1000. Le rapport final. L’innovation démocratique en pratique, 2012, 118 pages.]. Au cœur de cette « innovation démocratique mise en pratique » se trouve l’idéal délibératif en passe de devenir un des courants dominants de la pensée politique contemporaine[2.On parle d’ailleurs d’un tournant délibératif (deliberative turn).]. Au cours des deux dernières décennies, ce renouveau de la philosophie politique coïncide avec la mise en place d’initiatives visant à associer les citoyens aux processus de décision démocratique. Le mouvement dont elles émanent vise, plus ou moins efficacement, à institutionnaliser la participation des citoyens « ordinaires » au-delà de l’acte électoral. Le moment semble opportun de revenir sur les objectifs, le contenu et les limites de cette initiative, ne serait-ce que pour contribuer par le biais de cet article, et à notre échelle, à sa dernière phase qui ne sera sans doute pas la plus facile : convaincre. Une piste semble opportune : appliquons l’idéal délibératif et délibérons sur l’opportunité d’une telle innovation démocratique !

Pour les initiateurs du projet, la crise politique qu’a connue notre pays n’était pas une crise belge, mais une crise de la démocratie[3.C. Bell & alii, op. cit., p. 13. ]. L’enjeu du G1000 était bien la recherche de procédures nouvelles susceptibles à la fois d’élargir la participation politique par l’inclusion du plus grand nombre, et de l’enrichir par l’échange public d’arguments. Comme toute initiative nouvelle d’une telle envergure, le G1000 se confronte par son expérience même à certaines limites propres au modèle délibératif, mais également à sa mise en œuvre[4.Nous n’avons pas pris part directement à cette initiative. Notre point de vue est donc avant tout externe et par définition limité à ce que nous avons pu en lire.]. Nous proposons de revenir sur quelques critiques classiques, émanant moins de la philosophie politique que des sciences sociales, qui remettent en cause de manière plus ou moins tranchée ces deux objectifs d’enrichissement et d’élargissement de la participation politique en vue d’ouvrir la réflexion sur la pertinence de faire du G1000 une source d’inspiration pour le réenchantement nécessaire de notre démocratie[5.L. Blondiaux, « La démocratie participative, sous condition et malgré tout. Un plaidoyer paradoxal en faveur de l’innovation démocratique », Mouvements, n°50, juin 2007.].

Élargir la participation politique ?

Les organisateurs ne cessent de le souligner : ils tenaient à réunir un échantillon représentatif – au sens qualitatif et non pas statistique du terme –respectant deux principes essentiels : l’inclusion et la diversité[6. C. Bell & alii, op. cit., p. 27; D. Caluwaerts & M. Reuchamps, « The G1000. Facts, figures and some lessons from an experience of deliberative democracy in Belgium », dans Re-Bel, The G1000, Brussels: Rethinking Belgium, 2012; M. Reuchamps, « Le G1000 », Politique, n°72, 2011, pp. 64-66. ]. Afin de les garantir, des quotas relatifs à la langue, au sexe, à l’âge et à la province ont été définis. De plus, 10% des places étaient réservées aux personnes les moins susceptibles de répondre à l’invitation téléphonique (sans-abris, analphabètes…). Avec un taux de pénétration de 99% en Belgique, l’invitation à participer a été largement lancée mais avec un taux de réponse positive avoisinant lui les 3%, la participation peut difficilement être qualifiée d’élargie[7.D. Caluwaerts & M. Reuchamps, op. cit., 2012, p. 8.].

Car entre invitation et participation effective réside le même malaise démocratique qu’entre droit de vote et participation électorale. Si les droits d’entrée dans le dispositif de participation sont élevés et l’auto-éviction massive (97%) comment penser dès lors qu’une telle manifestation puisse contribuer à élargir la participation politique ? Comment concilier l’idéal démocratique, fusse-t-il représentatif ou délibératif, avec le constat d’un accès inégal des citoyens aux différents lieux de décision ? Comment réintégrer par ces nouveaux processus de démocratie délibérative des points de vue devenus inaudibles parce qu’apolitiques ? Le quota de 10% réservé aux catégories les plus démunies est un début de réponse mais insuffisant. Dans des conditions d’auto-éviction aussi massive, le citoyen « ordinaire » s’apparente à une fiction politique. En effet, aussi diversifié que soit l’échantillon du point de vue sociodémographique, tout citoyen est déjà plus ou moins engagé, plus ou moins informé, y compris lorsqu’il joue le rôle du profane dans un dispositif tel que le G1000. L’expérience d’autres dispositifs amène à penser que les participants au G1000 ont été relativement plus engagés puisque n’interviennent et ne s’expriment dans la plupart des cas que des citoyens intéressés, informés et souvent politisés et engagés sous une forme associative ou sous une autre. Dès lors, penser que tous les citoyens présents ne défendent pas des avis plus ou moins liés à la particratie existante ou aux positions des groupes organisés tels que les syndicats ou à tout le moins aux grands clivages traversant notre société serait naïf. Un résultat semble presque surprendre les organisateurs : les citoyens sont capables de faire plus que simplement voter dans un isoloir ou écrire un tweet rageur. Nos démocraties sont en crise, certes, mais les citoyens critiques et participatifs constituent toujours les forces vives de la contre-démocratie à laquelle le G1000 donne un visage belge[8. P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, 372 pages.].

La question des absents revêt une importance encore bien plus grande et se doit d’être donc posée avec insistance. Car c’est là que se situe précisément la crise de participation politique de nos démocraties. De même, si on refuse d’adopter la position de l’autruche (belgicaine), les absents risquent également de se retrouver dans le camp de ceux pour qui le dialogue intercommunautaire n’a pas ou plus de sens ; pour qui la crise belge est bien belge et non pas démocratique. Le G1000 n’est pas belgicain, rappellent les organisateurs, mais les sciences sociales nous enseignent depuis longtemps le poids des croyances et des représentations des individus dans la construction de leur réalité sociale. Pour certains absents, le G1000 est belgicain. Pour d’autres, la politique n’est pas une affaire de citoyens. Pour d’autres encore, le G1000 est une manipulation des partis politiques, une de plus. Considérons donc pour une fois sérieusement la possibilité ô combien dérangeante, pour nous démocrates convaincus et critiques, que face à la crise de participation de nos démocraties occidentales, les absents ont raison. Reste à connaître leurs raisons.

Enrichir la participation politique ?

L’élargissement de la participation, pour être effectif, doit veiller à garantir une participation égale des citoyens à la délibération. Si, sur le papier, le script proposé et les interventions des facilitateurs semblent avoir permis à chacun de s’exprimer, le temps de discussion limité n’est pas étranger non plus à la participation équilibrée car restreinte. Si la durée consacrée à chacun des thèmes a très certainement freiné la créativité des délibérations, elle a également évité l’émergence de conflits et l’enclenchement des mécanismes de domination politique, qui nécessitent du temps pour prendre place. Sur ce point, on sait grâce à la littérature sur les focus groups que pour que la discussion ne manifeste pas uniquement l’inégalité des rapports sociaux, une des règles d’or de la réalisation de discussion de groupes est de garantir l’homogénéité sociale des groupes – dans le cas du G1000, des tables[9.S. Duchesne & F. Haegel, L’enquête et ses méthodes : les entretiens collectifs, Armand Colin, Collection 128, 2004.]. Une constitution différente des tables aurait amené d’autres résultats, l’entre-soi social permettant mieux l’émergence d’un consensus sur des positions certes plus polarisées mais aussi moins artificielles que le consensus mou auquel les délibérations ont mené, de l’aveu même des résultats présentés. Car, sans entrer dans le débat portant sur la place du conflit dans la délibération[10.Sur la place du conflit dans la délibération et ses pratiques : C. Mouffe, « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism », Social Research, Vol. 66, n°3 ; L. Blondiaux, « Démocratie délibérative vs. démocratie agonistique ? Le statut du conflit dans les théories et les pratiques de participation contemporaines », Raisons politiques, Paris, Presses de Sciences Po, n°30, 2008, pp. 131-147.], l’enrichissement des débats dans l’idéal délibératif passe également par la confrontation de points de vue différents. Il importe donc de contrôler que les opinions sont diversifiées sur le sujet à discuter – la recherche de l’hétérogénéité politique étant la seconde règle d’or de l’organisation de discussions de groupe. En proposant trois sujets aussi colossaux que la sécurité sociale, la répartition des richesses et l’immigration, il était impossible pour la cellule méthodologique de contrôler la représentation diversifiée de chacune des 81 tables autour desquelles prenait effectivement et séparément place la délibération.

Par conséquent, la représentativité et la diversité des points de vue se doivent d’être pensées à ce niveau davantage qu’au niveau de l’échantillon total. Du point de vue méthodologique, tout doit être entrepris pour faciliter l’émergence de ces points de vue différents et cela passe peut-être même par des situations de conflit. De même, les profils des experts qui ne représentaient pas la diversité des points de vue constituent une autre limite majeure, soulignée d’ailleurs par les observateurs internationaux. Ces différents éléments mènent sans surprise à des recommandations qui s’inspirent davantage d’un consensus aussi gentil que mou que d’un consensus rationnel, fruit d’un débat riche de par la qualité des arguments contradictoires avancés. Les choix méthodologiques opérés déterminent ainsi pour partie le résultat médian des discussions et des votes. Le G1000 ne voulait pas escamoter le conflit, pourtant nombre de choix opérés ont mené très clairement à l’éradiquer et ont limité la possibilité des participants d’aller au bout du processus délibératif.

Remède ou poison ?

Un point fondamental déterminera véritablement de la capacité du G1000 à réenchanter la démocratie de notre pays : sa légitimité externe, ou dit autrement sa légitimité auprès de ceux, gouvernants et gouvernés, qui n’y ont pas pris part. Il faudra tout d’abord renforcer encore la légitimité démocratique du processus de recrutement pour garantir la participation politique de tous, en posant ouvertement la question des absents et des motivations de leur refus de participer. Il faudra convaincre les personnes qui ont refusé l’invitation – et celles qui l’auraient fait si elles avaient été tirées au sort – de la légitimité des décisions prises par leurs concitoyens, mais également de convaincre nos dirigeants de l’opportunité et de l’efficacité de la démocratie délibérative comme complément essentiel à la démocratie représentative. Compte tenu de l’investissement important non seulement financier, logistique et personnel, les résultats de cet évènement doivent trouver un écho concret et influencer effectivement les politiques à venir. Un minimum de garantie de prise en compte des résultats par les acteurs politiques aurait été un pré-requis utile pour répondre aux attentes des citoyens, et plus encore des participants, et d’éviter ainsi certaines frustrations. Mais la liberté des organisateurs et la dynamique bottom-up désirable et désirée se sont payées au prix fort d’une telle garantie. C’est néanmoins à la condition unique d’une prise en compte de son processus et/ou de ses résultats par nos dirigeants que l’innovation démocratique initiée par le G1000 et, plus largement, que l’idéal de la démocratie délibérative, pourront représenter un remède au désenchantement démocratique. Sans cela, l’expérience du G1000 laissera un goût amer à tous ceux qui ont pris part car il n’aura ni élargi, ni enchéri la participation politique. Nos dirigeants comme les organisateurs doivent assumer cette responsabilité ensemble pour éviter que le remède rêvé ne soit pire que le poison dénoncé…

(Cet article a été initialement publié dans le numéro 79 de Politique en mars-avril 2013 ; image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 4.0 ; photographie des ruines de l’agora de Ségeste, prise par Davide Mauro en 2016.)