mobilité
Histoires de trottoir
06.01.2023
Cet article a été publiée dans le cadre du n°121 de Politique (décembre 2022).
« Pourquoi suis-je devenu nationaliste ? » se demande Monsieur Keuner, l’homme sans qualités de Bertold Brecht[1.B. Brecht, Histoires de Monsieur Keuner, Paris, L’Arche, 1980.]. Parce que, déambulant dans sa ville occupée, il a du céder le trottoir à des officiers de l’armée d’occupation, et se rabattre sur le caniveau.
Le trottoir, c’est le lieu de la trotte, « viens faire une trotte », ou plus sévère, « je vous demande comme vous vous portez de votre voyage à Marseille », écrit Madame de Sévigné à sa fille, « je ne saurais approuver cette trotterie inutile », ou encore, la déambulation agitée, « ça me trotte dans la tête ».
Et puis voilà des petits bouts de chou qui trottinent à côté de tantine, qui croisent des trottins, des petits laquais qui nettoyaient les crottins. Voilà quelques années encore, les trottoirs de nos villes réclamaient un art maîtrisé du slalom urbain entre les crottes, il fallait de la projection spatiale pour éviter les déjections animales ! Sport périlleux pour les myopes. Heureusement, nos maisons de rapport comportent encore, parfois, des décrottoirs ou gratte-boues. Le sexisme subsiste entre le décrottoir, qui désigne la lamelle d’acier, et la décrottoire qui désigne une brosse, un travail pour la bonne.
Et puis vient l’ascension sociale, « être sur le trottoir » et Voltaire, dans une lettre d’avril 1770, ajoute que « les tracasseries ne finissent point tant qu’on est sur le trottoir ». Tragique, « les filles qui font le trottoir », prostitution des pauvres, alors qu’à l’initiale, « une fille sur le trottoir » est une fille à marier. Les dandys s’y promènent, accrochant les regards, avec un hareng saur en laisse.
Celui qui se pique un peu d’urbanisme et parcourt les rues de la banlieue américaine et canadienne n’en trouve aucun ; sans trottoirs, pas de sûreté entre ce qui est vu devant et anticipé à l’arrière du champ de vision. Transiter est en ce cas est périlleux, sans garanties, nous avons besoin d’assurer nos arrières et le trottoir nous tranquillise. Une rue sans trottoir, c’est un immeuble sans concierges, sans ragots qui prolifèrent la solidarité informelle, opération qu’effectuent les passants à demi-rassurés. Le quartier, c’est l’unité de déambulation piétonne. C’est la proxémie, cette solidarité de proximité qui tisse les socialités des pauvres et des modestes. En été, on sort les chaises et on fait la causette sur le trottoir. Lire la merveilleuse Culture du pauvre de Richard Hoggarth ou Le quai de Wigan d’Orwell.
Et il y a aussi les micro-trottoirs, quand certains reporters se piquent de démocratie directe, qu’ils vont à la rencontre, non du peuple, mais de son concept.
Le trottoir est démarqué spatialement par une bordure surélevée de 20 cm par rapport à la voie publique et jouxte le caniveau, où « nous sommes tous », affirme Oscar Wilde, « mais certains regardent vers les étoiles ». Il marquait une frontière, entre le piéton, dit usager faible, et les voitures, bus et trams qui monopolisent la rue. Mais force est de constater qu’il devient une variable d’ajustement, envahi par les boites de dérivation, par des consoles d’achat, par les voitures qui l’occupent sans vergogne : il a pu servir d’espace alternatif pour les restaurants et cafés lors de la crise covid. Ajustement, mais aussi envahissement, par les trottinettes, les rollers, les parents de famille qui y circulent à vélo en protégeant heureusement les jeunes apprentis-cyclistes.
Le trottoir reste l’âme de la rue, son principe spirituel, c’est lui qui fabrique de la reliance, entre étrangers qui croisent des visages et se rendent crédibles en face des inconnus. Et la rue avec trottoirs est l’âme de la ville, les fenêtres du rez-de-chaussée sont les yeux de cette âme urbaine. Çatal Höyük, en Turquie, sans doute un des premiers établissements urbains, vers 7 000 av. J.-C., une cité sans rues et trottoirs, l’accès et la déambulation s’effectuaient par les toits. Ville imprenable ?
Et la ville est prenable quand elle est tissée de rues, mais pas de ruelles. Dans les ruelles, bout la populace, l’émeutière qui épouvantait les urbanistes à la solde de Napoléon le petit. Hausmann, le baron, traça de grands boulevards parisiens bien dégagés pour les canons en enfilade et les lignes de cavaliers ; les urbanistes, peu soucieux des massacres, ajoutent qu’il articulait la ville. Les communards déshabillèrent les trottoirs, sous les pavés, leur plage. Ils posaient, fièrement, pour le photographe, debout, quelques heures avant de mourir, sur les barricades faites d’amas de pavés.
Quand la neige tombe, les riverains sont responsables. Et voilà des civiques, mes deux voisins, on s’y met pour déneiger le trottoir avec pelles et racloirs, un peu anti-écologiques, avec du sel, mais nous sortons de notre confort pour la santé des autres.
Me vient, pour clore, ce souvenir bouleversant : j’arpente un soir le grand boulevard de Chennai, la métropole universitaire de l’Inde. Allongés sur le trottoir, des morts vivants, à côté d’eux, un barbier qui pratique son métier, des conducteurs de rickshaw qui dorment sur leur machine, un brahmane qui mendie, des échoppes où se vendent des crêpes faméliques, une statue de Ganesh vénérée qui obstrue le passage, un homme défèque dans un coin, d’autres jouent aux cartes, des câbles électriques qui pendent et serpentent à même le sol. Le trottoir me montrait la diversité du monde et par contraste, sa vérité multiple, nous, occidentaux, enfermés dans notre alarmante certitude cartésienne, confrontés à l’âme d’un peuple qui se révèle sur le trottoir où déambulent, vivent et survivent la foule des êtres humains.
>>> Lire notre article : Le parcours de combattante d’une piétonne
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; « Leaking colors », photo prise en juillet 2014 par Michał Koralewski.)