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« Il y a trop de livreurs ! »

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Novembre 2020 : le (re)confinement accentue la concurrence entre livreurs, dont les conditions de travail se dégradent.

Ce texte de la « chronique sociale » de Mateo Alaluf a paru dans notre n°114 (décembre 2020).

La crise sanitaire aura marqué le triomphe des industries numériques et accéléré la montée du capitalisme de plateformes[1.« Beaucoup font 60 heures par semaine, dont 30 heures à attendre » : concurrence totale entre Deliveroo et Uber Eats pendant le reconfinement », Le Monde, 6/11/2020.]. Le télétravail a pris le dessus sur le « présentiel » au bureau, et les livraisons par coursier sur les boutiques et restaurants. La gestion à distance avait déjà permis d’externaliser et « alléger » considérablement les entreprises industrielles. Amazon qui enregistre des bénéfices colossaux est apparu, avec le confinement des commerces, comme le symbole de l’hyperpuissance des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui bouleversent les équilibres économiques. « La distanciation physique », au coeur du nouveau modèle productif, permet désormais au capital de gérer les salariés à distance tout en intensifiant l’exploitation du travail.

L’offensive des multinationales du numérique a pour effet le déclin de l’économie traditionnelle. Les salariés subissent le chômage partiel et les licenciements, le petit commerce, la restauration, l’hébergement, la culture, et l’événementiel ne peuvent plus travailler et, malgré le droit passerelle et les aides d’urgence, le nombre des faillites et des personnes dépendant d’une aide alimentaire augmente. Les travailleurs les plus vulnérables sont aussi privés d’accès à l’emploi (intérim effondré, petits boulots asséchés, sans parler du travail informel et au noir). Il ne reste bien souvent pour ceux-ci que les plateformes de livraison qui ont le vent en poupe.

Un cri se fait pourtant entendre parmi les travailleurs des plateformes : « trop de livreurs ! ». Les revenus des livreurs – Deliveroo, Uber Eats, etc. – se dégradent. Avec les confinements, les plateformes renforcent le nombre de « restaurants partenaires » et celui des livreurs. Ceux-ci se retrouvent alors en sureffectif, les courses pour chaque livreur se raréfient, leurs revenus baissent et le nombre de travailleurs disponibles pour les plateformes augmente. La concurrence accrue permet ainsi la précarisation orchestrée des livreurs.

Les emplois créés dans le numérique compensent-ils ceux détruits par la désarticulation des activités traditionnelles ? La perte massive d’emplois salariés en raison de la crise sanitaire va pousser encore plus de travailleurs vers le statut d’indépendant. Mais les emplois de la « gig economy » (nom donné aux États-Unis à l’économie des petits boulots), bien que dépendants des plateformes et subordonnés à ses logiciels, sont considérés comme indépendants et ne bénéficient donc pas des protections de l’emploi salarié.

La gestion à distance des activités économiques rendue possible par la numérisation permet au capital d’exploiter le travail tout en faisant l’économie du coût que représente l’entreprise. Désormais, des centaines de milliers de salariés, ubérisés, livreurs, traducteurs, consultants, aides ménagères, soignantes… œuvrent en dehors du cadre de l’entreprise. L’entreprise n’est donc plus un lieu central de décision mais le travail reste déterminant pour assurer les profits des actionnaires. Pour augmenter les revenus du capital il suffit, en convertissant les salariés au statut d’indépendant, de rogner, ou mieux de supprimer, les protections de l’emploi. Aucun gouvernement n’a osé jusqu’ici réguler les plateformes numériques, instruments de l’abaissement du coût du travail. N’est-il pas temps de rejoindre les travailleurs « plateformisés » dans leur lutte pour le statut de salarié et le contrôle des données qui régissent leurs conditions de travail ?