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Monarchie : le débat n’aura pas lieu

Entre les militants républicains radicaux et les monarchistes philosophiques prêts à monter sur les barricades, que pensent la majorité des Belges? Question politique et symbolique.

Quand l’équipe qui préparait «Lieu Public» se demanda quel thème aborder pour inaugurer ce nouveau rendez-vous télévisuel, la monarchie s’imposa naturellement. On tenait là un sujet à la fois grand public et portant sur des enjeux politiques, susceptible de rassembler, dans un grand brassage démocratique, la «Belgique d’en haut» et celle d’«en bas». On se souvient à quel point le résultat fut affligeant. À côté de quelques personnes très dignes qui essayèrent d’argumenter, on eut droit à toute la collection des postures attendues: un président du Sénat qu’on sait très attaché aux ors du protocole, quelques échantillons d’un prétendu peuple profond pétri de dévotion royaliste et l’un ou l’autre sans-culotte en mal de guillotine. De débat, il n’y eut guère. Car ne se retrouvaient là que des militants républicains radicaux et des monarchistes philosophiques prêts à monter sur les barricades. Soit, de part et d’autre, de petites minorités qui s’affrontent régulièrement dans l’indifférence générale. Entre les deux, que pense la majorité? S’agissant du peuple, les festivités à répétition autour des fiançailles, du mariage et de la paternité de l’héritier de la couronne n’auront témoigné ni de sa ferveur, ni de son désintérêt. On s’est cantonné dans un moyen terme bon enfant qui sauva la mise, aidé en cela par un matraquage télévisuel d’un goût douteux. Mais s’agissant des décideurs, des faiseurs d’opinion, y compris pour ce qui concerne la gauche de l’échiquier politique, on peut être plus affirmatif: la majorité est composée de «royalistes par défaut», même si, parmi eux, on ne trouvera personne pour affirmer que la monarchie est le régime le plus conforme à l’idéal démocratique. Et de fait, ni Ecolo, qui inaugura la mode des débats citoyens avec ses «états généraux de l’écologie politique», ni le PS, qui aura organisé en un an 264 «ateliers du progrès», n’auront abordé une seule fois la question du régime — soit l’alternative «monarchie ou république» — dans leurs exercices de démocratie participative qui avaient pourtant l’ambition de passer en revue toutes les questions de société. Manifestement, pour eux, la question est «irrelevante», comme disent les Anglais. Ceux qui s’en offusquent ne restent-ils pas prisonniers d’une vision linéaire de l’histoire, où l’humanité se libérerait progressivement des ténèbres pour s’ouvrir à la lumière sous les auspices du Progrès et de la Raison? Il n’est déjà pas facile de comprendre pourquoi, dans de nombreuses sociétés du Sud, la roue de l’histoire semble parfois tourner à l’envers. Alors, comment apprécier le fait que la monarchie fasse obstinément partie du paysage dans quelques-unes des sociétés européennes les plus évoluées sur le plan démocratique: la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Danemark, la Suède, la Norvège et l’Espagne? Soit, à cette dernière exception près, toute l’Europe du Nord, terre d’élection des droits humains et de la libération des moeurs, de la social-démocratie et de l’Etat providence. Dans ces pays qui n’ont connu ni révolutions ni dictatures, la monarchie a su accompagner en s’adaptant toutes les mutations sociétales qu’elle a, d’une certaine manière, sanctifiées au nom de la parcelle de sacré dont l’histoire l’a faite dépositaire. Dans ces conditions, la revendication républicaine ne saurait apparaître que comme une lubie, à laquelle en effet bien peu succombent. Mais en Belgique, la monarchie, c’est à la fois plus et moins. Plus car, dans cet Etat composite fait de Communautés et de Régions dont personne ne peut affirmer jusqu’à quel point elles ont le désir de partager une existence institutionnelle commune, le roi personnifie l’existence d’un point limite: pour qu’il existe, il faut que subsiste une manière de Belgique. Même s’il est intellectuellement possible de s’afficher républicain sans remettre en cause l’actuel cadre fédéral, il ne faut pas s’étonner que la contestation de la monarchie se manifeste surtout au sein des courants les plus autonomistes, qu’ils soient wallons ou flamands. Par contre, pour de nombreux partisans progressistes du maintien d’un Etat belge consistant, l’institution monarchique agit comme un antidote aux poussées nationalistes dont le danger s’affirme à nouveau un peu partout en Europe. Moins car la monarchie belge est sans doute la dernière à avoir accepté de n’être qu’un ornement décoratif, qu’on peut éventuellement juger utile ou nécessaire, couronnant un système démocratique comme une cerise sur un gâteau. Là où les autres monarchies constitutionnelles ont épousé leurs sociétés, la nôtre est longtemps restée figée dans une position qui fut d’avant-garde en 1830 mais qui n’a pas beaucoup évolué depuis. Il lui reste une culture d’ancien régime qui se manifeste essentiellement par un militantisme philosophique dont elle commence seulement à se défaire. Mais cet espace lui est concédé par un système hybride qui contraint le roi à contresigner des propositions gouvernementales qu’il ne partage pas nécessairement, ce qui n’est ni digne ni confortable et pour le gouvernement et pour le roi. Mais le débat n’aura pas lieu. Le désintérêt des politologues suggère que la question royale a cessé d’être une question politique pour devenir une question symbolique. Et le propre de la fonction symbolique, c’est qu’elle ne résiste pas à être totalement dévoilée. Pourtant, la dynastie belge doit encore évoluer et rattraper le temps perdu pour se conformer à l’image des autres monarchies bourgeoises et consensuelles d’Europe du Nord. Cette évolution se fera, sans doute sans grand tapage. Le paradoxe, c’est qu’elle dépendra largement de l’énergie qu’y auront mise des républicains de conviction, comme il en existe tout de même quelques-uns dans le monde politique. Car ce sont les seuls qui ne se satisfont pas du statu quo sous le prétexte, peu contestable pourtant, qu’il y a des choses plus urgentes à faire.