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La délibération politique à l’ère du digital

© L. Gouttenoire/CITIA
Les « réseaux sociaux » sont devenus des acteurs à part entière, si pas dominants, du paysage médiatique. Leur influence sur les débats publics est-elle néfaste ou, au contraire, salutaire ? Un peu des deux…

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

À Laurence DBS.

Pas une semaine ne se passe sans que ne soit révélée une polémique sur les réseaux sociaux, un débat qui agite « la toile », ou une déclaration importante d’un chef d’État sur Twitter. Hier Donald Trump en avait fait son terrain médiatique favori, aujourd’hui, à l’heure où des bombes détruisent l’Ukraine, son président, Volodymyr Zelensky, donne des nouvelles régulières du front sur Facebook. À n’en plus douter, les réseaux sociaux sont devenus un pan important de la vie démocratique, comme en témoignent les nouveaux cours de Digital politics que beaucoup d’universités proposent de nos jours à leurs étudiants.

Cette vie démocratique à l’ère du digital propose une délibération politique particulière. Quel est le sens de ce processus au regard des concepts de cyberviolence et de cyberharcèlement mis en lumière par une abondante littérature scientifique ? Plus précisément, comment la délibération politique peut-elle optimiser notre vie démocratique ? Cette contribution se veut interdisciplinaire, au carrefour des littératures politologiques, psychologiques et des sciences de la communication. Elle se veut enfin nécessairement introductive et limitée à l’espace de ce texte.

Il semble nécessaire en premier lieu de situer ce phénomène dans l’histoire des médias. En effet, c’est loin d’être la première fois que l’émergence d’un nouvel espace médiatique suscite l’inquiétude des observateurs. Ensuite, trois cas de cyberviolence à l’égard d’humoristes serviront de courte partie plus empirique : ils nous enseignent beaucoup d’éléments sur le fonctionnement délibératif des réseaux sociaux. Enfin, d’importants théoriciens de la démocratie seront confrontés à cette problématique. Tout au long de ce texte, il s’agira d’identifier les caractéristiques générales du débat public à l’heure du digital.

Les réseaux sociaux dans l’histoire des médias

Il faut d’abord établir que ce que l’on nomme « les réseaux sociaux » est bien une nouvelle forme de consommation des médias. Il y a un aspect à la fois communicationnel et économique qui semble incontournable pour appréhender cet objet d’étude. En s’appuyant sur des ouvrages emblématiques de la trajectoire des médias[1.J.-N. Jeanneney, Une histoire des médias des origines à nos jours (5e édition), Paris, Seuil, 2015, et pour la radio en Belgique, P. Caufriez, Histoire de la radio francophone en Belgique, Bruxelles, Crisp, 2015.], il est possible de brièvement mesurer notre rapport à l’information. Il commence avec l’arrivée de l’imprimerie, le développement de la presse écrite de masse au XIXe s., puis avec le phénomène qui nous intéresse particulièrement, cette habitude de voir dans le média suivant une menace pour le média actuel. La radio a ainsi historiquement été vue comme une concurrence à la presse écrite, la télévision allait supplanter totalement la radio, et enfin les médias digitaux menaceraient toujours aujourd’hui la télévision. Il s’agit là d’un refrain connu, « d’un vieux vin dans une nouvelle bouteille » comme le dit Bérengère Stassin à propos de la violence et cyberviolence dans ses carnets de recherche[2.B. Stassin, « Le cyberharcèlement, un “vieux vin” dans une “nouvelle bouteille” ? », Hypothèses, 11/12/2016.].

Cette anxiété à propos de l’objet de recherche n’est donc pas neuve, elle se traduit en particulier par la récurrente question du pouvoir des médias. Dans son ouvrage de référence, Grégory Derville analyse la longue littérature sur cette question depuis les études fondatrices aux États-Unis de Paul Lazarsfeld en 1945, et s’il y avait un élément à retenir de ceci, c’est que généralement nous donnons trop d’importance au pouvoir des médias[3.G. Derville, Le pouvoir des médias (4e édition), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2017.]. En réalité c’est bien davantage l’utilisateur qui façonne son média que l’inverse. Témoin historique de cette discussion, un ouvrage collectif écrit en 1978, La télévision fait-elle l’élection[4.J. Blumler, R. Cayrol, G. Thoveron, La télévision fait-elle l’élection ?, Presses de Sciences Po, 1978.], a de quoi nous faire réfléchir. Le livre offre un contrepoint idéal pour nuancer nos croyances sur le Brexit, Trump et d’autres récentes élections où les réseaux sociaux sont supposés avoir joué un rôle décisif. En vérité, les observateurs ont toujours exagéré le lien causal de ces nouveaux supports médiatiques comme l’était la télévision en 1978. Cette manière de faire nous informe davantage sur ce que nous projetons sur les réseaux sociaux que sur leurs véritables effets.

Or, il faut surtout se demander : qu’y a-t-il donc de nouveau dans ce débat ? Ici il est intéressant de faire un détour plus interdisciplinaire par l’économie et la psychologie. Les médias sont bien sûr des espaces économiques où des annonceurs font des profits grâce à la valorisation de leur espace médiatique en termes d’audience. Or, ce que les réseaux sociaux offrent va bien au-delà du nombre de lecteurs d’un journal traditionnel, ou du nombre d’auditeurs d’une station radio. Dans le marché « biface[5.M. Bassoni et A. Joux, Introduction à l’économie des médias, Paris, Armand Colin, 2014.] » où les médias s’adressent tant à leurs lecteurs qu’à leurs annonceurs, les réseaux sociaux offrent la particularité de voir les utilisateurs eux-mêmes dévoiler leur demande de consommation. Parce que nous livrons à Twitter, Facebook et autres nos préférences, nous montrons nos goûts et nous permettons aux annonceurs de façonner leur offre pour qu’elle s’adapte parfaitement à nos souhaits. Les médias l’ont bien compris et nous proposent de plus en plus du contenu « suggéré ». Le nouveau site web « RTBF info » avec la page « Mon choix » suit d’ailleurs complètement cette tendance. Cela nous permet d’identifier une première caractéristique de l’espace délibératif à l’ère digitale : c’est un espace façonné par les algorithmes où la question d’une confrontation avec l’altérité se pose, le lecteur se trouvant face à tout ce qu’il préfère, chacun faisant du monde qui l’entoure son propre journal.

Un autre phénomène étudié de près, cette fois-ci par la psychologie, est celui de la violence en ligne : le cyberharcèlement, la cyberviolence ou la cyberintimidation constituent désormais un vaste champ de recherche en psychologie sociale. Une équipe de chercheurs a ainsi mis en évidence trois caractéristiques nouvelles de l’intimidation en ligne par rapport aux phénomènes de harcèlements plus traditionnels : l’anonymat de l’agresseur, l’invisibilité de la victime que l’agresseur ne voit pas en étant en ligne, l’auditoire qui assiste à ces échanges violents, rendant bien plus dommageables les conséquences pour la victime[6.R. M. Kowalski, G. W. Giumetti, A. M. Schroeder et M. R. Lattaner, “Bullying in the digital age: a critical review and meta-analysis of cyberbullying research among youth”, Psychological bulletin, 140 (4), 2014, p. 1073-1137.]. Cette approche psychologique permet de montrer une deuxième caractéristique : le rapport à la violence. Elle mesure donc la qualité de l’échange délibératif à l’ère digitale. Parce qu’il y a anonymat, invisibilité et auditoire relayant les intimidations par partage ou retweet, l’échange peut prendre une forme violente.

Penser les réseaux sociaux dans une perspective historique nous permet dès lors de bien comprendre les enjeux démocratiques du débat. Il s’agit sans doute moins de s’inquiéter du pouvoir des réseaux sociaux sur l’échiquier politique, parce que cette crainte est en réalité une vieille comptine, mais plutôt de prendre la mesure de la nouveauté de ce média : un média où chacun lit le monde qu’il « choisit » et où les échanges avec l’altérité prennent des formes violentes.

Diviser par le rire

Les humoristes constituent un exemple intéressant pour réfléchir à ces questions. Ils ont la particularité d’être des célébrités, ce qui les éloigne des victimes isolées, mais ils permettent de faire intervenir un aspect normatif du discours dans ce débat : la définition du permis et de l’interdit. L’humour a vocation à transgresser cette ligne et à rassembler, mais comme vont nous le montrer les trois exemples suivants, il entraîne parfois une division des opinions sur la toile et contraint alors une autorité à intervenir. Dans ces trois cas, la question de l’identité de cette autorité et des modalités de son intervention fera apparaître une troisième caractéristique de la délibération à l’ère numérique : l’espace de régulation des termes du débat.

Case study n°1 :
Constance et le génocide rwandais

Le 7 avril 2020, Constance, humoriste dans l’émission Par Jupiter, glisse dans sa chronique qu’elle ne fera pas des blagues sur le génocide rwandais : « Va faire des blagues sur des gens qui vivaient ensemble depuis des années et qui soudain se sont mis à se découper à la machette entre voisins », voilant par ses propos le génocide des Tutsis. Cette phrase a suscité une gigantesque polémique qui est relatée avec grande transparence par France Inter[7. Voir l’article « Les rendez-vous de la médiatrice » du 10 avril 2020]. Le journal Libération en a tiré un article acerbe sur « le virus de l’ignorance »[8.M. Malagardis, « Constance, le Rwanda et le virus de l’ignorance », Libération, 11 avril 2020.] de l’humoriste. Le lecteur peut trouver en référence toutes les informations sur cette polémique. Ce qui nous intéresse ici c’est de voir comment les responsables de la radio et de l’émission sont intervenus pour réguler le différend. La directrice de France Inter et la présentatrice de l’émission, Charline Vanhoenacker, ont pris la parole pour présenter leurs excuses, tout en couvrant l’humoriste. La vidéo du sketch est aujourd’hui toujours en ligne, et présente dans sa description la présente polémique.

Case study n°2 :
Xavier Gorce et sa démission du journal Le Monde

Le 19 janvier 2021, le caricaturiste Xavier Gorce a fait paraître dans le journal Le Monde un dessin qui a fait polémique sur les victimes d’actes incestueux. Secoué par la vive polémique que cela a suscitée, le journal a reconnu « une erreur » et a présenté « ses excuses »[9.G. Van Kote, « Nos explications sur le départ de Xavier Gorce du Monde », 23 janvier 2021. ]. Xavier Gorce a ensuite démissionné du Monde pour rejoindre Le Point, prétextant une fausse censure, il a également publié un ouvrage critiquant, avec ici plus de justesse, le pouvoir des réseaux sociaux dans la décision de la rédaction. La régulation a engendré ici un conflit et un départ du satiriste.

Case study n°3 :
Artus de Tiktok à Instagram

Tout récemment, l’humoriste Artus avait créé un compte sur le réseau social Tiktok, très prisé par les jeunes. Ses vidéos aspiraient à faire de l’humour sur et avec les personnes en situation de handicap. L’enjeu était également de récolter des fonds pour l’association Handicap International. Cas très particulier ici, ce sont les modérateurs du réseau social qui ont censuré (le mot est correct ici) les sketches. L’humoriste a alors annoncé avec fracas la suppression de son compte et poursuit ses activités sur Instagram[11. M. Rangin, « Pourquoi Artus quitte Tiktok quelques semaines après y avoir créé un compte », BFMTV, 3 mars 2022.].

Ces trois cas d’étude montrent comment la régulation s’effectue sur la parole publique au sein des réseaux sociaux. Parfois transparente comme sur France Inter, parfois utilisé à des fins stratégiques comme pour Xavier Gorce qui a volontairement amplifié la polémique pour se rapprocher d’un autre journal, parfois réglé directement par les plateformes, ce qui rappelle la suppression du compte Twitter de Donald Trump, la régulation de la parole publique demeure une troisième grande caractéristique de la construction de la délibération sur les réseaux sociaux. Ces trois cas montrent une large diversité des approches dans une ère qui cherche encore des outils homogènes pour traiter cette question.

La délibération politique dans un monde digitalisé

En sciences politiques, une littérature abondante s’intéresse aujourd’hui à la démocratie à l’ère numérique. Cette littérature n’est pas toujours la plus optimiste. En France, l’historien Pierre Rosanvallon a largement étudié un phénomène de défiance démocratique, allant jusqu’au populisme contemporain[12.Lire P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006 et, du même auteur, Le siècle du populisme : histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020. ]. Son œuvre monumentale permet de comprendre les mouvements dits « contre-démocratiques », « de politiques négatives » ou « d’im­po­li­tiques » selon les concepts féconds qui se dégagent de ses travaux. Il s’agit de comprendre un phénomène global de défiance démocratique remarquée par des indicateurs plus explicites comme l’abstention électorale, ou la montée persistante en Europe occidentale des partis d’extrême droite. Ce phénomène est ensuite associé à la digitalisation générale des activités humaines et les réseaux sociaux sont ainsi critiqués pour pervertir le débat démocratique et accentuer cette tendance globale.

Un exemple très actuel de cette discussion se trouve dans l’émergence des fake news sur le web. Dans son essai emblématique sur cette question, le sociologue Gérald Bronner livre un véritable réquisitoire contre le web estimant qu’un accès plus important aux informations donne en réalité un résultat néfaste pour la société. Cette dernière serait atteinte « d’avarice mentale » et s’inscrirait dans une « démocratie des crédules » où le web deviendrait la seule source d’information fiable aux yeux d’un certain nombre de citoyens[13.G. Bronner, La démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013.]. Des travaux récents ont aussi étudié cette question lors de la pandémie de covid-19 où les théories complotistes sont devenues parfois, c’est le cas de le dire, virales sur les réseaux sociaux[14. P. Claessens, « Virus et viralité, une pandémie conspirationniste ? », We-Search journal, n° 4, 2021, p. 8-19.].

Si cette vision est largement partagée par un certain « sens commun », elle reste cependant de mon point de vue insatisfaisante intellectuellement. Les réseaux sociaux participent en réalité davantage à une e-democracy qui a l’énorme potentiel de proposer une large participation politique, une perte de monopole de l’information par les gouvernements et une potentialité infinie pour la société civile de se mobiliser. Les réseaux sociaux ont ainsi permis la montée en puissance des organisations non gouvernementales et d’autres mouvements d’émancipation comme #Metoo ou #Blacklivesmatter. Une synthèse attentive de la littérature globale et aussi plus anglo-saxonne démontre l’immense potentiel de cette délibération digitale dont on ne peut nier la force de réaction comme en ce moment où la Russie, à l’heure d’écrire ces lignes, voit sa légitimité contestée par une partie du monde. Bien sûr, les réseaux sociaux foisonnent de dérives complotistes, mais comme le dit magnifiquement Andrew Heywood dans son Politics, le monde politique a toujours entretenu « une relation inconfortable » vis-à-vis de la vérité. Dit autrement, cela signifie que le complotisme n’a pas attendu les réseaux sociaux pour exister et fragiliser le débat démocratique[15.Voir notamment notre entretien avec J. Jamin et M. Peltier, « Complotisme : dépolitiser le débat à tout prix », Politique, n°115, avril 2021. (NDLR)]. Accuser les réseaux sociaux d’en être la cause revient à commettre une erreur historique.

La délibération politique à l’ère du digital peut s’appuyer sur ce large auditoire qui rend tellement violentes les réactions de la toile. C’est sur cet auditoire populaire que la psychologie a construit ses recherches sur la cyberviolence. Pour nos démocraties, il s’agit pourtant d’un atout à condition de parvenir à sortir les individus de leurs chaînes algorithmiques (caractéristique n° 1), de parvenir à construire un espace de confrontations non violent (caractéristique n° 2). Tout cela repose finalement sur l’élément le plus fondamental mis en évidence par la petite analyse de cas sur les humoristes : la qualité de la régulation (caractéristique n° 3) : comment les pouvoirs publics vont-ils parvenir à réguler cet espace délibératif ? Comment éviter de privatiser cette régulation comme lorsque Twitter ou Tiktok décident seuls de ce qui peut ou non exister dans l’espace médiatique ? Comment l’État peut-il intervenir dans cette économie des médias sociaux pour casser cette chaîne algorithmique et parvenir à créer un espace pluraliste, en contact avec l’altérité et profondément délibératif ? La délibération politique à l’ère du digital est entre nos mains, si elle se mue en un bien commun, elle a toutes les chances de pouvoir enrichir nos sociétés démocratiques.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; émission spéciale de « Si tu écoutes, j’annule tout » le 16 juin 2017, prise par L. Gouttenoire pour le Festival d’Annecy.)