Retour aux articles →

La gratuité scolaire : pour tout le monde ou en option ?

“La gratuité scolaire ne sera pas remise en cause”, assuraient Elisabeth Degryse et Valérie Glatigny en cette rentrée scolaire 2024. Pourtant, une série de décisions de la ministre de l’Éducation inquiètent les défenseurs des droits des enfants et de leurs parents. Il semble donc nécessaire de retracer les origines de ce droit assuré à chaque enfant en Belgique, indépendamment de sa situation familiale, avant de présenter les derniers développements, et d’expliciter les craintes quant aux projets futurs de ce gouvernement : transformer la gratuité pour tous et toutes en une sorte d’aide sociale réservée à certain·es. Ce projet constituerait un recul de près de 70 ans.

C’est en 1914 que, pour la première fois, une loi belge déclare l’enseignement obligatoire et gratuit pour chaque enfant. C’est en réalité trois décisions parallèles qui ont construit les fondamentaux de notre école publique : le même jour, on a voté l’interdiction du travail des enfants, l’obligation scolaire pour tous et, comme corollaire, la gratuité de l’école. Si on interdisait aux enfants de travailler et qu’on les obligeait à aller à l’école, on n’allait pas, en plus, demander à leurs parents de financer une seconde fois l’école, que leurs contributions fiscales payaient déjà. En 1914, l’enseignement devient ainsi obligatoire et gratuit jusqu’à l’âge de 14 ans.

L’avènement d’une école obligatoire et gratuite pour tous, vieille revendication des libéraux progressistes, n’a pourtant, alors, pas fait l’objet d’un consensus. C’est un gouvernement… catholique (Charles de Brocqueville) qui a mis en place cette loi, portée par Prosper Poullet. A l’époque, le parti ouvrier belge (POB) avait même quitté le Parlement en signe de protestation. L’école publique communale (organisée par l’État), et qui était principalement à destination des plus pauvres, était en effet déjà soumise à la gratuité. Et le corolaire de la gratuité de l’école obligatoire pour tous, c’était le financement de toutes les écoles, publiques comme privées (confessionnelles) par l’État. 

Pour la petite histoire, dès 1914, les socialistes demandent d’associer à la gratuité scolaire celle des repas, mais ne l’obtiennent pas. Un siècle plus tard, cette question est toujours d’actualité : le ministre Frédéric Daerden (Parti socialiste, PS) a ainsi mis en place, en 2023, le premier cadre décrétal permettant le financement de repas gratuits, mais ce système ne fonctionne que par appels à projets, à partir d’une enveloppe fermée limitée, et dans les écoles fondamentales concentrant les élèves les plus précaires.

A partir de 1914, l’accès à l’enseignement est donc théoriquement gratuit. Et les fournitures et manuels, nécessaires pour l’exercice de l’obligation scolaire ? La fin de la deuxième guerre scolaire permettra de résoudre cette question. En 1958, sous l’égide de Gaston Eyskens, Premier ministre catholique, le Pacte scolaire est négocié et adopté entre partis catholique, socialiste et libéral. L’un de ses engagements est de réaffirmer la gratuité scolaire pour tous et toutes, laquelle s’étend aux manuels et fournitures. La gratuité scolaire pour tous devient alors l’objet d’un consensus général, soutenu par l’ensemble des partis politiques. Depuis, la loi affecte expressément les dotations des établissements à la distribution gratuite de manuels et de fournitures scolaires aux élèves soumis à l’obligation scolaire. Depuis près de 70 ans donc, la loi belge prévoit que la distribution du matériel de base nécessaire aux apprentissages relève de la compétence des écoles…

Ce lien systématique fait entre obligation scolaire et gratuité de l’instruction est encore confirmé en 1983, sous le gouvernement Martens (catholique-libéral), quand une loi étend l’obligation scolaire à 18 ans (jusque-là, elle se limitait aux deux premières années du secondaire). La loi de 1983, portée donc par un gouvernement de centre-droit, est celle qui, le plus clairement, inclut les fournitures et manuels dans la gratuité scolaire : elle prévoit que “Dans l’enseignement maternel et dans l’enseignement primaire et pour les élèves de l’enseignement secondaire, soumis à l’obligation scolaire à temps plein, les manuels et fournitures scolaires sont distribués gratuitement”. Le ministre catholique qui porte cette loi s’appelle Daniël Coens, père de Joachim Coens, ex-président du CD&V.

Dans les faits cependant, on n’y est pas. Et malgré la lettre de la loi et son esprit, de très nombreuses écoles continuent à demander aux parents de financer directement ou indirectement leur mission de service public, dans l’attentisme et le laissez-faire des pouvoirs publics, qui leur ont pourtant alloué des moyens publics substantiels afin qu’elles respectent leur obligation. Les reculs juridiques les plus importants pour la gratuité arriveront avec le décret “Missions” (1997) de Laurette Onkelinx (PS). Le décret rend légales certaines pratiques de perception de frais scolaires par les écoles, pour les réguler plutôt que les interdire, reculant ainsi sur le droit fondamental des enfants à la gratuité scolaire. 

Si la loi le prévoyait déjà et en particulier, si le Pacte scolaire de 1958 a vu catholiques, socialistes et libéraux défendre et voter ensemble l’école gratuite pour tous, le consensus pour la gratuité scolaire est devenu si important que depuis les années 80, chaque enfant s’est vu consacrer le droit à l’éducation gratuite comme un droit fondamental, à la fois protégé par notre Constitution et par des traités internationaux ayant effet direct en Belgique.

Dans les faits malheureusement, la mise en œuvre concrète de cette gratuité scolaire a toujours été parcellaire. La progression de la gratuité scolaire avait donc été réaffirmée par tous les acteurs de l’enseignement, Pouvoirs organisateurs compris, lors du Pacte pour un enseignement d’excellence porté par Joëlle Milquet. Sa marche avait repris sous l’impulsion du cdH (mise en œuvre de la gratuité des fournitures scolaires en maternelles par Marie-Martine Schyns), puis du PS (extension progressive du mécanisme aux premières années du primaire par Caroline Désir)… jusqu’à cet été.

La ministre Glatigny veut-elle remettre en cause la gratuité scolaire ?

En octobre, le gouvernement MR-Engagés a décidé de geler au niveau de la troisième primaire la progression de ce dispositif assurant la gestion par les écoles de la distribution du petit matériel scolaire nécessaire à l’acquisition des apprentissages de base. De ce fait,concrètement, chaque année, les parents de 56 000 enfants perdront le bénéfice du dispositif dès la fin de la 3e année primaire. Leur facture de rentrée scolaire augmentera d’une centaine d’euros quand leurs enfants s’inscriront en 4e. 

Parallèlement, une inspection des frais scolaires avait été organisée pour vérifier l’application de la législation limitant les frais scolaires dans les écoles (laquelle est déjà une entorse au principe de gratuité totale). Mais la Ministre Glatigny a suspendu ces vérifications à la rentrée d’aout 2024 et à ce jour, aucun contrôle n’a repris.

La réalité de terrain pourtant montre une toute autre situation, sans parler même du fait que 2 parents sur 3 en Fédération Wallonie-Bruxelles déclarent vivre des difficultés financières en raison du coût de l’école. La plus large évaluation jamais faite de la gratuité scolaire est parue début 2025. Cette étude a montré que, lorsque la loi – à l’encontre du droit fondamental – autorise les écoles à demander des frais scolaires, moyennant certaines garanties données aux parents, 72% des écoles sont en infraction, en ne respectant pas ces garanties prévues dans la législation. En revanche, lorsque la logique n’est pas la perception de frais, mais celle de la gratuité, le schéma s’inverse et les écoles adhèrent massivement. Les conclusions sont donc évidentes : il faut poursuivre et étendre la gratuité scolaire, puisque le mécanisme fonctionne bien ; et il faut contrôler les écoles, pour qu’elles se conforment à la loi.

La gratuité en option : une fausse bonne idée

Est-ce parce que les conclusions de l’évaluation de la gratuité scolaire ne vont pas dans le sens souhaité ? Toujours est-il qu’une deuxième évaluation a été annoncée. Elle est prévue en 2026 – seulement -, et avec un objectif quelque peu différent. La Ministre a en effet décidé de réévaluer le dispositif de gratuité des fournitures scolaires, en l’amalgamant cette fois à l’ensemble des dispositifs d’aide aux familles en difficultés (exemples : bourses d’études, encadrement différencié…). Elle a renommé l’ensemble de ces dispositifs d’aide sociale “mécanismes de gratuité”, alors que la gratuité scolaire n’est pas une aide sociale destinée aux plus précaires, mais un mode de financement intégral de l’enseignement par l’impôt que les parents paient déjà. 

Plusieurs des interventions de la Ministre Glatigny indiquent qu’elle souhaite réfléchir à la possibilité de réserver la distribution du petit matériel scolaire aux seules familles en difficultés financières. Ceci transformerait concrètement la gratuité universelle en une aide sociale réservée à certain·es. Ce projet complexifierait énormément la tâche des écoles. Il engendrerait un sentiment d’arbitraire intolérable, découlant de “l’effet de seuil” généré (“pourquoi la famille Michel devrait-elle bénéficier de son droit fondamental à la gratuité scolaire, mais pas la famille Durant qui gagne 25 euros de plus par mois ?”). Il stigmatiserait les enfants de pauvres qui recevraient les crayons et classeurs de l’État devant leurs condisciples fournis par leurs parents… Et il violerait le droit fondamental. 

Un droit universel pour chaque enfant

La gratuité scolaire est un droit, pour tous les enfants. Chacun y a droit, puisque chaque famille contribue déjà au financement du service public d’enseignement, à proportion de ses capacités financières via l’impôt. Ce n’est donc pas un gel de la gratuité qu’il faut prôner, ni de la réserver à certains enfants plutôt que d’autres. La première des responsabilités de Valérie Glatigny – et celle de son partenaire de gouvernement qui a par ailleurs le portefeuille de la coordination des droits de l’Enfant – c’est de mettre en œuvre les engagements juridiques appelant la Fédération Wallonie-Bruxelles à arriver progressivement à la gratuité complète de l’école.